[Interview] Comment traduire un manga ? Entretien avec Fabien Vautrin

A l’occasion du dernier line-up Soul Eater de la Japan Expo, nous avons rencontré Fabien Vautrin, traducteur du gros du panier Kurokawa : Soul Eater, Full Metal Alchemist, Jésus & Bouddha, Genshinken, et actuellement Silven Spoon et Waltz. Entretien. 

Comment traduire un manga

Journal du Japon : Bonjour, peux-tu m’expliquer ton cursus, ce qui t’a amené ici ?
Fabien Vautrin :
Le cursus scolaire n’a pas forcément d’incidence. J’ai fait de l’informatique et ma dernière année de maîtrise était en imagerie numérique, un peu des mathématiques en fait. Plus qu’utiliser Photoshop, créer des filtres. En parallèle, j’avais un site traitant de jeux vidéo japonais qui s’appelait Sugoï et c’est à cette époque-là que j’ai rencontré pas mal de gens, dont Grégoire Hellot, actuellement directeur de collection chez Kurokawa.

Je devais faire un stage chez Gaming, un magazine qui a périclité juste avant qu’il ne commence… Au final, j’étais à Paris sans avoir grand chose à faire. J’ai donc travaillé pour un magazine qui s’appelait Gamefan. Encore plus hardcore, avec des jeux de baston, toujours japonais et à tendance obscure. Greg cherchait quelqu’un pour faire de la mise en page, il avait aussi besoin d’un adaptateur, parce que les langues d’origines et ciblées étaient demandées. Mon épouse est japonaise, on a formé un binôme, c’est assez courant à Kurokawa. Elle est traductrice et moi je suis l’adaptateur.

Alors quel est ton lien avec le produit fini chez Kuro ? Tu traduis la version japonaise, anglaise ? Tu t’occupes de la maquette ?
Voilà. Ça fait partie de ma monomanie, j’aime bien faire un produit complet. On a eu cette habitude, je me suis retrouvé à faire la traduction avec ma femme, l’adaptation, la maquette. C’est bien, ça met pas mal la pression, une personne avec autant de rôles-clés, et ça s’est mis en place au fur et à mesure. A l’entrée, il y a le volume japonais, et à la sortie, un .pdf en français. Tout le process en fait. Çà permet des choses intéressantes, notamment sur Genshiken, il y a beaucoup de détails dans l’adaptation graphique. Ça permet aussi de faire des bonus, c’est quelque chose qui me passionne, toutes ces références, cet univers des otakus.

Est-ce que tu peux rappeler à ton auditoire la différence entre la localisation* et la traduction ?
La traduction, c’est retranscrire en français le texte d’origine. Il y a pas de réflexion globale, c’est brut. L’adaptation… il y a plusieurs niveaux d’adaptation, c’est avoir une cohérence sur l’ensemble de l’oeuvre mais aussi du sens. Le japonais est une langue très éloignée du français et parfois il manque des bouts. Ça dépends des maisons d’édition mais il faut que les gens ressentent la même chose que les lecteurs japonais. Certaines voudront être plus proches du texte original, quitte à mettre des explications en bas de page du genre « Ok, c’est drôle parce qu’au Japon il y a eu telle émission de télé et bla bla bla… » mais on est en France, et on n’a pas cette culture là !

Les Français doivent rire au même endroit, être tristes au même endroit, il faudrait pas sortir de l’histoire pour comprendre pourquoi ressentir telle ou telle émotion.

@Kaze Manga © Atsushi Ohkubo / SQUARE ENIX Co. Ltd.

 

Ça s’applique dans Soul Eater ? Le début de la série carburait aux références de pop culture, aux groupes de musique…
Un gros travail. Plus sur Not! que sur Soul Eater. Dans ce dernier il y a des choix qui ont du être faits dès le départ pour, comment dire… Réfléchit… Je vais prendre un exemple. Dans Soul Eater, il y a un personnage qui s’appelle Crona.

Ha, ma chérie virtuelle !
Justement ! Tu dis « ma chérie » mais on ne sait pas si c’est un homme ou une femme. Ça fait partie du charme, c’est plus une entité, ça lui ajoute de la bizarrerie. Un peu comme le Grand Dévoreur, Kishin en japonais. Littéralement, dieu démon. Ça ne fait pas peur ! Quand on évoque son nom, on doit être effrayé.

Tu as donc trouvé une astuce qui est de ne jamais utiliser un pronom personnel…
Pas tout à fait. Il y a un ensemble d’astuces. C’est quelque chose qui est très transparent, ça me fait très plaisir de pouvoir l’expliquer. Alors, Crona, on a demandé à l’auteur plusieurs fois et ce n’était pas encore décidé. Peut être que, dans le futur, le personnage allait être genré d’un coup d’un seul. Il y a aussi sa mère, Medusa qui est sensée savoir et qui dit « mon enfant ». Y’a un autre terme très récurrent dans Soul Eater, c’est le terme meister, la personne qui manie les armes. C’est toujours masculin dans la série. Crona est un meister, mais Maka, le personnage principal est aussi un meister, ça pose pas de problème. « Ce meister a fait quelque chose…» le terme fait bouclier et contourne ce petit souci de sexe.

Tu penses qu’il y a une astuce possible pour chaque langue ?
J’espère, parce que ça fait partie du sel de Soul Eater, ce genre de petit détail. Un exemple un peu célèbre de traduction bancale, c’est dans X, de CLAMP. Le japonais, c’est un peu comme l’anglais, le possessif est inversé. « Tu es le… de ma… » ça va pas. Il faut trouver une astuce. La grande force de Kuro, c’est de laisser le temps aux adaptateurs de faire leur travail. Il aura plus de travail, de détachement, y’aura peut-être un dialogue entre lui et le traducteur. Des allers-retours se font, sur les nuances de langages.

Le second, voire troisième degré, c’est pas toujours évident. Dans FullMetal Alchemist (Attention, spoiler, ndlr), on découvre que Selim est un homonculus. Ma femme l’avait deviné assez longtemps en avance, parce qu’il y avait des indices dans sa façon de parler, un « truc homonculus » (fin du spoiler). En prenant juste le texte en soi, c’était indécelable. C’est un exemple qui montre que maîtriser le langage d’origine octroie plus de facilité à voir les ficelles qu’une personne qui apprend ça de manière scolaire.

Le travail se fait à partir de la version japonaise ?
Bien sûr. De toutes façon, ils ne sont pas encore sortis en version américaine, il y a un gros décalage avec nous. Ça n’a pas d’intérêt de partir d’une version anglaise, il y a déjà eu une adaptation, donc déjà des pertes potentielles. Les choses ont changé, il y a trente ans, il y avait moins de personne qui parlaient japonais, peut être qu’Akira en son temps était traduit de l’anglais… Le but de Kuro est de proposer des titres de qualité et aussi respectueux de l’oeuvre originale.

@Kaze Manga © Atsushi Ohkubo / SQUARE ENIX Co. Ltd.

 Qu’est-ce que tu penses du niveau de langue dans les shônens ? Soul Eater est un manga qui se lit assez vite…
Ah, ça dépend du personnage qui apparaît. Si Excalibur est là, il y a de la lecture, ses monologues sont un petit plaisir. Dans Soul Eater, je suis assez content de placer des petits trucs de temps en temps. On peut en faire des tonnes, ça reste dans l’esprit. Le fameux « ‘bécile », c’est une référence au Guignol de François Mitterand. L’adaptation, c’est aussi insérer un peu de sa propre culture. Il y a beaucoup d’expressions, de noms d’attaques, de noms d’armes ou de jeux de mots qu’on doit adapter pour la version française.

Parce qu’en fait, Soul Eater reste un univers fait pour être exporté, assez universel, non ?
Dans la version animée, l’auteur fait référence à la musique, au rock… Je ne suis pas certain qu’ils se disaient, dès le départ, qu’ils allaient faire les choses de manière globale. Ça vient au fur et à mesure, ça. Dans le manga, faire apparaître des démons japonais, faire des références très locales, ça prouve qu’il est attaché à sa propre culture. Azura, c’est un mythe oriental. L’histoire du tribunal des sorcières est inspirée du yokai. Les inspirations sont multiples.

Est-ce que tu as des astuces pour les séries « à problèmes » ou à contraintes ? Je pense à Sayonara Zetsubou Sensei, Medaka Box, Detective Conan
Il faut laisser reposer. J’ai un exemple récent avec Silver Spoon, pas mal de choix ont été fait dès le départ. Typiquement, les gens s’y appellent par leurs prénoms, c’est assez inhabituel. C’est dans un contexte scolaire et on essaie d’en faire une série assez ouverte. Il y a une blague sur les -kun et les -san, les suffixes japonais. On n’a pas ça chez nous. J’a laissé reposé une petite nuit et au final, j’ai juste fait en sorte que le personnage en question soit très très poli. « Aurais-tu l’obligeance de, s’il te plaît… » et du coup ça marche quand même, on garde ce coté respectueux et carré.

Il n’y a pas de règles, ça dépend du problème, on peut aussi revenir plusieurs fois de suite. Ici, le directeur de collection parle très bien japonais et, si y’a un souci, on peut en discuter. C’est bien d’avoir des avis extérieurs et sortir de la boîte, pas hésiter. Dans Soul Eater Not!, c’est dur. Les personnages sont très dynamiques, mais pas très intelligents. Du coup, il faut revenir à l’ouvrage. Il y a plusieurs relectures à plusieurs niveaux, plusieurs passes d’adaptations, je suis proche du produit fini s’il faut retoucher à la dernière minute. 

@Kaze Manga © Atsushi Ohkubo / SQUARE ENIX Co. Ltd.

 Est-ce qu’il y a des œuvres dont tu retiens la traduction, qui t’ont inspirées ou que tu recommandes ?
D’abord GTO, parce que c’est peut-être la première traduction moderne du manga. Pendant très longtemps on a voulu occidentaliser le contexte des séries. « Mais non ! Ça ne se passe pas au Japon ! C’est à Aubervilliers ! » et c’est l’un des premiers à prendre le contre-pied, à être japonisant et ne pas hésiter à mettre un lexique, à encourager les gens à fouiller pour les petits détails, des petites figurines de Kamen Rider, des trucs comme ça. C’était bien adapté au genre et au public. Le traducteur est malheureusement décédé il y a peu de temps mais ses successeurs ont su conserver cette méthodologie.

Plus récemment, j’ai lu Sket Dance, chez Kaze. C’est très bien traduit mais c’est une série à problèmes. Il y a énormément de jeux de mots, ils s’en sont très bien sortis et ça donne une tonne de bonus ! Ils ont conservé ça et c’est du gros travail. Kaze, en général, est très bon en travail d’adaptation.

C’est vrai qu’il est beaucoup plus facile de parler de Soul Eater que de Sayonara Zetsubou Sensei…
Après, est-ce qu’il fallait vraiment le sortir en France ? Des fois, il y a des choses qu’il faut laisser là où elles sont ! (Rires)

C’est vrai que le travail derrière était bon, mais c’est une série beaucoup trop contextualisée dans l’air du temps. Quand on la suit semaine par semaine, c’est un peu la Semaine des Guignols. Des scandales d’actualité, people, politiques…

Donc pour toi, c’est un exemple de bon travail d’adaptation, mais dans le vide ?
Oui, un peu dans le vide, parce que c’est une série qui ne se vend pas, qui aurait pu profiter à d’autres œuvres de sortir.

C’est un peu rhétorique, mais qu’est-ce que tu penses du scantrad ? Est-ce que ça a un impact sur ton boulot ?
Deux choses, effectivement. Sur mon travail, non, parce qu’à ma connaissance Soul Eater n’est pas scantradé en français. Ce n’est pas une menace directe. Silver Spoon, sûrement, mais comme les scantrads sortent de l’anglais, ce serait une mauvaise idée de regarder, ça détourne de l’œuvre de base. C’est pas que je veux ouvrir la boîte de Pandore mais je n’y vois pas d’intérêt.

Les moteurs du scantrad restent l’attente et surtout la gratuité. L’attente et la connaissance. Un vrai fan veut tout de suite savoir ! C’est une monnaie importante. Pour Soul Eater, la fin de la série, on ne sait rien. Ils nous ont dit que ce serait bien, c’est tout, les Japonais sont très attentifs à ce qu’il n’y ai pas de spoil. 

@Kaze Manga © Atsushi Ohkubo / SQUARE ENIX Co. Ltd.

Et qu’est ce que tu penses de la série et des directions qu’elle prend ?
A mon sens, c’est une série qui va de l’avant. Je crois que l’auteur le dit lui-même dans ses préfaces. Il y a peu de flash-backs, par exemple. C’est assez courant dans les shônens, on suit l’action de manière continue. On parle souvent d’arc scénaristique mais dans Soul Eater, c’est un artifice de narration assez peu présent. A part cette coupure vers le volume 16, ça reste temporellement linéaire. Certaines séries n’hésitent pas à faire des sauts entre les époques. Du coup, pour Soul Eater Not! qui est censée se passer un peu avant, j’étais assez étonné qu’ils développent autant de choses dedans. Sous ses airs de série un peu bébête, on a autre chose…

Oui, justement. Not! ne fait pas un peu la « poubelle » du canon original, on dirait qu’il exploite tout ce qu’il n’a pas pu exploiter ?
Ça, l’auteur l’a reconnu lui-même. Quand on crée un manga, on crée un univers. Monsieur Ohkubo avait pensé à toute cette histoire de classification entre les élèves, etc. Une fois que la série était lancée, elle ne s’arrête plus. Le coté vie scolaire disparaît très vite de l’action, finalement. Il n’y a plus de pause.

Peut être pas la poubelle, mais pour solidifier l’univers. Est-ce que ça a un grand intérêt, je sais pas, mais ça permet de répondre à quelques questions. L’histoire en elle même, pour le moment, n’a pas l’ampleur de Soul Eater. Mais elle permet de renforcer la cohérence de l’univers. Après, au niveau de l’adaptation, il y a moyen de se faire plaisir. Sur le tome 2, il y a des niveaux de langage rigolos avec l’arrivée des sœurs Thompson. Elles sont encore un peu loubardes, c’était très drôle à adapter, avec des « biatches », des tics de langage.

Un mot de la fin pour nos lecteurs ?
J’espère que les lecteurs ont un peu mieux compris la démarche de traduction des mangas et l’effort de publication. Il y a beaucoup de choix nécessaires et peu sont faits par hasard. Il y a une démarche logique derrière tout, ce n’est pas toujours apparent. J’espère que les gens apprécieront la fin de la version française et qu’ils l’apprécieront jusqu’au bout.

Ok. Merci Fabien !

Vous pouvez retrouver Fabien Vautrin via son « Twitter »:https://twitter.com/_FabV. Idem pour l’actualité des titres Kurokawa, « ici »:https://twitter.com/KuroTweet.

*La localisation est l’équivalent du terme adaptation, mais utilisé dans l’industrie du jeu vidéo.

Merci à Fabien pour sa disponibilité et au staff Kurokawa de la Japan Expo pour sa gentillesse.

Visuels @Kaze Manga © Atsushi Ohkubo / SQUARE ENIX Co. Ltd.

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