La France, la politique et le cinéma : rencontre avec le réalisateur Kōji FUKADA

À l’occasion de la 11e édition du Festival du cinéma japonais contemporain Kinotayo, le réalisateur Kōji FUKADA était particulièrement mis à l’honneur avec la projection en avant-première de son dernier film en date, Harmonium – qui a notamment remporté le Prix du Jury Un Certain Regard au Festival de Cannes – ainsi que de l’inédit Sayonara en compétition officielle.

Journal Du Japon a rencontré le réalisateur pour aborder les questions du cinéma indépendant et de la politique au Japon.

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Journal Du Japon : Bonjour Kōji FUKADA. Si on considère vos films les plus récents, Au Revoir L’Été et Sayonara emportent chacun un message politique très fort. Qu’en est-il de Harmonium, votre dernier film en date, qui vient de sortir en France ?

Kōji FUKADA : Il n’y a pas vraiment de motif politique dans Harmonium comme il y a pu en avoir dans Au Revoir L’Été ou Sayonara. Mais le sujet principal de Harmonium est de décrire la famille japonaise ; et je trouve qu’il y a en fait quelque chose de très politique dans ce sujet là. Au Japon, la forme traditionnelle de la famille persiste encore, et a même la bénédiction du gouvernement. Mon avis sur la question doit transparaître dans le film ; c’est ce qui en fait un film politique selon moi.

 

La déconstruction de la famille n’est pas un thème récent dans le cinéma japonais ; c’est un sujet récurent depuis les années 60 qui continue d’être exploité aujourd’hui. Est-il selon vous toujours important de parler de cette déconstruction, et comment situez-vous votre approche par rapport aux autres films qui abordent le sujet ?

Kōji FUKADA : Ce que je voulais décrire avec Harmonium, ce n’est pas vraiment la déconstruction de la cellule familiale ; c’est plutôt la solitude au sein de celle-ci. C’est vrai qu’il y a beaucoup de films qui ont été réalisés sur le sujet, mais je voulais avoir mon mot à dire là-dessus. Dans la plupart des films qui traitent de la famille japonaise, on en voit l’effondrement comme une tragédie ; à mon avis, c’est idéaliser les relations d’avant l’effondrement. Je ne suis pas d’accord avec cette idée de famille parfaite. Que l’on soit dans un foyer sans problème ou dans une famille dysfonctionnelle, c’est du pareil au même ; tout le monde est seul. Dans Harmonium, au fur et à mesure que le film avance, chaque personnage se rend peu à peu compte de sa propre solitude, qui était là dès le début.

 

À l’occasion de la présentation d’Au Revoir L’Été au Forum des images en 2014, vous déclariez que « les Japonais ne voient pas leurs propres problèmes ». Est-ce que, selon vous, cela joue sur la différence de perception de vos films entre le Japon et l’étranger ?

Kōji FUKADA : Ah j’ai dit ça ? (rires) Mais ça me semble toujours vrai ! Je trouve que comparé à d’autres pays, les Japonais ont une conscience politique moindre.

Une fois, j’ai été invité dans un festival de cinéma en Biélorussie ; depuis plus de vingt ans, ce pays est une dictature. Le peuple est conscient que la dictature est une mauvaise chose, mais comme le pays se porte plutôt bien économiquement et que l’inflation est assez basse, on a l’impression que le peuple accepte cette situation. Au Japon, depuis près d’un demi-siècle, c’est le Parti Libéral-Démocrate qui domine la politique du pays. J’ai l’impression que c’est un peu la même situation entre la Biélorussie et le Japon. Le peuple biélorusse semble dire que malgré la dictature, personne ne saurait mieux gouverner à l’heure qu’il est ; figurez-vous que c’est un propos que l’on entend également très souvent au Japon. En fait, que ce soit dans un pays ou dans l’autre, le peuple a l’impression que voter ne sert à rien ; La preuve, le même dictateur est à la tête de la Biélorussie depuis vingt ans et le même parti gouverne le Japon depuis plus d’un demi-siècle. Par conséquent, un certain intérêt pour la politique s’est perdu au Japon.

 

Tadanobu ASANO dans « Harmonium »

Vous avez une histoire assez intime avec la France ; de par votre présence dans les festivals, mais aussi de par vos influences. Au Revoir L’Été était notamment très rohmérien (en référence au cinéma du réalisateur français Éric ROHMER, ndlr), retrouve-t-on ces influences dans Sayonara et Harmonium ?

Kōji FUKADA : C’est vrai qu’il y a beaucoup d’influences françaises dans mes derniers films. Quand j’étais jeune, je regardais beaucoup de films, et notamment beaucoup de films français ; René CLAIR, François TRUFFAUT, Jean-Luc GODARD et bien sur Éric ROHMER. Du coup, je pense que ces films m’ont construit cinématographiquement. Au Revoir L’Été était un hommage direct au cinéma de ROHMER, donc c’est assez évident, mais je pense que même dans mes autres films l’influence du cinéma français est sous-jacente.

 

Avec Sayonara, vous revenez à un film que vous réalisez mais que vous n’avez pas écrit, puisque c’est une adaptation d’une pièce d’Oriza HIRATA. Comment s’est déroulée cette adaptation et quels sont les liens et différences entre la pièce originale et votre film ?

Kōji FUKADA : Déjà, il y a une grande différence entre le théâtre le cinéma ; le processus de création n’est pas le même et chacun a sa propre grammaire. Je ne pouvais donc pas me contenter de transposer de l’un à l’autre. Au théâtre, il n’y a pas de point de vue de caméra. Pour la caméra, il me fallait un motif principal ; et j’ai choisi ce personnage de femme mourante, qui meurt avec le monde. Je pense que la pièce de HIRATA et mon film cherchent la même universalité, mais la méthode diffère un peu. Et en plus – il faut le dire – la pièce dure quinze minutes et le film dure deux heures. (rires)

 

L’androïde Geminoid F dans « Sayonara »

Vous avez repris dans cette adaptation le concept de l’androïde, qui est d’ailleurs le même que celui de la pièce. Comment se déroule un tournage avec un androïde ?

Kōji FUKADA : En effet ! Elle s’appelle Geminoid F et a été conçue par Hiroshi ISHIGURO. Elle jouait déjà dans la pièce d’Oriza HIRATA avec l’actrice principale du film Bryerly LONG.

Pour ce qui est de la mise en scène, il y a deux façons de diriger l’androïde; on peut soit la téléguider, soit programmer ses répliques et ses gestes à l’avance, et un opérateur sur le plateau contrôle que tout se déroule bien. Pour tourner Sayonara, nous avons choisi la deuxième option.

Nous avons tourné le film en 2014, et heureusement pour moi, il y avait déjà eu cinq ans d’expériences et de recherches sur Geminoid F. Du coup, Bryerly LONG et l’opérateur étaient habitués à travailler avec l’androïde et connaissaient de ce fait les problèmes éventuels qui pouvaient survenir.

 

En tant que réalisateur indépendant, comment vous retrouvez-vous à tourner avec des visages connus du cinéma japonais, comme Fumi NIKAIDO dans Au Revoir L’Été ou Tadanobu ASANO dans Harmonium ?

Kōji FUKADA : Pour commencer, c’est vrai que je suis plutôt dans ce qu’on appelle le cinéma indépendant, avec bien évidemment le budget qui va avec (rires). D’ailleurs, le cinéma indépendant japonais a un budget très faible si on compare avec le budget moyen du cinéma indépendant français par exemple.

Pour ce qui est de Fumi NIKAIDO et Tadanobu ASANO, ils se sont respectivement  intéressés à ces projets de films dès le scénario. Ils ont été très coopératifs et nous ont beaucoup aidé sur le tournage. Après, je ne les traite pas différemment des autres acteurs parce que ce sont des stars. Je demande à mes acteurs de ne surtout pas jouer seuls et de communiquer avec les autres comédiens face à la caméra ; et ils ont tous réussi à travailler de cette façon.

Pour moi, la mise en scène commence dès l’écriture du scénario ; donc que ce soit quelqu’un de connu ou non, ça ne change rien. Cependant, j’ai toujours une idée en tête. Le scénario d’Au Revoir L’Été a été écrit pour Fumi NIKAIDO. C’est un peu la même chose pour Harmonium, j’avais clairement en tête Mariko TSUTSUI, Kanji FURUTACHI et Taiga pour interpréter les trois rôles principaux du film. Pour ce qui est de Tadanobu ASANO, il est arrivé plus tard dans l’écriture du scénario. Je me suis simplement demandé qui pourrait être cet étrange personnage qui débarque au sein de cette famille. Pour Sayonara, c’est encore plus simple : j’ai repris l’actrice et l’androïde de la pièce. (rires)

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L’androïde Geminoid F et l’actrice Bryerly LONG dans « Sayonara »

 

Quel est votre point de vue sur le paysage du cinéma japonais et quelle est votre réalité du cinéma indépendant au Japon ?

Kōji FUKADA : Je pense qu’il y a de plus en plus de choses intéressantes dans le cinéma japonais. Mais il y a aussi beaucoup de films à très gros budget qui sont produits uniquement pour le marché domestique. C’est également valable pour le cinéma indépendant. Je pense que ça vient du fait que le Japon soit un archipel ; le cinéma japonais ne se soucie pas vraiment du regard des autres.

Un des principaux problèmes du cinéma indépendant japonais, c’est qu’il manque un système qui permettrait aux nouveaux talents d’exercer leur métier. Si on compare à la France ou à la Corée du Sud, le Japon n’aide pas vraiment les jeunes réalisateurs. Par exemple, si on compare les budgets alloués à la culture ; le Japon accorde vingt milliards d’euros alors que la Corée du Sud et la France débloquent respectivement quarante milliards et quatre-vingt milliards d’euros.

Je pense que mes films – comme ceux de Naomi KAWASE, de Hirokazu KORE-EDA ou de Kiyoshi KUROSAWA par exemple – peuvent être considérés comme des films d’auteur ; pas du tout dans le genre d’un film hollywoodien. Mais le système japonais fonctionne comme le schéma des États-Unis ; c’est l’économie qui est au centre et c’est finalement assez difficile pour les réalisateurs indépendants de faire des films.

 

Il y a récemment eu plusieurs coups d’éclats à ce sujet ; on pense notamment au discours de Hirokazu KORE-EDA à l’occasion du Festival International du Film de Tokyo, qui dénonçait la façon dont le gouvernement japonais traite la culture…

Kōji FUKADA : Tout à fait ! Pour rappel, au Japon le cinéma n’est pas géré par l’Agence pour les affaires culturelles, mais par le Ministère de l’économie. On ne peut pas mesurer la valeur du cinéma ou de l’art à sa valeur économique. Et c’est d’autant plus vrai à une échelle contemporaine ; prenez VAN GOGH par exemple, il est mort dans la pauvreté, mais des siècles plus tard ses œuvres rapportent énormément d’argent au Pays-Bas avec le tourisme.

Dans un système comme celui que nous avons au Japon, la culture ne peut malheureusement pas se développer ni se diversifier. Du coup, ça devient même un problème démocratique. Je pense qu’en fait la démocratie japonaise n’est pas tout à fait mûre.

 

Harmonium - Repas - Toshio Yasaka Akie Hotaru - @2016 FUCHI NI TATSU FILM PARTNERS & COMME DES CINEMAS

« Harmonium »

 

Vous parliez justement de Naomi KAWASE, de Hirokazu KORE-EDA et de Kiyoshi KUROSAWA, qui sont en France les superstars du cinéma indépendant japonais et qui – pour assurer leurs productions – sont parfois contraints de réaliser des films de commande. De votre côté, la distribution de vos films dans les salles françaises est encore assez récente puisque cela date d’Au Revoir L’Été. Comment voyez-vous la suite de votre carrière, allez-vous vous ranger du côté de ces mastodontes du cinéma d’auteur japonais ou préférez-vous rester plus indépendant ?

Kōji FUKADA : Je n’espère pas devenir une star (rires), mais le fait qu’il y ait de plus en plus de spectateurs pour mes films en France me donnerait plus de liberté d’expression dans mes films. Bien évidemment, le budget alloué à un film dépend du marché qu’il intéresse. Au Japon, les trois studios qui dominent le marché – la Toho, la Toei et la Shōchiku – ont la plus belle part, ce qui veut dire qu’il ne reste que peu de budget pour le cinéma indépendant. Mais le fait qu’on puisse trouver des financements dans d’autres pays peut aider des cinéastes à réaliser leurs films.

Pour ce qui est des films de commande, si je sens qu’un projet me permet de faire ce que je souhaite, je n’exclue pas l’idée.

 

Sayonara aborde la question du nucléaire, un sujet encore tabou au Japon, comment s’est déroulé la production du film ?

Kōji FUKADA : Comme vous devez vous en douter, ça été difficile de trouver des financements pour le film. On a commencé à chercher des producteurs en 2010. Je suis moi-même producteur, donc ça m’a grandement aidé. Pour faire court, il y a au Japon un système assez unique qu’on appelle les comités de production ; il s’agit de plusieurs producteurs qui se réunissent pour produire des films. Derrière chaque film japonais, il y a un comité de production. Et donc, ayant moi-même une boite de production, je fais partie d’un comité et j’ai pu réunir de bons producteurs pour faire Sayonara. On a très rapidement abandonné l’idée de faire un film commercial (rires) mais le film a finalement reçu un bon accueil critique. Pour ce qui est des spectateurs par contre, ça n’a pas vraiment fait d’émules. Je pense que les gens ont surtout été amusés de voir un androïde jouer dans un film. Du coup, j’espère qu’il y aura plus de monde en salles en France ! (rires)

 

Pour finir, quels sont vos prochains projets ?

Kōji FUKADA : Je vais tourner mon prochain film cet été en Indonésie et ça parlera des jeunes dans ce pays et des jeunes au Japon. Je pense évoquer le parallèle entre le tsunami qui a frappé l’Indonésie et celui de mars 2011 au Japon, mais ce sera beaucoup plus gai que Harmonium (rires). Enfin, comme d’habitude je vais essayer de faire un film que j’aurais envie de voir. J’espère qu’il sera projeté en France et bien sûr en Indonésie.

 

Kōji FUKADA sur le tournage de "Harmonium"

Kōji FUKADA sur le tournage de « Harmonium »

Ce nouveau projet est en quelque sorte le pendant de ce personnage d’Au Revoir L’Été qui quitte le Japon pour faire de l’humanitaire à l’étranger ?

Kōji FUKADA : Ah oui, c’est vrai que le personnage me fait un peu penser à celui de Sakuko dans Au Revoir L’Été. Les deux films n’ont aucun lien direct – le personnage de ce nouveau projet s’appelle Sachiko – mais c’est une comparaison intéressante. (rires)

 

Alors qu’après le succès discret d’Au Revoir L’Été dans l’Hexagone, on désespérait de voir un jour d’autres films de Kōji FUKADA, son prix cannois semble avoir lui ouvert les portes d’une certaine renommée. Après la sortie de Harmonium au début du mois de janvier, Sayonara sera lui aussi distribué en France dans les prochains mois par Survivance. Journal Du Japon ne manquera pas de revenir plus en détails sur ce film inédit au moment de sa sortie.

 

Remerciements à Kōji FUKADA pour son temps et sa disponibilité ainsi qu’à Bertrand CANNAMELA pour avoir rendu cette interview possible et à Megumi KOBAYASHI pour sa précieuse traduction.

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