Perfect Blue : Vertige Mental

Perfect Blue, première réalisation – et premier coup de maître – du regretté Satoshi KON, nous revient depuis quelques semaines avec une magnifique réédition HD éditée par Kazé, ainsi que plusieurs projections cette semaine au Festival du film d’animation d’Annecy. L’occasion de se replonger dans un monument qui n’a rien perdu de son efficacité et de son pouvoir de fascination alors qu’il s’apprête à souffler ses 20 bougies prochainement.

 Perfect_Blue

Résumé : Mima, une chanteuse adulée et extrêmement populaire décide de quitter son groupe pour se vouer à une carrière d’actrice. Alors que cette décision provoque la colère de nombreux fans, elle persiste et accepte un petit rôle dans une série télévisée. L’image sage et édulcorée de l’icône pop est alors écornée lorsque la jeune femme doit jouer des scènes de viol collectif et se dévoile nue dans des photos de charme. Mais un fan semble bien plus virulent et rancunier que les autres. Depuis sa reconversion, d’inquiétants événements entourent Mima et ses proches : des hallucinations, des menaces et pire encore… des meurtres. Sa vie glisse lentement dans un cauchemar et la fiction semble rattraper la réalité : le personnage qu’elle incarne dans la série prend le pas sur elle. Qui est-elle vraiment ?

 

Élargir le champs de possibilité de l’animation

Mine de rien, les années 90 ont été une période faste pour l’animation japonaise en France. Si elle a dû faire face à un véritable embargo sur la télé hertzienne, le grand écran a bénéficié de sorties nationales pour d’un certain nombre de chefs d’œuvre qui ont profondément modifié son image auprès du grand public, et cloué à leur siège les spectateurs de par leur maestria technique mais aussi par leur profondeur et leur orientation résolument adulte. On ne s’étendra pas outre-mesure sur Akira qui ouvre évidemment le bal en 1991, ni sur Ghost In The Shell sorti il y a 20 ans, en 1997 et dont on a récemment beaucoup reparlé, sans oublier non plus la reconnaissance de Miyazaki.

Closant la marche – en compagnie des loups de Jin Roh – en 1999, une œuvre singulière nous parvient sur grand écran par les chemins de traverse, puisque destinée à la base au marché de la vidéo au Japon : c’est Perfect Blue. Elle s’empare d’un thème on-ne-peut-plus éloigné des habituels domaines de prédilection de l’animation japonaise en s’aventurant sur le terrain du thriller psychologique résolument adulte.
Et malgré un budget et une animation bien plus limités que ses illustres prédécesseurs, elle témoigne d’un soin de réalisation et de montage qui la place d’emblée au niveau des meilleurs films live et laisse transparaître la présence au commande d’un véritable auteur-réalisateur en la présence de Satoshi KON.

Des débuts tonitruants

Quand Satoshi KON se voit proposer la réalisation de Perfect Blue sur la recommandation de Katsuhiro OTOMO, avec qui il a déjà collaboré à plusieurs reprises, il est d’abord hésitant. Il n’aime pas le scénario et a été légèrement frustré par son expérience sur le segment Magnetic Rose de l’anime omnibus Memories de ce même OTOMO et le manque de contrôle qu’il avait alors ressenti. Il accepte à la condition de pouvoir remanier le script suivant son envie. La seule contrainte qui lui sera imposée est de conserver 3 éléments : un personnage principal d’idol, l’aspect horrifique et la menace d’un stalker …

N’ayant pourtant encore jamais été à la barre d’un aussi gros projet, on pourrait penser qu’il fait là preuve d’un sacré aplomb. Il n’est pourtant pas un débutant pour autant et s’est déjà fait un nom aussi bien dans le manga que dans l’animation.
S’impliquant directement dans la conception du scénario, il y ajoute deux aspects déterminants : la frontière flou entre réalité et imaginaire, et aussi la présence du film dans le film, avec le drama Double Bind dans lequel Mima fait ses débuts d’actrice et dont l’histoire entre en résonance avec ce que vit Mima, dans une vertigineuse mise en abîme (un aspect récurent chez KON, puisqu’on le retrouve dans Millenium Actress, Paprika et dans le manga Opus). Il ajoute aussi la présence du site internet La Chambre de Mima.

Mima, l'idol de Perfect Blue

Mima, l’idol de Perfect Blue

 

Vertige mental : une histoire de masque plus que de serial killer

C’est moins le thriller que la dimension psychologique qui motive KON. Bien qu’on puisse voir le film comme une puissante charge contre le monde des idols, le fonctionnement de l’industrie japonaise du divertissement et la culture otaku, Satoshi KON s’en défend. Son but avoué est plutôt d’aborder l’entrée dans l’age adulte d’une personne arrivée à maturité et devant alors faire face à l’effondrement de son système de valeur, et au regard que le reste de la société porte sur elle.

Pour reprendre ses propres mots dans une interview réalisée par HK pour la première sortie du film en DVD il y a quinze ans : « il y a un décalage entre l’image que les gens ont de vous et celle que vous-même avez. Au Japon, il est très dur de s’affirmer. Ça demande une grande force de caractère, et beaucoup de gens se contentent de se conformer à l’image que la société a d’eux. Le drame qui naît de ce décalage est illustré dans Perfect Blue. C’est une histoire de masque, au sens de personna. Mima n’est pas encore adulte, elle vivait en portant un masque que les dominants lui ont donné. Elle ne l’a jamais choisi (…). Au fur et à mesure, ce masque ne lui convient plus. Et quand elle choisi elle-même le visage – le masque – qu’elle souhaite avoir, ses fans préfèrent son ancien aspect, s’opposant à sa transformation (…) ».

Mima face à sa propre image

Mima-niac face aux images de son idole

Perfect Blue est donc avant tout la transformation d’un personnage passif et soumis en un individu actif. Lors d’une des premières scènes, Mima répète son texte : « Qui êtes vous ? » Une réplique qui prendra un tout autre sens dans la suite du film, revenant comme un leitmotiv dans différents contextes. Elle semble finalement se poser cette question à elle-même, et finira par y répondre dans le dernier plan du film, dans lequel elle apparaît pour la première fois adulte et en pleine possession de ses moyens.

 

L’oeuvre séminale d’un génie du montage : naissance d’un style

C’est aussi la première fois que KON s’intéresse à un personnage féminin. Un choix d’abord justifié par un impératif commercial mais qui va se révéler libérateur pour l’auteur en lui facilitant l’écriture. En effet, le réalisateur dit trop bien comprendre comprendre les personnages masculins dans lesquels il risque de se projetter à outrance, ce qu’un personnage féminin lui évite. C’est en tout cas pour lui une révélation, et on devra de très beaux et complexes personnages de femme à Satoshi KON tout au long de sa carrière.

A côté de cette profondeur thématique, l’autre aspect qui frappe le spectateur à la vision de Perfect Blue est la maîtrise technique et la créativité qui s’en dégage. La réalisation épouse parfaitement l’identité vacillante de son personnage principal.

Qui est vraiment Mima ?

Qui est vraiment Mima ?

C’est que Satoshi KON est bien moins un amateur d’animation qu’un passionné de cinéma. En tant que cinéphile avide, il a établi sa propre théorie du montage. Il n’aime pas s’embarrasser de longues expositions et transitions et préfère dynamiser sa narration au moyen de match cuts, c’est-à-dire en raccordant des scènes dans des lieux ou des temporalités différentes au moyen de plans dont le contenue, la forme ou le mouvement correspondent (l’exemple le plus célèbre de l’histoire du cinéma étant le passage de la préhistoire à l’époque de la conquête spatiale dans 2001 de Stanley KUBRICK par analogie de forme entre un os lancé en l’air par un singe et une station orbitale).

Au rayon de ses influences, beaucoup ont perçu dans Perfect Blue l’ombre de Dario ARGENTO, Brian DE PALMA et d’HITCHCOCK. En réalité, l’auteur s’exprimera sur ces questions dans une interview parue dans le numéro 12 du légendaire magazine HK en octobre 99 (et republiée dans le passionnant recueil Réponse du Cinéma Japonais Contemporain de Stéphane SARRAZIN, paru chez Lettmotif en 2013). Il n’avait pas vu les giallo d’ARGENTO avant qu’on lui en parle. En ce qui concerne les 2 derniers, ils font certes partie du panthéon de KON, mais si influence il y a, elle est purement inconsciente. Par contre, le réalisateur arbore fièrement deux influences conscientes et réfléchies : L’Antre de la Folie de John CARPENTER pour le traitement des troubles de Mima et le flou qui s’installe entre rêve et réalité, et surtout Abattoir 5 de George Roy HILL pour le montage et la perception aléatoire de l’espace et du temps. Des influences parfaitement digérées et qui n’occultent en aucun cas la personnalité du jeune auteur. Il s’affirme au contraire d’emblée et de manière tonitruante comme l’égal des plus grands réalisateurs de cinéma, ce que ne feront que confirmer ses films (et une série) suivants, à commencer par Millenium Actress qui apparaît comme un pendant lumineux de Perfect Blue dont il reprend les thèmes.

À la vision de ses créations hautement cinématographiques, on se demande naturellement pourquoi Satoshi KON n’a pas sauté le pas du cinéma en prises de vue réelle alors qu’un Mamoru OSHII, un Katsuhiro OTOMO ou un Hideaki ANNO s’y sont essayés. C’est qu’après avoir fait ses preuves dans le manga, il trouva dans l’animation son médium de prédilection, celui qui convenait le mieux à son style de réalisation. En effet, d’après lui, l’animation, en permettant de simplifier l’image et d’éviter une surabondance de détail, permet ce montage plus resserré que la prise de vue réelle qui deviendra sa marque de fabrique.

Perfect Blue

À la redécouverte de Perfect Blue, on se rend bien compte que l’animation est limitée, mais les décors sont extrêmement détaillés (avant de réaliser, KON s’était notamment fait un nom comme directeur artistique en charge des décors sur un certain nombre d’animes dont Roujin Z d’OTOMO) et les choix de réalisation et surtout de montage, instillent au film son ambiance, conférant une véritable profondeur psychologique au personnage de Mima.
Le film s’ouvre sur une séquence de concert alternant de manière complexe différentes temporalités, au moyen des match cuts évoqués plus haut, entre le concert en lui-même avec les tractations antérieures concernant l’avenir de Mima, et le retour après coup de celle-ci dans son quotidien. Le montage participe ainsi de l’impression de confusion psychologique qui habite Mima – dont il nous présente déjà 3 différents visages – et brouille volontairement la compréhension du spectateur.
Les angles de caméra eux-même, plans subjectifs, contre plongées, top shot, très gros plans, plan à travers l’aquarium, abondent, mais jamais de manière gratuite.

Cette première réalisation est donc un véritable manifeste pour Satoshi Kon, la pierre angulaire de son style, puisqu’on va en retrouver des éléments thématiques et stylistiques dans tout le reste de la filmographie du cinéaste, en même temps qu’une œuvre séminale dont l’influence se ressent encore aujourd’hui.

Et les réalisateurs comme les critiques occidentaux ne s’y sont d’ailleurs pas trompés. A commencer par Darren ARONOFSKY qui acheta carrément les droits du films dans l’intention de l’adapter. S’il ne l’a pas fait directement, ils recopiera tel quel certains plans dans Requiem for a Dream, avant d’en reprendre carrément le thème dans Black Swan, dans lequel Natalie PORTMAN incarnera une danseuse étoile en proie au même trouble que Mima alors qu’elle doit s’émanciper et aborder le rôle le plus complexe de sa carrière. Autre grand nom d’Hollywood marqué par l’oeuvre de Satoshi KON : Christopher NOLAN, qui s’est inspiré de Paprika pour son Inception.

Perfect Blue & Requiem for a Dream

Perfect Blue & Requiem for a Dream

Ces dernières années on célèbre l’arrivée à maturité de grand auteurs, tels Makoto SHINKAI et Mamoru HOSODA, souvent désignés de manière un peu abusive comme les nouveaux MIYAZAKI (un héritage bien difficile à porter, d’autant plus que chacun de ses auteurs trace un sillon qui lui est propre). Mais MIYAZAKI est lui bien vivant. Satoshi KON était à n’en point douter un Génie. Le vide qu’il a laissé dans le paysage audiovisuel japonais et mondial n’a hélas toujours pas été comblé, alors que ses œuvres continuent d’être redécouvertes et reconnues. A l’heure où certaines pointures de la japanimation comme Takeshi KOIKE, KAWAJIRI, OTOMO ou OSHII ne donne que rarement signe de vie, on se demande encore qui pourra bien prendre la relève d’une animation adulte, complexe à la réalisation et à l’écriture aussi inspirées.

Alors que le film s’approche de son 20e anniversaire, KAZÉ se fend d’une magnifique réédition HD. Si les quelques bonus d’archive sont appréciés sans être transcendants, le packaging de l’édition collector est magnifique, sans oublier la présence d’un petit art-book et surtout, du story-board dessiné par Satoshi KON. Mais l’intérêt principal de cette réédition, c’est avant tout le magnifique master HD en blu-ray qui permet de redécouvrir le film comme au cinéma ! Un régal pour les yeux comparé à l’ancienne édition DVD vieille de 15 ans qui, malgré d’excellent bonus, accusait le coup en terme de définition.

On se jettera donc dessus avec délectation autant pour (re)découvrir un jalon important de cinéma d’animation, que pour se délecter d’un excellent thriller psychologique dont l’influence se fait encore sentir aujourd’hui ou simplement pour admirer le premier coup de maître de celui qui reste encore, malgré son décès prématuré, un grand Réalisateur à part entière. Une nécessité afin de ne pas oublier toutes les possibilités offertes par le médium qu’est l’animation.

Pour en découvrir plus sur l’oeuvre de Satoshi KON, rendez-vous sur notre article : Le manga selon Satoshi KON, publié à l’occasion de la réédition du Pacte de la Mer.

8 réponses

  1. 17 octobre 2017

    […] Perfect Blue, le premier long-métrage réalisé par Satoshi KON adopte également une approche similaire, oscillant entre rêve et réalité et jouant constamment avec l’esprit du spectateur. Malsaine, déroutante, horrifique… l’histoire de Mima nous plonge dans un tourbillon psychotique dont il est difficile de sortir indemne. Mais avant d’aborder davantage l’aspect psychologique de l’oeuvre, re-contextualisons un tant soi peu le sujet. […]

  2. 25 octobre 2017

    […] y a quelques mois, nous nous replongions dans Perfect Blue, premier essai et premier coup de maître de Satoshi KON à la barre de ce long métrage […]

  3. 1 mai 2018

    […] Une rétrospective dédiée à Satoshi KON sera présentée au cinéma Le Brady avec la participation de Pascal VOGLIMACCI pour la présentation de Millennium Actress (le 4 juin) et que vous avez déjà eu l’occasion de lire à plusieurs reprises sur notre site et qui avait déjà consacré une critique sur l’inoubliable Perfect Blue. […]

  4. 30 octobre 2018

    […] est la frontière entre le réel et l’illusion ? Qui sommes-nous vraiment ? Le thriller psychologique Perfect Blue nous plonge dans un tourbillon d’émotions en ne cesse de remettre en questions […]

  5. 22 février 2020

    […] japonaise. Le Brady lui avait déjà dédié en 2018 une rétrospective en présentant ses 4 films (Perfect Blue, Millennium Actress, Tokyo Godfathers et Paprika) ainsi que la série Paranoïa Agent. S’il […]

  6. 2 avril 2020

    […] La traversée du temps et Summer wars de Mamoru HOSODA, Mai, mai miracle de Sunao KATABUCHI, Perfect blue de Satoshi KON, ou encore Jun la voix du cœur et L’île de Giovanni sur l’occupation russe […]

  7. 8 décembre 2020

    […] co-pilotée par Christophe GANS. Et c’est lui qui, au sein de Metropolitan-HK, a repéré Perfect Blue et a permis qu’il sorte en France. Donc, gloire à lui d’avoir permis cette découverte […]

  8. 23 décembre 2020

    […] de cette version restaurée d’un film bien trop souvent resté dans l’ombre du génial Perfect Blue. Un comble pour un long métrage qui se révèle par bien des aspects comme le pendant lumineux de […]

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