Chûnibyô demo koi ga Shitai : culture de l’imaginaire

Le 31 mars dernier, Anime Digital Network mettait en ligne le douzième et dernier épisode de Chûnibyô demo koi ga shitai ! 2, deuxième saison de l’anime éponyme des studios Kyôto Animation (KyoAni).

Chûnibyô demo koi ga shitai !

L’occasion pour Journal du Japon de revenir sur l’intégralité d’une série au pire inégale, au mieux brillante, mais d’une simplicité et d’une humilité si désarmantes qu’elle rend toute approche cynique aussi inévitable que totalement vaine. Car celui que l’on nommera dans ces lignes Chu2koi – son petit sobriquet – fait partie de ces fictions qui ont su faire de leur sincérité une force, notamment parce qu’elle place celle-ci au cœur même de ses principaux enjeux. Découverte.

CONTINUITÉ ET RUPTURE

« Connaissez-vous le terme « Chûnibyô » ? «C’est un mal à la fois effrayant et adorable contracté de 13 ans à la puberté. Mêlant enfance rêveuse et prise de conscience de soi, ce mal pousse à agir bizarrement. […] C’est comme ce lecteur de magazine pour ados qui se met aux romans en anglais, ce novice en café amer qui insiste pour boire le sien noir, ou ce possesseur de « pouvoir spécial » qui se jette à corps perdu dans l’occultisme. […] C’est un mal honteux dont le seul souvenir suffit à vous torturer à en mourir. » – Narrateur, saison 1, début de l’épisode 1

Le ton est gentiment ironique tandis que les images dévoilent le Dark flame master, être doté de pouvoirs magiques dont le nom et le timbre de voix nous suggèrent – par effet d’exagération, de caricature – sa nature maléfique. Or, celui-ci n’est en réalité qu’un lycéen, Yûta, visiblement traumatisé par le souvenir jugé honteux de cette figure ténébreuse qu’il s’est imaginé être par le passé. Il se l’est même tellement bien imaginé qu’il se comportait comme tel jusque dans son collège, persuadé de pouvoir recourir à on ne sait quels pouvoirs permettant de mener à bien on ne sait quelle mission. Vous l’aurez compris, Yûta était victime de chûnibyô.

Il en est désormais guéri et ne souhaite qu’une chose, dissimuler les souvenirs (costumes, armes…) d’un comportement dont il a honte. Ce qu’il ne sait pas, c’est que Rikka, malade du chûnibyô, l’a vu agir en tant que Dark flame master et le considère comme tel. Et non contente d’être sa voisine du dessus, Rikka se retrouve également dans sa nouvelle classe.

Rikka & Yûta

Tel est le postulat d’une série qui laisse assez clairement apparaître de quoi elle sera faite. Opposition de personnalités qui constituera le terreau idéal d’une comédie rythmée par les quiproquos et les conflits, personnages secondaires gravitant autour d’un duo dont l’évolution aboutira évidemment à une romance… A priori, Chu2koi ne se différencie pas vraiment du tout-venant et le couple Rikka/Yûta évoque même assez clairement le Haruhi/Kyon de La mélancolie de Haruhi Suzumiya, autre production KyoAni. Une comparaison qui revient souvent dans les discussions et qui fait évidemment office d’argument chez les fans de l’un quand il s’agit de parler de l’autre. La réalité des faits et de ces apparentes ressemblances est toutefois plus subtile qu’il n’y paraît. C’est même en cela que réside le principal atout de KyoAni : cette capacité à dérouler, l’air de rien, un récit classique de prime abord (ce qu’il est, fondamentalement) tout en y injectant ça et là les petits détails qui feront la différence sur le plan émotionnel.

 

UNE QUESTION DE POINT DE VUE

Le manzai est une forme de comédie très populaire au Japon, qui met en scène deux individus : l’un est sérieux et pragmatique (le tsukkomi), l’autre est son contraire, fou et outrancier (le boke). Une relation sage-fou où l’humour repose autant sur les quiproquos que les gags verbaux naissant des différences entre les deux personnalités. Sur quelques aspects, Chu2koi pourrait donc être vu comme une version manzaï de La mélancolie de Haruhi Suzumiya. Là où dans ce dernier, Kyon subit l’énergie dévastatrice de Haruhi, Chu2koi présente au contraire un Yûta droit dans ses bottes qui ne peut s’empêcher de remettre Rikka en place à chaque fois que son chûnibyô se manifeste. Et notamment en lui donnant un coup sur la tête, ce qui au passage est l’une des caractéristiques du manzai.

Outre la galerie de personnages gentiment allumés qui gravitent autour de lui, l’énergie comique de Chu2koi repose donc essentiellement sur la dynamique de son duo principal, à l’origine de savoureux moments de comédie usant au mieux des possibilités offertes par le postulat de la série. Des motifs répétitifs dans l’absolu (Rikka fait mine d’utiliser des pouvoirs ou file la métaphore / Yûta l’engueule, lui donne un coup) mais qui offrent suffisamment d’alternatives formelles pour renouveler l’humour – et par extension son efficacité – sur la durée. Des motifs comiques visuels dont KyoAni s’empare brillamment, et pas seulement quand il s’agit d’investir le slapstick (les nombreuses fois où Yûta se montre relativement violent – physiquement – avec Rikka, en lui tirant les cheveux par exemple) ou le comique de situation. L’une des meilleures idées du show est ainsi d’aborder pleinement le point de vue du porteur de chûnibyô en le traduisant par l’image. En résultent notamment de mémorables séquences d’action qui feront la joie des amateurs de sakuga.

Plus énergiques, spectaculaires et colorées, ce genre de séquences crée inévitablement une dichotomie avec le réel. Le but le plus évident se situe bien sûr au niveau du montage et de l’alternance de points de vue. Pénétrer l’esprit de Rikka se croyant en plein combat contre sa sœur (armes gigantesques, combats dans un monde alternatif, mouvements amples et profusion d’effets spéciaux) avant de voir les choses telles qu’elles sont vues par les personnages assistant à la scène (deux filles à peine mobiles se donnant des coups de louche et de parapluie dans un jardin public) est une forme d’humour imparable qui sera plusieurs fois employée dans la saison 1.

Mais plus encore qu’un strict plaisir d’animation, ce parti-pris de mise en scène se double d’une valeur thématique fondamentale dans le cadre du propos que Chu2koi s’évertuera à véhiculer. Car disons-le sans ambages : si la comédie est clairement l’un de ses points forts, c’est dans l’intime que la série s’épanouit pleinement.

D’aucuns n’auront d’ailleurs pas manqué de lui faire un mauvais procès dès lors que celle-ci opère un revirement brutal au milieu de la première saison. En évoquant puis en confrontant Rikka à un trauma censé justifier le chûnibyô dont elle est atteinte, Chu2koi serait donc de ces comédies qui n’assument pas leur vraie nature et qui auraient besoin de se parer d’un message, de se prendre au sérieux pour se sentir légitimes. Une interprétation qui n’a clairement pas lieu d’être à l’aune d’un anime ayant su présenter ses réelles intentions dès ses toutes premières minutes. Très clairement, si la comédie pure de la première moitié de saison laisse place à l’introspection mélancolique de la seconde, les deux se nourissent mutuellement et participent d’une cohérence thématique absolue qu’il convient de saluer.

DU RIRE AUX LARMES

Chûnibyô demo koi ga shitai !Le début du premier épisode présente ainsi un Yûta reniant fermement le chûnibyô et le passé qui lui est lié. Il en a honte et ne désire qu’une chose, se présenter comme le lycéen le plus normal possible. Autrement dit, il agit moins naturellement que « dans le but de ». À l’opposé et bien que victime du chûnibyô, Rikka croit profondément en des pouvoirs qu’elle n’a pas et nous apparaît dès lors irrémédiablement sympathique du fait de la sincérité qui émane d’elle malgré le fait qu’elle semble totalement à l’ouest. « Rikka et Dekomori [autre possesseur du chûnibyô, ndlr] me paraissent plus naturelles que [toi] » clamera d’ailleurs Kumin à l’encontre de Yûta. À partir de là, tout est dit. Après tout, aucune image ne vient justifier le fait que Yûta puisse avoir honte de ses délires passés (on ne voit jamais ses camarades se moquer de lui, par exemple).

Dans le même ordre d’idées, Nibutani pique une crise à chaque fois qu’est mentionnée l’ancienne identité qu’elle s’est créée par le passé, quand bien même personne ne saurait faire le rapprochement et le lui faire remarquer. Comme Nibutani, c’est moins le chûnibyô qui embarrasse Yûta que l’image qu’il peut renvoyer aux autres. Très vite, la relation qu’il entretient avec Rikka inverse donc les rôles du seul point de vue du spectateur : si Yûta semble être rationnel et Rikka dans le déni, il s’avère très vite qu’il s’agit très exactement de l’inverse.

On évoquait plus haut les séquences sakuga. L’humour qu’elles peuvent susciter provient non seulement du contraste lié à leur mise en parrallèle avec le réel, mais également de l’inventivité dont font preuve les personnages pour mettre en scène leurs propres délires (jeux de lumière, références à la culture otaku…). Dans ces moments-là, outre l’humour qui naît de ces situations, Chu2koi nous dévoile des personnages ayant pleinement conscience du caractère factice de leurs obsessions, bien qu’y croyant le plus sincèrement du monde. Plus qu’un échappatoire, le chûnibyô est donc avant tout une sorte de filtre posé sur la réalité permettant à son porteur de mieux s’en accomoder. Une réappropriation plus qu’une véritable altération.

Ce qui ne fonctionne dans un premier temps que dans une optique de comédie (le chûnibyô permet à Rikka d’éviter des tâches qui lui sont désagréables, comme manger des tomates, récurer une piscine ou étudier) prend donc une toute autre ampleur dès lors qu’entrera en scène le trauma de Rikka. L’énergie de ce qui a précédé laisse place à une tonalité plus douce-amère, la contemplation mélancolique se substitue aux morceaux de bravoure. Le chûnibyô perd le caractère de lubie maladive qu’on lui avait imposé dans un premier temps, pour se poser très clairement en métaphore du deuil (saison 1) ou du mal-être adolescent (saison 2). Une réorientation du récit pour le moins brillante et inattendue qui bénéficie du talent de KyoAni pour acquérir une véritable légitimité.

Chu2koi profite ainsi à plein du talent de ses auteurs qui multiplient les idées visuelles qui font sens (les chambres des personnages comme matéralisation de leur esprit, une larme effaçant un signe caractéristique du chûnibyô…), autant que de leur art d’une mise en scène jonglant aussi bien avec les atmosphères qu’avec les symboles. Le résultat est un anime d’une splendeur absolue où les images seules en disent plus long que de nombreux dialogues qui viennent hélas s’ajouter artificiellement à la narration.

Chûnibyô demo koi ga shitai !

Des images évocatrices (le spectre de l’ancienne maison de Rikka qui disparaît sous ses yeux, un raccord mouvement sur un blouson servant à protéger de la pluie…) extrêmement simples parce qu’en parfait accord avec les personnages qui leurs font prendre vie. Le chûnibyô, loin d’être une volonté de refouler des sentiments, est au contraire le parfait moyen d’y faire face et de rester soi-même. En les adaptant à une réalité métaphorique symbolique par essence, qui n’altère en rien les états d’âme mais facilite leur appréhension.

À travers le duo Yûta/Rikka et certains personnages secondaires, Chu2koi définit le chûnibyô comme notre capacité à rêver, à croire en un imaginaire. Vouloir nous l’enlever, comme la famille de Rikka et Yûta se forceront à le faire dans la saison 1, c’est ôter ce qui nous définit en tant qu’humains. Il est ainsi tout sauf étonnant qu’une fois que Rikka sera devenue non pas normale, mais normale telle que les autres l’entendent, elle nous apparaisse comme un pantin errant dans un monde qui n’est pas fait pour elle. En suivant son amie le temps de quelques minutes, Dekomori nous apparaîtra également d’une confondante banalité. Et la saison 1 de véhiculer ce propos à travers quelques scènes bouleversantes : l’épisode 11, qui fera office de révélation pour un Yûta tellement prêt à se conformer qu’il en perd son identité ; l’épisode 12 et Rikka découvrant enfin « les frontières invisibles » qu’elle cherchait depuis le début…

ÉPILOGUE

À la fois suite et prolongement thématique des douze premiers épisodes, la saison 2 aurait dû se poser comme celle de la confirmation. Hélas, en substituant ouvertement des thèmes plus légers (le mal-être adolescent et tout ce que cela peut comporter de considérations autour de l’amour, de l’amour et parfois aussi un peu de l’amour) à une problématique plus dramatique, Chu2koi gagne en énergie comique ce qu’il perd inévitablement en poésie.

Si l’anime comporte encore de très jolis moments, la comédie se taille la part du lion et caractérise clairement une saison inégale en termes structurels. Loners, épisodes interchangeables… Il ne se passe pour ainsi dire rien durant une dizaine d’épisodes privilégiant une multiplication des sous-intrigues, des effets d’annonce et une évolution succincte des personnages : voir l’épisode de l’élection au conseil des élèves, où ceux-ci font mine d’évoluer pour retourner au final à leur statut de départ. Même Schichimiya, à qui le rôle d’élément perturbateur semblait dévoué, n’apparaît pas dans la moitié de la saison.

Un mal pour un bien, en un sens. En dépit du caractère un peu vain de cette saison, celle-ci regorge de gags du meilleur effet et en profite pour mettre en avant les interactions entre des personnages secondaires qui n’en sont plus vraiment. On sent même KyoAni désireux de s’appliquer à ce niveau, en n’hésitant pas par exemple à réduire Ishichi à un rôle de figuration (et victime d’un excellent running-gag au passage), ou au contraire à mettre Kumin en valeur durant un épisode entier (le génial épisode de la compétition de sieste). Une nouvelle fois, Chu2koi se construit au rythme des interactions entre ses personnages. Cette saison constitue donc une sorte d’immense récréation adolescente dont seuls les premiers émois peuvent brider l’hystérie. Et KyoAni d’offrir un divertissement carré et sans prétention, bien qu’on la qualifierait difficilement de mémorable.

Et alors ? Comme le dira Nibutani dans une dernière réplique méta, KyoAni n’est pas vraiment enclin à faire de Chu2koi une série qui nous donnera ce qu’on attend d’elle. Prendre les attentes du spectateur à revers, une volonté ambitieuse pas toujours appliquée ou récompensée mais toujours bonne à prendre à une époque où le fan-service est roi. Pour cela, et parce qu’il ne fait qu’intimer à ses spectateurs d’entretenir précieusement leur capacité à s’émerveiller, parce qu’il leur interdit tout conformisme, Chu2koi est un anime humble et rafraîchissant. Et mérite réellement toute notre attention.

Retrouvez la saison 1 en diffusion gratuite sur ADN ou jetez un œil au site officiel nippon.

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