[Interview] Keigo SHINZÔ ou le temps du sablier

Né en janvier 1987 dans la préfecture d’Ishikawa, Keigo SHINZÔ suit dès ses années de lycée une formation artistique qui le conduira au département peinture de l’université Zôkei de Tokyo. Il effectue ses premiers pas de mangaka professionnel en 2008 avec Nankin, un court récit qui obtient le prix Spirits des éditions Shôgakukan.

Auteur prolifique, il réalise des one-shots comme L’Auto-école Moriyama-chû (à paraître chez le Lézard Noir) – adapté au cinéma en 2016 – mais aussi des recueils d’histoires courtes comme Holiday Junction (à venir chez le Lézard Noir). Midori No Hoshi (La Planète verte) et Tokyo Alien Bros comptent comme ses plus longs récits. Des récits tranche-de-vie qui, s’ils peuvent parfois inclure une dose de science-fiction, balaient au détour de moments de vie plus ou moins joyeux des interrogations qui prennent le pouls de la jeunesse, bien au-delà du Japon.

Présent lors du Festival International de la Bande Dessinée (FIBD) d’Angoulême qui s’est tenu du 25 au 28 janvier 2018, nous avons eu la chance de nous entretenir avec lui et nous vous proposons de découvrir le résultat de cet échange dans les lignes qui suivent.

Deux frères extraterrestres dans la place... © 2016 by Keigo SHINZO / SHOGAKUKAN / Le Lézard Noir

Deux frères extraterrestres dans la place © 2016 by Keigo SHINZÔ / SHOGAKUKAN / Le Lézard Noir

Journal du Japon : Bonjour SHINZÔ-sensei et merci beaucoup d’avoir accepté cet entretien. Dans quel état d’esprit abordez-vous cette première présence au FIBD d’Angoulême ?

Keigo SHINZÔ : Tout d’abord je trouve la ville très belle. Ce qui m’a surpris en arrivant c’est qu’avant de venir, je m’attendais à ce que le festival ressemble à une version française du Comiket qui se tient en un seul lieu, tout en intérieur aussi j’ai été surpris de voir que le festival d’Angoulême investit un peu toute la ville : il y a des posters partout, différents endroits et du coup c’est une fête de toute la ville.

En ce qui concerne ma participation à l’événement lui-même, c’est un festival auquel je voulais participer depuis très longtemps et j’étais très surpris de pouvoir le faire à mon âge. J’ai 31 ans, je ne pensais pas que cela m’arriverait si tôt. Aussi je suis un petit peu embêté car j’ai déjà atteint mon objectif ! Il faut que je me fixe un nouvel objectif mais je ne sais pas encore lequel.

Au Japon il n’y a pas d’événement aussi grand, d’équivalent en termes d’échelle.

Keigo SHINZÔ – Photo A.Boyer © Journaldujapon.com

Keigo SHINZÔ – Photo A.Boyer © Journaldujapon.com

Il s’agit de votre premier séjour en France si je ne me trompe pas. Á la manière de votre héros Natsutarô dans le premier volume de Tokyo Alien Bros, y a-t-il des éléments qui vous ont surpris ici par rapport au Japon ?

C’est toute une accumulation de petits détails en fait, de petites différences comme les poignées de porte, de fenêtre, les toilettes, les prises électriques, tout ce genre de petites choses qui donnent l’impression que l’on est ailleurs. La végétation aussi est assez différente. Ce qui m’a aussi surpris c’est qu’en France on utilise très peu les cuillères à soupe pour manger. Sinon j’ai remarqué qu’il y avait à peu près les mêmes oiseaux qu’au Japon.

On loge chez l’habitant et je sais que l’on est dans un environnement un petit peu particulier : c’est une personne qui a un attachement un peu particulier à la décoration, elle vit seule, chez elle tout est très joli, élégant et j’ai l’impression d’être un peu dans un tableau de Balthus, un peintre que j’aime beaucoup. Donc je sais que ce n’est pas tout à fait le quotidien typique des français mais en ce moment je suis dans un environnement qui est très différent du mien et très beau.

Pour rebondir sur l’évocation de Balthus : y a-t-il des auteurs occidentaux en bande dessinée, en peinture, au cinéma… que vous appréciez particulièrement ?

En ce qui concerne les auteurs français de bande dessinée je n’ai lu que Bastien Vivès, Le goût du chlore et Jolies ténèbres de Kerascoet et Vehlmann. Je suis très fan de l’exposition consacrée à Jolies Ténèbres que j’ai faite hier. Je les apprécie beaucoup, sans être forcément influencé directement par eux.

En dehors de ces auteurs, j’aime beaucoup Matisse, Balthus, Peter Doig (un peintre écossais), Picasso, Elizabeth Peyton (une artiste contemporaine). Jusqu’à mes années lycée, j’hésitais beaucoup entre une carrière de peintre ou de mangaka. Je suis très intéressé par la peinture mais ce n’est pas une influence directe dans mon travail. Quand je me rendrai à Paris, j’aimerais bien faire la tournée des musées.

Très bon choix !

Petit intermède où Keigo SHINZÔ montre, avec son téléphone portable, des réalisations de Peter Doig.

Sauf erreur de ma part vous êtes né le 23 janvier aussi, avec un peu de retard je voulais vous souhaiter un bon anniversaire ! Á votre âge, vous comptez déjà plusieurs mangas à votre actif ; devenir mangaka est un objectif qui vous est venu assez précocement aussi quels seraient les conseils que votre moi actuel donnerez à votre moi enfant ?

J’ai pensé à devenir auteur de manga dès l’école primaire, vers le CE2-CM1. En cours de route j’ai aussi pensé devenir réalisateur de cinéma. Le conseil que je donnerais à mon moi de l’époque serait que le choix de carrière dans le manga est un bon choix. Je lui dirais qu’il prend la bonne décision. L’autre conseil serait de ne pas s’en faire car un jour tu auras une copine. Á l’époque je n’avais pas du tout de succès avec les filles. (Rires)

Rencontre du 3e type dans une salle de bain... © 2016 by Keigo SHINZÔ / SHOGAKUKAN / Le Lézard Noir

Rencontre du 3e type dans une salle de bain © 2016 by Keigo SHINZÔ / SHOGAKUKAN / Le Lézard Noir

Tokyo Alien Bros est publié chez le Lézard Noir, qui va prochainement faire paraître deux autres de vos titres. Que représente pour vous le fait d’être publié en France ?

Cela me fait très plaisir de me dire que des lecteurs à l’étranger peuvent découvrir mon travail. Mon souhait le plus cher en fait c’est qu’après ma mort il y ait toujours, ne serait-ce que quelques personnes, qui continuent à lire mes œuvres. Je pense que c’est aussi pour cela que je me réjouis d’avoir des lecteurs à l’étranger.

Moi-même j’ai été touché, ému par des œuvres d’artistes étrangers aussi j’ai toujours eu ce désir de rendre un peu la pareille et de pouvoir écrire des œuvres susceptibles de toucher le public étranger.

Il y a des choses dans mon travail qui parle très facilement au public japonais, par contre j’étais assez dubitatif quant à leur capacité à toucher le lectorat étranger. Cette publication en France me rassure : cela peut être accessible au-delà du Japon.

Á propos de cette idée de laisser une trace, dans Tokyo Alien Bros, la photographie tient un rôle important, au moins sur deux plans : pour construire les décors de Tokyo vous avez pris des photos ; à l’intérieur de l’œuvre les photos servent à capturer des moments (entre les frères, avec des amis…). Quelle place occupe la photographie chez vous ?

Quand j’étais étudiant à l’université, je prenais beaucoup de photos avec un appareil argentique. Je n’aimais pas trop les photos souvenirs que l’on prend à l’occasion d’une fête, pour immortaliser un moment, une réunion de personnes. Je trouvais que cela faisait un peu plouc.

Depuis que je suis auteur de manga professionnel la photographie m’intéresse car il y a une trace, un souvenir qui reste mais il y a aussi une valeur documentaire : je peux m’en servir pour mes manga. Vers la fin de Tokyo Alien Bros, j’ai commencé à m’écarter un peu du procédé qui consiste à décalquer des photos. Je travaillais sur une table lumineuse avec la photo et ma feuille par-dessus. Je décalquais, ce qui me permettait de donner une densité de détails, un équilibre et un réalisme à l’ensemble. Je m’en éloigne car lorsqu’on recourt trop à ce procédé on est un peu limité en termes de composition, à suivre trop fidèlement la photographie quand la case elle-même pourrait bénéficier d’une composition plus libre. Aussi désormais j’essaye de dessiner plutôt à main levée.

Une photo souvenir © 2016 by Keigo SHINZÔ / SHOGAKUKAN / Le Lézard Noir

Une photo souvenir © 2016 by Keigo SHINZÔ / SHOGAKUKAN / Le Lézard Noir

Sur cette idée de composition : qu’est-ce qui est premier chez vous ? Vous avez déjà en tête les scènes que vous souhaitez dessiner ? Vous construisez votre manga au fur et à mesure ?

Je crois que ma manière de travailler est assez proche de celle de mes confrères et consiste à mêler deux approches : soit dès le départ j’ai une idée de scène et ensuite je réfléchis à rebours comment on peut arriver à cette situation, comment les événements ont pu conduire à cela. Dans l’Auto-école Moriyama-chû j’ai pensé à la scène finale en tout premier lieu. Toute l’écriture du livre a alors consisté à essayer de retracer les événements qui ont précédé cette scène.

Il arrive aussi qu’au fil de l’histoire il y ait des idées qui me viennent soudainement et que j’incorpore en plein milieu de l’histoire.

Pour Tokyo Alien Bros vous aviez en tête la fin dès le début ou bien elle est apparue au fil des planches ?

Dès le départ j’avais envisagé la dernière scène de la série. J’ai donc imaginé tous les événements qui conduisent à elle.

Avec ce manga, on suit deux frères extraterrestres : Fuyunosuke et Natsutarô. Ce duo et la place qu’il occupe est-il important pour vous ? Au-delà est-ce que cela renseigne sur le fait que la solitude est une situation à éviter, on le voit avec le propos de Natsutarô quand il boit du thé seul (tome 3, p. 172) : il lui manque un petit quelque chose…

C’est une très bonne question. Pour la scène à propos du thé elle provient tout simplement de mon expérience personnelle : je me suis aperçu que lorsque ma famille me préparait le thé il était toujours meilleur que si je le buvais seul. Ce n’est pas seulement une question de préparation du thé mais c’est aussi le fait de pouvoir le partager.

Auparavant je pensais aussi que des choses comme l’amitié pouvait durer quasiment éternellement. Qu’il y avait des choses comme ça qui pouvait résister au temps. Maintenant que j’ai dépassé la trentaine je me rends compte à travers mes amitiés, mes relations amoureuses ou l’expérience de mes proches qu’il y a des relations qui malheureusement s’interrompent, finissent alors qu’au départ on voudrait qu’elles durent. J’ai revu un peu mon avis sur la question : ce n’est pas forcément que je n’ai plus envie que les relations durent toute ma vie mais j’ai l’impression que malheureusement il y a des fois où les gens se perdent de vue.

La douleur de l'oubli © 2016 by Keigo SHINZÔ / SHOGAKUKAN / Le Lézard Noir

La douleur de l’oubli © 2016 by Keigo SHINZÔ / SHOGAKUKAN / Le Lézard Noir

Dans le recueil Holiday Junction qui va sortir au printemps il y aura beaucoup d’histoires qui tourneront autour de ce thème-là, de gens qui s’éloignent un peu les uns des autres.

Merci pour cette réponse. Un autre élément qui m’a marqué est la thématique du renversement : les extraterrestres sont là pour coloniser mais ce sont plutôt les humains qui vont « envahir » les deux frères ; Natsutarô pense surveiller son frère alors que c’est l’inverse ; idem pour des scènes humoristiques qui peuvent se retourner complètement. En somme, on a envie de rire, la page d’après on est touché… est-ce que ces renversements participent à l’équilibre général que vous souhaitez donner à votre série ?

Je pense que cela tient au manga et au rythme de parution. Contrairement aux productions françaises ou étrangères qui peuvent être des albums publiés tous les un, deux ou trois ans je travaille sur un rythme mensuel. Chaque mois il faut pouvoir, même au sein d’un épisode, trouver un rythme, une construction un peu dynamique qui arrive à accrocher le lecteur. On ne peut pas se permettre d’avoir un rythme trop lent sinon le lecteur ne lira pas la suite. On est toujours obligé d’avoir une introduction, un développement, une conclusion, quelque chose qui se tient au niveau de la dynamique même si l’histoire n’arrive pas à sa conclusion en un chapitre il faut que ce soit un petit univers.

Á propos d’univers, quelles ont été vos sources d’inspiration pour la forme réelle des extraterrestres ?

Je me suis inspiré de Terminator 2 et de la forme du T 1000 qui est en métal liquide.

On le voit dans le tome 3, où Fuyunosuke a un bras en forme d’arme blanche…

Oui et j’ai essayé aussi de ne pas trop évoquer Parasite.

Quand ils ont un accident de voiture, je me suis carrément inspiré de la scène de Terminator 2 où le T 1000 reçoit une balle à bout portant et a un trou dans le visage.

Pour terminer sur Tokyo Alien Bros : à travers leurs aventures et mésaventures, les personnes que les deux frères croisent, se dessine un certain portrait de la jeunesse. Comment considérez-vous cet âge de la vie ?

C’est une période de la vie très intéressante mais comme je ne suis plus tout à fait jeune je pense que je vais passer à autre chose et m’intéresser à des choses plus adultes. Je perds un peu les souvenirs de ma jeunesse.

Justement, pour la suite de votre carrière, y a-t-il des thèmes que vous avez envie d’explorer ? Idem du point de vue du dessin ?

J’aime beaucoup le genre de la comédie romantique mais je ne me sens pas capable et surtout je pense que ce n’est pas forcément intéressant que je me l’approprie car il y a d’autres gens qui le font très bien.

J’aimerais beaucoup dessiner des personnages de jeunes filles très mignonnes. Il y a cette figure que j’aimerais mettre dans mon travail mais pas dans le registre de la comédie romantique classique. Je ne sais pas encore comment je vais m’y prendre mais c’est la voie que je pense suivre.

Natsutarô ne laisse personne indifférent © 2016 by Keigo SHINZÔ / SHOGAKUKAN / Le Lézard Noir

Natsutarô ne laisse personne indifférent © 2016 by Keigo SHINZÔ / SHOGAKUKAN / Le Lézard Noir

Auriez-vous quelques mots pour vos lectrices et lecteurs français, nombreux aux séances de dédicaces et qui suivent votre travail ?

Je voudrais parler de Tokyo Alien Bros pour expliquer un petit peu ce qui m’a donné envie de dessiner cette série : je voulais raconter une relation entre frères. Dans cette relation il y a des choses qui ne sont pas forcément dites, exprimées de vive voix. Une des choses qui m’intéresse c’est de montrer comment entre deux frères l’aîné a parfois tendance à rencontrer des échecs, des déconvenues et le jeune frère, en observant les échecs de l’aîné va pouvoir s’en servir pour éviter de répéter les mêmes erreurs. Le cadet a tendance à être un peu plus réfléchi, malin que le grand frère qui est parfois un peu plus foufou, qui fait un peu n’importe quoi. C’est ce genre de relations que je voulais décrire, qui me semble être plus que le reflet de mon expérience personnelle mais celle de toutes les personnes qui ont un frère ou une sœur. Si vous avez des frères ou des sœurs j’espère que ce manga vous plaira.

Je confirme que c’est une réussite ! Merci infiniment pour cet entretien.

Cet échange n’aurait pas été possible sans le concours de plusieurs personnes. Aussi les plus vifs et sincères remerciements sont adressés à Keigo SHINZÔ pour sa gentillesse, sa bonne humeur et son investissement dans l’entretien, Aurélien ESTAGER, son interprète et traducteur pour la grande qualité de son travail, Masashi KOIKE des éditions Shôgakukan ainsi qu’à Stéphane DUVAL du Lézard Noir pour avoir permis à cet entretien d’avoir lieu.

Pour poursuivre l’aventure en compagnie de Keigo SHINZÔ, vous avez à disposition Tokyo Alien Bros, dont les trois volumes sont tous disponibles en français et qui seront accompagnés, prochainement, par les sorties de L’Auto-école Moriyama-chû et Holiday Junction.

2 réponses

  1. 5 janvier 2020

    […] présent qu’on ne le pense dans notre société. Auteur de Holiday Junction et Tokyo Alien Bros, Keigo SHINZÔ décide de surprendre encore avec son trait si reconnaissable et sa narration atypique. Ici on suit […]

  2. 16 février 2020

    […] y a deux ans, pendant le festival d’Angoulême, nous avions rencontré Keigo SHINZÔ. L’occasion pour nous d’échanger avec lui au sujet, entre autres, de ses influences, de sa […]

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