Honne et Tatemae : l’art de ne pas dire ce que l’on pense

On dit souvent des Japonais qu’ils ne disent pas ce qu’ils pensent, ce qui complique sensiblement la communication. Ce comportement porte même un nom : honne et tatemae. Ces deux termes évoquant la différence entre la manière de se comporter en société et les intentions réelles d’un individu constituent une clef de compréhension importante pour interagir au Japon. Est-ce que ce phénomène est propre au pays ? Comment savoir si un interlocuteur utilise son honne ou son tatemae ? Devez-vous également le maîtriser pour saisir la culture nippone plus en profondeur ? On décrypte cette attitude pour que vous ne soyez pas perturbés quand vous y serez confrontés.

honne et tatemae

Femme masquée. Photo de Arya Pratama sur Unsplash

Entre l’être et le paraître, une histoire de nuances

Pour comprendre le concept de honne et tatemae, deux mots qui vont de paire, commençons par en analyser la construction. Honne (本音) est composé de deux kanjis qu’on traduira de manière littérale par « vrai son », ou de façon plus naturelle par « vraies intentions ».  Pour tatemae (建前), il y a l’idée de « construire devant », en façade, c’est-à-dire en face de quelqu’un. En opposant ces deux mots, on comprend que leur signification se rapproche de l’opposition qu’on fait entre l’être (le moi réel) et le paraître (ce qu’on montre aux autres). On peut donc en déduire que ce comportement n’est pas propre au Japon, puisqu’on le retrouve dans de nombreuses cultures, à commencer par la nôtre en Occident. En effet, en fonction de la situation dans laquelle on se trouve et des personnes qui nous entourent, on adoptera une attitude qui peut varier, d’amicale à sincère, de polie à froide, avec des nuances assez fortes. Mais alors, pourquoi ce concept de honne et tatemae est-il si souvent associé au Japon et présenté comme un comportement typiquement japonais ?

Tout d’abord, l’absence de nuances entre le honne et le tatemae (ce qu’on pense et ce qu’on doit dire) peut sembler assez brutale d’un point de vue occidental. Nous sommes plutôt habitués à jongler avec les différents codes de politesse et les attitudes attendues dans certaines situations, tandis que les Japonais auront plutôt tendance à réserver exclusivement l’usage du honne à des personnes très proches (meilleur(e) ami(e), familles) et à utiliser le tatemae immédiatement hors de ce cercle intime, notamment au travail ou en présence d’inconnus et de personnes moins proches.

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Échange cordial à Shinjuku. Photo de Lan Pham sur Unsplash

Ensuite, le fait de mettre des mots précis sur ce comportement donne réellement l’impression d’une particularité japonaise, alors que cette attitude est assez fréquente en Asie du Sud-est et de l’Est, où l’on cherchera souvent le consensus dans le but d’éviter à tout prix une confrontation, afin de ne jamais perdre la face. Il est toutefois possible de déduire que cette volonté de préserver la paix sociale en évitant d’exprimer ses intentions réelles découle de la forte densité des mégalopoles dans cette partie du monde. L’exemple de Tokyo et de l’alignement quasi-militaire des passagers du métro dans les escalators illustre assez bien cette volonté de ne pas perturber le bon fonctionnement de la société, quitte à adopter un comportement qui vous pénalise. Par exemple, malgré un retard, vous patienterez sagement dans la file plutôt que de créer des remous en dépassant tout le monde. C’est aussi ça le honne et tatemae : agir selon les attentes sociétales plutôt que comme vous le suggère votre bon sens ou votre volonté.

出る杭は打たれる Deru kugi wa utareru : « Le clou qui dépasse appelle le marteau »

Même si cette expression japonaise est assez parlante et qu’elle fait bien comprendre que créer des vagues n’est pas bien vu, il est important de connaître plusieurs autres termes pour appréhender le honne et tatemae. D’abord, Uchi (内) et Soto (外) qui représentent ce qui est dans le cercle privé et ce qui en est à l’extérieur, à différentes échelles : relations privées, hiérarchie au travail, place au sein d’un dojo d’aïkido ou de kendo… Cela détermine la manière de s’adresser à une personne, selon sa place dans ces groupes, tout en créant une distinction marquée entre les différents groupes. Un étranger ne sera jamais dans le groupe japonais et il restera toujours un gaikokujin (外国人 avec le kanji du terme soto), qui vient de l’extérieur. Il y a donc une notion d’appartenance au groupe qui est très importante et qui explique pourquoi on privilégiera le tatemae, au nom du groupe, pour préserver l’harmonie de l’ensemble. Ensuite, Omote (表) et Ura (裏) viennent éclaircir un peu plus ces principes, avec cette séparation faite entre ce qui est à l’extérieur (d’un objet, d’une personne, d’un bâtiment) et ce qui se trouve en son sein. En somme, c’est une séparation entre la face (omote) et la partie cachée, intime, de chaque chose qui est le Ura. Une compréhension du monde qui aide à expliquer l’importance du honne et tatemae, avec des individus qui parviennent à séparer nettement ce qu’ils veulent réellement exprimer et ce qu’ils expriment en public.

Cela veut-il dire que jamais on ne verra un Japonais dire ce qu’il pense face à nous, dans une situation formelle ? Ou lors d’une rencontre éphémère qui ne nous laisse pas le temps de tisser de liens plus intimes ? En réalité, le honne n’est jamais bien loin, comme en attestent les exemples suivants.

Exemples d’honne et tatemae en situation

Si vous désirez avoir un exemple extrême de honne et tatemae, il vous suffit de regarder quelques épisodes d’Aggretsuko, ce petit panda roux qui subit et supporte jusqu’à l’explosion (cette dernière se traduisant par une chanson de heavy metal !), car le principe est là : ne pas dire ce qu’on pense, pour le bien commun, quitte à en souffrir.

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Photo de postscapes sur Flickr

Cette habitude, que certains occidentaux n’hésitent pas à condamner en accusant les Japonais d’être hypocrites ou de mentir, est assez criante lors des échanges commerciaux entre Japonais et des étrangers et génère de sacrées incompréhensions. Un étranger pourra patienter, dans l’attente d’une réponse pour la signature d’un contrat, à la suite d’une réunion où un employé japonais lui aurait signifié sa volonté d’étudier le dossier, qui semble porteuse d’espoir. En réalité, c’est un « non » masqué et la réponse a déjà été donnée ! Mais en l’absence d’un « Iie » (いいえ, non) catégorique, qui est extrêmement rare à l’oral au Japon, le doute semble permis pour celui qui ne connaît pas le concept de honne et tatemae. C’est cette capacité à comprendre les non-dits qui permet à un interlocuteur non-japonais de saisir la véritable intention de la personne qu’il a face à lui.

Dans un autre cas de figure, on peut s’enthousiasmer de la bienveillance de certains Japonais qui après une conversation ou une soirée sympathique, semblent prêts à vous revoir et à partager de bons moments avec vous dès qu’une occasion se présentera. Si vous n’avez plus de nouvelles par la suite, ne pensez pas avoir mal agi, ni avoir mal compris. Vous avez simplement mal interprété cette forme de tatemae, ou la politesse et l’étiquette se mélangent, avec des mots qui facilitent une séparation (« on se revoit bientôt ! ») ou qui permettent de mettre un terme à une activité, sans froisser l’autre partie.

Enfin, ceux qui souhaitent tenter l’expérience des rendez-vous amoureux à la japonaise feraient bien de maîtriser le honne et le tatemae, pour ne pas tomber des nues. Si à la fin d’un rendez-vous, votre dulcinée ou votre prince charmant vous assure qu’il a passé une excellente soirée et qu’il vous recontactera sous peu, mais que ses messages suivants débutent par des « chotto… » pour se poursuivre avec des excuses justifiant une indisponibilité temporaire (avant que les réponses n’arrivent plus… !), c’est un autre exemple criant de tatemae contre honne !

On peut aisément comprendre qu’il n’est donc pas question de mensonge ou d’hypocrisie, mais bien d’une habitude prise de ne pas froisser l’autre, de ne jamais exprimer de manière frontale une opinion potentiellement défavorable, ce qui peut entraîner pas mal d’incompréhensions entre les Japonais et les étrangers.

Un problème de communication entre les Japonais et les « gaijin » ?

Nous sommes habitués à une certaine franchise dans les échanges verbaux et une invitation à venir boire un thé ou à dîner est généralement à prendre au premier degré. Mais c’est parfois déconcertant pour un Japonais, qui ne sera pas sûr de devoir véritablement se rendre au rendez-vous en question ! Dans The Anatomy of Dependence, le psychanalyste Takeo DOI (1920-2009) donne cet exemple d’une situation qui l’a marqué peu de temps après son arrivée aux États-Unis :

« Je rendais visite à une personne que m’avait présenté un ami japonais et on discutait, quand elle m’a demandé « Vous avez faim ? On a de la glace si vous désirez ! ». Je me rappelle que j’avais plutôt faim, mais la question subite, en provenance d’une personne que je rencontrais pour la première fois, m’a empêché de l’admettre et j’ai fini par refuser sa proposition. »

Dans son ouvrage, il dit regretter cette impossibilité à exprimer son intention réelle (honne) dans un contexte nouveau, puisqu’il part du fait qu’un Japonais ne proposerait pas mais qu’il lui apporterait à manger, d’une manière ou d’une autre, afin de ne pas mettre son invité dans une situation délicate.

À l’inverse, un étranger au Japon pourra parfois faire preuve de maladresse (bien plus tolérables que certains comportements déplacés), en ne saisissant pas une invitation émise par politesse ou un message signifiant qu’il est l’heure de partir. Par exemple, si on vous demande si vous désirez rester à manger le soir, après un thé, c’est certainement une proposition purement rhétorique en accord avec les règles de bienséance et donc un pur tatemae : la société veut qu’on propose cette hospitalité mais en réalité, la personne ne vous veut pas forcément chez elle plus longtemps…

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Sticker de Honne et Tatemae. Photo de Chris Gladis sur Flickr

Là où les choses peuvent être surprenantes, c’est lors des réunions post-travail, au cours desquelles les employés d’entreprise et leurs supérieurs ont tendance à s’abreuver de bière, de sake, de Shōchū ou autres Highball et Sours dans les izakaya. Le tatemae de rigueur durant la journée est remplacé par un honne (guidé par l’ébriété) et la parole se libère. Le lendemain, tout est oublié (en apparence) et chacun revêt son masque de bon comportement, ce qui prouve que tout n’est pas si figé.

Il est parfois très difficile de trouver le juste milieu, pour ce qui semble être un « yin et yang » de la moralité. La pratique, l’expérience et le fait de nouer des liens de plus en plus proches avec des Japonais vous aideront à appréhender cette spécificité comportementale. Gardez à l’esprit que si ce honne et tatemae est difficile à saisir pour vous, l’inverse est tout aussi vrai et que certains Japonais éprouvent un stress accru quand ils ne savent pas quel comportement adopter pour être en phase avec une situation en présence d’étrangers. D’ailleurs, au sein même de la société japonaise, des individus ne sont pas totalement à l’aise avec ce concept qui leur est pourtant inculqué dès le plus jeune âge, ce qui entraîne certains troubles.

Comment se construire en ne s’exprimant pas librement ?

Si machinalement, on fait tous preuve de plus ou moins de retenue dans certaines situations, la plupart d’entre nous ont grandi avec un système scolaire, certes cadré, mais qui laissait tout de même une place importante au libre-arbitre. Cela nous a permis de nous construire de manière équilibrée, en comprenant bien la frontière entre ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas, avec une grande étendue de possibilités.

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Photo de Max Mayorov sur Flickr

Au Japon, le honne ne doit pas ressortir et les écoliers, les collégiens ou les lycéens sont confrontés à une sorte de formatage de pensée dès le plus jeune âge. Le groupe importe plus que l’individu et il n’est pas de bon ton d’exprimer son refus, son rejet ou de désapprouver une décision prise pour l’harmonie de la classe. Si cela permet à ces futurs adultes d’être prêts à interagir avec leurs compatriotes, on peut se demander si brider la capacité d’expression d’enfants et de jeunes adultes ne pourrait pas causer de troubles dans le développement cognitif d’un individu.

Plusieurs études tendent à montrer que cette préparation idéaliste d’un enfant à la vie d’adulte pouvait être ennuyeuse, ce qui peut favoriser un décrochage scolaire. De même que l’omniprésence du tatemae et donc d’une forme de morale unique, celle de la société, pouvait causer un rejet du monde des adultes de la part de ces élèves, ou une incapacité à se confronter à d’autres individus au sein de la vie réelle, par manque de pratique de l’expression de leurs véritables sentiments. On trouve ici les germes de plusieurs maux qui rongent la société japonaise moderne, avec son taux de suicide élevé chez les jeunes ou le phénomène des hikikomori qui voit certains individus choisir délibérément l’isolement et la solitude plutôt que de devoir maîtriser ce tatemae et cacher le honne, ce qui ne leur permet pas d’être totalement ceux qu’ils voudraient être.

Un concept capital pour saisir la culture nippone ?

Pour conclure, on peut se demander si manier le honne et le tatemae est un prérequis pour communiquer avec des Japonais. La réponse est négative ! Il faut démystifier ces termes qui semblent effrayer certains visiteurs, les hommes d’affaires ou les résidents étrangers qui côtoient des Japonais au quotidien.

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Honne. Photo de Israel sur Flickr

Il ne s’agit que d’une manière de se comporter dans une situation donnée, qui diffère de l’attitude à laquelle nous sommes habitués, mais qui n’a rien de négatif, qui n’induit pas un comportement mensonger et qui ne vous empêchera pas de partager de très bons moments avec vos rencontres nippones. Il faut juste savoir à quoi cela correspond, pour éviter les mauvaises interprétations et les déceptions. De plus, tous vos échanges ne seront pas effectués via le prisme du honne et tatemae : il y a des Japonais qui ne respectent pas les principes et qui seront francs et directs, parfois au grand dam de leurs compatriotes les plus rigoureux !

Dans une approche plus culturelle, si vous appréciez la littérature ou le cinéma japonais, alors saisir la finesse qui se trouve derrière cette culture du honne et tatemae vous aidera à comprendre toutes les subtilités qui se cachent dans les œuvres et qui ne sont parfois qu’effleurées par un lecteur ou un cinéphile peu averti. Tout n‘est pas dit, ce qui est dit n’est pas forcément ce qui doit être compris, et à force de pratique, vous pourriez devenir un expert en sous-entendus.

Le honne et le tatemae forment un concept important au sein de la culture japonaise, qui influe autant sur les relations interpersonnelles au sein du pays, sur les échanges avec des étrangers que sur le développement des individus et leur place au sein de la société japonaise. Similaire sur certains aspects à la différence entre notre « être ou paraître », mais plus subtil et peut-être plus difficile à maîtriser, ce principe permet de mieux saisir la primauté du groupe sur l’individu au Japon et de comprendre pourquoi les habitants de l’archipel nippon semblent parfois d’une bienveillance inattendue.

Sources :

  • The anatomy of Dependence, Takeo DOI, KODANSHA INTERNATIONAL, 1971
  • Moral Relativism in Japanese Culture, Takashi NAITO, Ochanomizu University, 1990
  • Breaking into Japanese Literature/Identity : Tatemae and Honne, Tetsuo ISHII, José Roberto SARAVIA VARGAS, Juan Carlos SARAVIA VARGAS, 2011

Mickael Lesage

J’ai découvert le Japon par le biais d’un tome de Dragon Ball il y a fort longtemps et depuis, ce pays n’a jamais quitté mon cœur…ni mon estomac ! Aussi changeant qu’un Tanuki, je m’intéresse au passé, au présent et au futur du Japon et j’essaie, à travers mes articles, de distiller un peu de cette culture admirable.

7 réponses

  1. Tapioki dit :

    Très intéressant, merci. On écrit Yin (sans g) et Yang.

  2. Romain D. dit :

    Excellent article !
    Merci cela me permet de mettre des mots sur des ressentis et de continuer d’améliorer mes connaissances sur ce pays que j’apprécie tant.
    Merci

    • Merci pour votre message encourageant ! Le Japon est passionnant à bien des égards et nous sommes ravis de pouvoir contribuer, à notre échelle, à diffuser un peu de cette culture et à aider nos lecteurs à mieux l’appréhender. A très vite sur un prochain article !

  3. Elie N. dit :

    Bonjour,

    C’est un excellent article, merci beaucoup de faire partager cette facette importante de la culture japonaise.
    Veuillez m’excuser cependant, mais j’ai souligné une toute petite erreur : 打たれる s’écrit utareru, et non pas utateru. Il s’agit sans doute d’une faute de frappe, mais je n’ai pu m’empêcher de la remarquer.
    J’en profite pour vous dire que c’est un très bon site, abordant des sujets variés et intéressants, merci pour votre travail !

  4. Sylvanie dit :

    Très intéressant, je vous remercie pour votre travail !

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