Elles nous racontent leur Japon #15 – Sandrine Garbuglia

Histoires tombées d’un éventail, contes traditionnels humoristiques japonais de Sandrine Garbuglia – Crédit photo : Sophie Lavaur

Sandrine Garbuglia est une enfant de la balle qui baigne dans les histoires depuis son plus jeune âge. Avec son conteur de mari, Stéphane Ferrandez, elle sillonne le monde pour faire découvrir le rakugo au public francophone. Elle écrit et adapte les histoires drôles transmises par les maîtres japonais auprès desquels ils se sont formés.

Nous nous retrouvons début novembre à la Maison de la Culture du Japon à Paris, pour la première de leur nouveau spectacle, Matsuri, contes des fêtes japonaises. Un moment de partage rempli de rires et de chaleur, à parler sérieusement d’un Japon qui ne se prend pas au sérieux.

Sophie Lavaur : Bonjour Sandrine, qu’aurais-tu envie de nous dire sur toi ?

Sandrine Garbuglia : Je viens d’une famille circassienne. Ma grand-mère a grandi dans les petits cirques italiens où elle faisait des numéros. Petite, elle me racontait chaque soir des histoires, celles de ses tournées et voyages, et celles qu’elle avait pu entendre durant toute sa vie. 

C’est elle qui m’a donné envie de faire de la scène, de raconter des histoires à mon tour et d’aller “bouffer des kilomètres” en étant tout le temps sur les routes. 

J’ai commencé comme comédienne puis j’ai fait des études de théâtre, tout en continuant à jouer. Je suis passée à la mise en scène en rencontrant Stéphane, mon mari. Nous avons travaillé pendant plusieurs années sur des projets séparés, et c’est le Japon qui nous a rapproché, quand nous avons postulé à la Villa Kujoyama (nda: résidence d’artistes à Kyoto) et que nous avons été sélectionnés en 2009 sur quelque chose d’aussi improbable que le rakugo. 

Notre idée initiale était d’écrire une biographie contée d’Henry Black (Kairakutei Burakku, 初代 快楽亭 ブラック), le premier étranger devenu maître de la parole au Japon au XIXe. Nous sommes partis au Japon pour rencontrer des rakugoka (maîtres de rakugo), et puis l’idée de faire du rakugo et des spectacles a émergé naturellement à leur contact, durant la résidence.

J’avais mon conteur sous la main en la personne de Stéphane, j’ai commencé à adapter des histoires. D’une histoire nous sommes passés à deux, de deux histoires à un spectacle, et voilà comment je me suis retrouvée à monter des spectacles autour de cet art là.

Depuis, je travaille à traduire et à adapter des histoires drôles du folklore japonais et à les présenter aux publics francophones un peu partout dans le monde. 

Justement, pourrais-tu nous expliquer ce qu’est le rakugo ?

Le raguko, c’est littéralement “une parole qui a une chute”, une sorte de stand-up mais assis. Au Japon, c’est un art vivant populaire qui se regarde à la télé comme sur scène, généralement en famille, pour rire d’histoires qui se racontent depuis des siècles.  

Il représente une face méconnue du Japon, parfois à l’encontre de ce que l’on peut imaginer. Il y a dans le rakugo toute la malice et la finesse de l’humour japonais, avec ce côté parfois un peu lourd où on aime se taper sur les cuisses et rire ensemble d’une bonne blague.

Et pourquoi le Japon ?

Stéphane avait envie de découvrir ce pays, il m’a proposé d’y aller en 2007. Autant dire que c’est une invitation qui ne se refuse pas. J’avais beaucoup voyagé et vécu des moments magnifiques mais au Japon, j’ai passé les premières vingt quatre heures bouche bée, à  me dire que je n’avais jamais rien vu d’aussi beau de ma vie.

Je me souviens de notre arrivée, c’était le jour de mes 33 ans, nous avions pris directement le train pour Nara sans passer par les grandes villes.  L’endroit est incroyable, j’étais limite au bord des larmes toutes les trente secondes tellement c’était merveilleux. Un véritable choc de beauté. Je suis devenue encore plus addict au Japon que mon mari !

Nous avons séjourné à Kumamoto dans une famille japonaise, devenue depuis notre famille de cœur. Le dimanche soir, ils regardaient tous Shōten (笑点), une émission télé très populaire et vieille de plus de cinquante ans. Ils étaient pliés de rire, cela nous a intrigués. Notre japonais de débutants mixé à l’anglais était suffisant pour comprendre que ces hommes racontaient des blagues et que c’était des maîtres de la parole. Stéphane étant conteur, nous avons voulu en savoir plus.

De retour en France, nous avons découvert l’existence d’Henry Black via la thèse de Ian McArthur. La vie de cet homme est juste incroyable, pourtant il demeure inconnu. D’origine britannique, il est arrivé au Japon à l’âge de six ans pour devenir adulte, le premier maître de parole étranger du pays.

A l’époque Meiji, où le Japon se transformait à une allure pas croyable, le conte était un merveilleux médium pour faire comprendre tous ces changements à un peuple qui avait vécu sur lui-même pendant des siècles. Henry Black a adapté des histoires classiques de son époque, celles de Dickens entre autres, pour expliquer aux Japonais ce qu’était l’étranger. 

A la fin de l’ère Meiji, les Japonais ont essayé d’effacer ce que les Occidentaux leur avaient apporté, le pire comme le meilleur. Voilà comment Henry Black a été rayé des livres d’histoire. On pense qu’il a raconté la majeure partie des histoires de son temps car il a travaillé avec le plus grand maître de l’époque, San’yutei Enchō (初代 三遊亭  圓朝(円朝), à qui revient toute la postérité. Aujourd’hui encore, cela reste difficile de faire parler les conteurs japonais. 

L’année suivante, nous sommes retournés au Japon pour notre voyage de noces, l’occasion pour rencontrer des maîtres et poser quelques repères avant la résidence. Sauf qu’ils ne comprenaient pas notre démarche, ils nous prenaient pour des touristes. Ils étaient certes très accueillants, nous avons passé de bonnes soirées en leur compagnie à nous raconter des histoires, mais rien de plus, aucune velléité de nous transmettre leur art..

Il nous a fallu le séjour à Kujoyama en 2009, pour être mis en contact avec la jeune génération de rakugoka, ouverts eux au rakugo en anglais. Ils nous ont accueilli et on accepté de nous apprendre. 

Il y a deux écoles de raguko au Japon, celle de Tokyo (Edo rakugo) et celle d’Osaka (Kamigata rakugo) où nous avons été formés, notamment auprès de Katsura Asakichi (桂あさ吉) et Hayashiya Someta (林家染太), un rakugoka ultra-solaire et très drôle. C’est une longue histoire entre lui et nous, il continue à nous transmettre ses histoires, nous l’avons même fait venir au festival d’Avignon en 2014.

Quelle est la part de Japon dans ton quotidien ?

Le Japon s’est incrusté un peu partout dans notre vie. ll est dans notre quotidien de travail, dans notre démarche pour faire découvrir le Japon que nous aimons, ce Japon populaire et drôle, dont nous parlons dans nos spectacles et à travers les livres que j’écris.

La compagnie Balabolka existe depuis les années 2000. Le Japon y prend de plus en plus de place au fur et à mesure des voyages et des représentations, avec un très fort engouement du public comparé à nos autres créations. Stéphane traduit pas mal de choses, des contes africains,  des histoires amazoniennes. Il en fait des spectacles sur lesquels je n’interviens pas. 

Mais rien ne provoque autant de rires et ne paraît aussi lointain que le Japon. Les  gens sont en demande de comprendre ce pays, pour réussir à en saisir des bribes et avoir un état général de ce que peut être le Japon. Ce qui est impossible parce qu’il y a dix milliards de Japon comme il y a dix milliards de France, avec en plus une complexité propre à ce pays.

Plus je le côtoie, plus j’ai l’impression de ne pas le comprendre, mais l’envie de le découvrir ne me quitte jamais, j’en veux toujours plus, c’est sans fin.

Et l’écriture ?

J’écris depuis notre séjour à Kyoto, je n’avais jamais eu l’ambition d’écrire avant. J’ai toujours mis en scène et  j’étais très heureuse de ça. L’écriture est venue grâce ou à cause de cette résidence. Il y a eu la nécessité d’écrire très vite pour pouvoir mettre en pratique le rakugo, pour ne pas oublier ce que les maîtres nous avaient appris, car un art qu’on ne pratique pas est un art qu’on oublie. A cette époque, nous ne savions pas si nous aurions l’occasion de revenir au Japon.

Stéphane est un très grand improvisateur, sauf que l’impro, ça ne cadre pas avec le rakugo.

Le rakugo, ce sont des textes qui se transmettent en japonais de maître à élève, directement de bouche-à-oreille, c’est un art de l’oralité. Nous avions envie de rester au plus près de cette tradition, malgré les écrits de plus en plus nombreux.

J’essaie de dénaturer le moins possible ce qui nous a été transmis. Le travail de réécriture et d’adaptation est indispensable car le rakugo est basé à 80% sur des jeux de mots intraduisibles. Il y a des comiques de situation universels, le dupeur dupé, le mari trompé, mais beaucoup de petites blagues se font sur des jeux de mots précis et propres à chaque culture.

Je pense à l’histoire du pendu où le ressort comique porte sur un homonyme. Un homme se voit proposer de garder le corps d’un mort, il accepte en croyant qu’il s’agit d’autre chose, la narration repose sur ce malentendu. Il me fallait réussir à trouver la bonne traduction pour en faire une pièce à voir en tant que spectacle.

Peux-tu nous raconter la genèse du livre ?

Lors de notre résidence en 2009, nous n’avions pas la maturité pour écrire la biographie d’Henry Black. Il nous fallait d’abord expérimenter ce que cela pouvait être de faire du rakugo tous les soirs. Et puis, nous avions envie de “manger de la scène”.

Nous ne pensions alors pas que le rakugo deviendrait notre métier. Le fait d’avoir été formés par des maîtres japonais nous a mené de festivals en théâtres, dans les pays francophones comme au Japon, où nous avons fait plusieurs tournées. D’abord dans le réseau culturel français, notamment grâce à l’aide de Cyril Coppini, et puis un peu partout dans le pays, même dans des temples. Du raguko par des français pour des français au Japon, c’était super émouvant.

A la quatrième tournée, Stéphane a fait quelques blagounettes en japonais et lors de la dernière en 2018, il a raconté une histoire en entier. Il y a une grande différence entre parler japonais et jouer en japonais, le débit des ragukoka est incroyable, de vraies mitraillettes. 

Nous avons également monté un spectacle qui n’a rien à voir avec le rakugo traditionnel, Fous de France, des grands classiques du conte français, comme La soupe aux cailloux, adaptés en rakugo pour le public japonais. Une façon de leur faire découvrir notre folklore et nos histoires traditionnelles, et de croiser nos cultures.

Pour en revenir au livre, ce n’a pas été simple de trouver une maison d’édition. Le rakugo n’est pas vendeur, c’est une niche de la niche du conte. Heureusement, il y a eu récemment quelques anime sur le sujet, dont la série Le Rakugo ou la Vie que Cyril Coppini vient de traduire en manga (Le Rakugo, à la vie, à la mort). Il a d’ailleurs été sélectionné pour le prix Konishi 2021.

Benoît Macquart, un jeune éditeur chez L’Harmattan montait une collection sur les imaginaires, il connaissait le rakugo, il nous a proposé de nous publier. Le livre est sorti en 2020, juste avant le premier confinement. Ce printemps, il a été coup de cœur du Centre National de la Littérature pour la Jeunesse, c’est génial, cela lui donne une seconde vie.

Qu’as-tu appris durant cette aventure littéraire ?

C’est génial de pouvoir tester directement ce que j’écris sur le public, cela me donne à chaque fois la possibilité d’ajuster, en plus d’avoir le plaisir d’entendre les gens rigoler à mes blagues. J’imaginais la littérature comme un art solitaire, et j’ai découvert qu’elle pouvait être un acte au contact avec les gens. On écrit pour les lecteurs comme on fait un spectacle pour le public, on ne crée pas pour nous.

Être tout le temps confrontée au regard de l’autre et aux retours des spectateurs est une vraie chance, cela permet une remise en question permanente, pour le plaisir de tous j’espère.

Un livre ou un auteur préféré sur le Japon ?

J’ai adoré le dernier en date, offert par un ami. C’est le premier titre d’une nouvelle collection chez Picquier, Le Banquet, dirigée par Ryoko Sekiguchi. Il s’agit de L’ode au chou sauté de Inoue Areno, traduit par  .

Je me suis pris une grande claque à la lecture de ce livre, il est fabuleux. Rien n’est dit, tout est suggéré au détour d’une phrase, cela peut vous emporter le cœur par petit bout et vous redonner l’envie de manger la vie juste après. C’est le parcours de trois femmes quelconques, qui s’excusent presque de vivre et qui reprennent subtilement du poil de la bête au fil du livre.

Sinon, mon auteur préférée est Mieko Kawakami, une jeune femme à découvrir absolument, elle est scotchante. Elle écrit sur la féminité de façon incroyable. Je pense en particulier à Seins et oeufs et à Heaven.

Et maintenant ?

Je croise les doigts pour que cette reprise soit une véritable reprise, nous avons plein de spectacles à venir et tant de routes à explorer.  Cet été, nous avons participé au festival Paroles de Conteurs à Vassivières dans la Creuse et au festival du conte à Saurat en Ariège. Nous sommes depuis en représentation toutes les semaines un peu partout en France, et nous gardons l’espoir de pouvoir repartir au Japon bientôt, car le pays nous manque.

Et puis, notre projet pour Kujoyama va enfin voir le jour, la biographie contée de Henry Black sortira au printemps. Il nous aura fallu douze ans pour l’écrire.

Cet homme a passé sa vie sur scène, dans une culture qui n’était pas la sienne, il a été aimé puis conspué. A la fin de sa vie, les Japonais lui ont reproché de ne pas japonais, ils l’appelaient le “conteur aux yeux bleus”. Il n’y a pas plus beau, plus magique et romantique que l’histoire de ce gars. Sa vie est celle d’un héros de roman du XIXe, c’est fascinant. Le sujet était trop beau pour passer à côté, nous tenions à mettre en lumière la vie de ce personnage et lui rendre hommage. 

Le livre sera un recueil des histoires qu’il a pu raconter, mises en relief par une étape de sa vie et de belles illustrations. C’est un bébé commun avec une maison d’édition fraîchement créée par notre jeune éditeur chez L’Harmattan Benoît Macquart, Alamut. C’est son premier titre édité sur papier car Alamut a plutôt vocation de publier des livres numériques. Nous avons à cœur de faire un objet aussi beau que nous l’imaginons, avec la touche délicate et onirique des illustrations de Barbara Menga ;  un livre poétique, plus intime et personnel que le premier. Alors, je demande des conseils aux grands qui nous entourent et ils ont la gentillesse de nous guider.

J’ai envie de te laisser le mot de la fin…

Allez ouvrir les portes des théâtres pour découvrir ce qui s’y passe derrière. Cela peut vous plaire ou vous déplaire, qu’importe, il y a une véritable urgence à retourner voir du spectacle vivant, pour découvrir ce que les artistes ont passé des mois et des mois à répéter.

Merci Sandrine, nous te souhaitons beaucoup de rires sur les routes du monde, au plaisir de se recroiser.

Découvrez le livre de Sandrine Garbuglia Histoires tombées d’un éventail, contes traditionnels humoristiques japonais aux éditions L’Harmattan.

Histoires tombées d’un éventail, contes traditionnels humoristiques japonais de Sandrine Garbuglia – Crédit photo : Sophie Lavaur

Et poussez la porte d’un théâtre pour voir du rakugo sur scène, les prochaines dates de la Compagnie Balabolka sont sur leur site http://www.rakugo.fr.

Matsuri, contes des fêtes japonaises avec Stéphane Ferrandez – Crédit photo : Sophie Lavaur

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