[Interview] Anime Architecture, rencontre avec Stefan Riekeles

Le 14 octobre dernier sortait l’ouvrage Anime Architecture chez Manabooks, et il faut dire que cette parution n’est pas passée inaperçue. Le titre, plus qu’explicite, a d’abord soulevé l’intérêt du public et les visuels ont ensuite attiré les regards. Et les noms tels que Ghost in the Shell et Akira n’ont que renforcer l’attrait des futurs lecteurs. La promesse de l’ouvrage : une analyse de l’architecture de titres incontournables de l’animation japonaise à travers des illustrations inédites récoltées par son auteur, Stefan Riekeles. Pour l’occasion, Journal du Japon vous emmène à la rencontre de cet historien à qui l’on doit ce titanesque travail. 

Stefan Riekeles, la passion de l’art

© Manuela Clemens, 2020

Journal du Japon : Bonjour et merci d’avoir accepté de nous rencontrer. Pour commencer, pouvez-vous nous parler de votre parcours universitaire et de vos activités professionnelles ?

Stefan Riekeles : Je suis historien en animation et l’auteur de Anime Architecture (Thames & Hudson, 2020) et de Proto Anime Cut Archive (Kehrer, 2011). Auparavant, j’ai été directeur artistique du Japan Media Arts Festival Dortmund 2011 ainsi que directeur du programme du Symposium International sur l’art électronique en 2010. Je suis titulaire d’une maîtrise en études culturelles et en sciences de la communication audio de l’université Humboldt et de l’université technique de Berlin.
Mon principal objectif est de travailler avec des œuvres papier et de les présenter dans des expositions et des publications. En parallèle, j’ai récemment fondé la Galerie Riekeles (riekeles.com) afin d’offrir des reproductions d’archive de ces œuvres qui seraient autrement inaccessibles aux collectionneurs.

Quelle est votre relation avec le Japon ?

Je suis arrivé au Japon pour la première fois en 2005 avec un projet intitulé MobLab. Depuis cette époque, je voulais revenir sur une plus longue période. J’ai eu cette opportunité en 2007 et elle a donné naissance à Anime Architecture.

Comment est né votre intérêt pour l’architecture et les paysages urbains dans les animés ?

Anime Architecture est le résultat d’une recherche approfondie dans le domaine de l’animation japonaise. J’ai entamé ce projet en 2007 avec mon collègue David d’Heilly, lorsque nous avons commencé à rendre visite aux artistes d’animation dans leurs studios à Tokyo. L’un des premiers que nous avons rencontrés était Hiromasa Ogura, le directeur artistique. Il m’a présenté ses paysages urbains pour Patlabor et Ghost in the Shell. Au début, j’ai été impressionné par la quantité de travail nécessaire pour produire quelques secondes de films d’animation. Dans les studios, nous avons vu des piles de boîtes remplies de dessins. Ensuite, j’ai été époustouflé par la qualité de ces dessins : des milliers de dessins incroyables dans des boîtes en carton ! Nous étions persuadés que d’autres personnes souhaiteraient aussi les voir. Nous avons donc décidé de montrer au moins certains d’entre eux dans une exposition et une publication. La première série d’expositions et la première publication était Proto Anime Cut Archive.

© 2021 Thames & Hudson Ltd, London © 2021 Stefan Riekeles

Vos recherches ont débuté en 2008 et le livre arrive dans les librairies françaises en 2021. Que s’est-il passé pendant tout ce temps ? Quelles ont été les étapes pour y arriver, les freins que vous avez dû surmonter ?

Le processus complexe de collecte d’illustrations a façonné ce projet dès le départ. Dans la plupart des cas, les artistes travaillent pour des studios de production en tant qu’employés, et par conséquent cèdent l’intégralité des droits de leurs œuvres à leurs employeurs. Même si l’on met la main sur un dessin, c’est un long parcours pour obtenir la permission de le publier. De plus, dans la pratique, ces œuvres sont rarement considérées comme ayant de la valeur – dans un contexte commercial, tout ce qui compte est le produit final, le film d’animation. On ne sait pas clairement ce qu’il advient de ces matériaux. Dans la plupart des cas, il semblerait qu’ils soient tout simplement jetés à la fin de la production. Bien que les artefacts issus de productions d’anime soient souvent achetés puis vendus par des fans, il arrive parfois que, dans les boutiques spécialisées, ce genre de transactions incluent des cells – ces affiches peintes que l’on voit sur les écrans de cinéma. Elles sont issues de la dernière étape du processus de production et sont rarement réalisées par les personnes qui prennent les décisions créatives.

L’accès aux illustrations a été possible grâce à nos efforts précédents dans le même environnement. Les recherches pour ce projet ont commencé durant l’année 2008 et la première présentation publique est arrivée trois ans plus tard avec l’exposition itinérante Proto Anime Cut (Les Jardins des Pilotes 2011-13) et sa publication conjointe Proto Anime Cut Archive (Riekeles 2011).

Comment avez-vous établi les critères de sélection des animés décryptés dans cet ouvrage ?

Les futurs technologiquement avancés présentés dans ce livre ont souvent été créés par les moyens étonnamment traditionnels que sont le crayon, la peinture et le papier. Ce contraste entre le message véhiculé par une image et les techniques utilisées pour sa création ont été une grande source d’inspiration pour la compilation de cet aperçu. Tous les travaux issus de la période entre 1988 et 2010, une époque durant laquelle l’industrie de l’animé a évolué de manière significative grâce à l’introduction de technologies numériques. Durant ces 22 années, les dessins d’arrière-plans sur papier ont atteint leur apogée, à la fois en termes de réalisme et de souci du détail. Aujourd’hui, l’animation numérique est utilisée dans tous les domaines de production, mais les outils les plus importants pour les créateurs des œuvres présentées dans ce livre continuent d’inclure le tableau de montage, le papier, le crayon et le pinceau – ces artistes ont établi leur carrière et leur réputation à une époque où les animés étaient presque exclusivement dessinés à la main sur papier. Le but de ce livre est donc de présenter des œuvres sur papier, peintes avec de l’aquarelle, dessinées au crayon ou photographiées sur pellicule. C’est ma fascination pour le papier et la peinture, pour les matériaux tangibles, qui m’a inspiré cette sélection d’illustrations. Seuls les longs métrages sortis en salle et ayant été produits avec une attention particulière portée aux arrière-plans ont été pris en considération. La plupart des productions d’anime sont destinées à la télévision. Cependant, comme il faut davantage de détails sur grand écran, le budget et le temps alloués aux travaux d’arrière-plans pour ces sorties en salles permettent des illustrations plus complexes. Cela donne l’occasion aux départements artistiques d’avoir l’opportunité d’exceller dans leur domaine et de produire ainsi des œuvres exceptionnelles.

© 2021 Thames & Hudson Ltd, London © 2021 Stefan Riekeles

Pourquoi avoir choisi ces critères-là ?

Ces critères n’existaient pas à la naissance du projet, mais se sont développés au fil du temps. Pour moi, l’élaboration des critères de sélection est actuellement la partie principale du processus créatif d’une telle enquête. Je commence par ce que je veux. Une forte impulsion fut d’ « avoir les images dans ma main ». Je voulais des œuvres dessinées sur papier. Parce que j’adore la couleur, le papier et les ateliers des studios. Puis, je vois ce que je peux obtenir. Je reviens en arrière et j’ajuste ma liste de souhaits. Je regarde à nouveau d’autres pièces, j’essaie de donner un sens à la sélection que j’aimerais avoir et au matériel disponible. Puis je réajuste. Finalement, le thème émerge à travers les interactions entre l’idée éditoriale, l’échelle de la publication, le budget et le temps disponibles, et le travail fourni pour tout cela.

Quelle est la place de la nature dans les architectures que vous avez sélectionné ?

Comme il s’agit de visions plus ou moins dystopiques, la nature est toujours ailleurs, en dehors du tableau. La seule verdure du livre est le parc dans Tekkonkinkreet. J’ai une relation presque nostalgique avec ce coin. C’est l’environnement le plus relaxant que nous ayons ici.

Parmi tous les paysages urbains que vous présentez dans votre ouvrage, y en a-t-il qui vous ont particulièrement marqué et pourquoi ?

La ville de Neo Tokyo dans Akira est probablement le paysage qui a déclenché mon intérêt initial pour ce thème. Dans l’économie japonaise d’après-guerre, la construction et la reconstruction ont souvent été mises sur le devant de la scène. Dans ce que l’on appelle « l’état de construction » (doken kokka), une grande quantité d’argent public a été utilisée dans de nombreux projets de constructions de barrages, d’autoroutes et de bâtiments publics. On peut se demander si ces projets sont nécessaires ou s’ils servent l’intérêt public. Comme le symbolise la construction du nouveau Stade Olympique et sa destruction ultérieure, Akira exprime la joie et le sens de libération qui accompagnent la dévastation cataclysmique, son démantèlement d’anciennes institutions. Otomo partage cet idéalisme contre-culturel, qui remonte aux années 1960, avec son contemporain Mamoru Oshii.

L’architecture dans l’animation japonaises

Y a-t-il des symboliques liés aux bâtiments dans les animés ? Jouent-ils des rôles particuliers ?

Chaque bâtiment représente un sens spécifique du temps et de l’espace. Dans cette perspective, tous les arrière-plans sont symboliques. C’est ce que Oshii veut transmettre lorsqu’il dit que « les arrière-plans sont la véritable expression de la vision du monde du réalisateur ».

Quelles sont les principales sources d’inspirations de ces architectures ? Retrouvons-nous des sources principalement asiatiques, ou bien européennes voire même françaises ?
Exprimées dans une formule schématique cela donne ceci :
Akira : Blade Runner + Metabolism (surtout Tange Kenzo) + Lang’s Metropolis
Patlabor : soustraire Blade Runner à Tokyo et ajouter beaucoup de période Showa
Innocence : Blade Runner + gothique européen
Metropolis : Blade Runner + art nouveau européen
Evangelion : pas de Blade Runner mais beaucoup de tokusatsu
Tekkonkinkreet : faire de Kichijôji une méga-ville

Quels sont les différents types d’architectures que l’on retrouve dans les animés ?

Je ne peux répondre que brièvement à cette question pour le moment, car c’est une thématique que je suis en train d’approfondir. Les Métabolistes sont une source très importante, surtout pour Katsuhiro Otomo. Pour Oshii, c’est davantage des parties existantes de Tokyo et d’autres en ruines.

© 2021 Thames & Hudson Ltd, London © 2021 Stefan Riekeles

Dans le cas de l’architecture réelle, est-ce que l’on remarque une tendance à retrouver les mêmes lieux dans différents animés ?

Les gratte-ciel de Shinjuku, la Tokyo Tower, le quartier de Ginza sont quelques-uns des repères qui apparaissent dans de nombreux anime et permettent de situer ces films dans la réalité de Tokyo.

L’architecture dans les animés s’attache-t-elle à une certaine fidélité de la réalité, ou se permet-elle de s’en éloigner pour laisser libre court à l’expression de l’artiste ?

Si c’est un bâtiment emblématique, il est rarement dénaturé. Un exemple de dénaturation pourrait être la réinterprétation de Roppongi Hills par le directeur artistique d’Innocence.

© Manuela Clemens, 2020

Vous évoquez rapidement le fait que les décors de l’univers de Hayao Mizayaki pourraient faire l’objet d’un ouvrage à part. Est-ce un projet sur lequel vous travaillez ou sur lequel vous souhaiteriez travailler à l’avenir ?

Oui, j’aimerais faire cela.

Vous travaillez depuis si longtemps sur cet ouvrage. Maintenant que le livre fait son chemin dans les librairies et qu’il a même reçu le Architectural Book Award 2021, est-ce une finalité pour vous ? Ou y a-t-il une suite à cette aventure ?

C’est un tremplin vers la prochaine aventure. Il est temps de faire une annonce, je suppose : la prochaine installation de ce projet sera une exposition de l’œuvre originale d’Akira à Berlin en 2022. Anime Architecture : AKIRA aura lieu du 4 juin au 4 septembre 2022 à la Fondation Tchoban – Musée du dessin d’architecture à Berlin. L’exposition inclura plus d’une centaine d’arrière-plans issus des productions originales, des dessins de mise en page, des conceptions et des tableaux d’images, qui ont été utilisés pour créer le décor emblématique du film, la ville et l’architecture de Neo Tokyo. La plupart de ces œuvres n’ont jamais été présentées au sein d’une exposition, pas même au Japon. C’est un immense honneur pour moi de réaliser cette exposition qui était un de mes rêves depuis longtemps.

 

Rendez-vous donc en Allemagne l’année prochaine pour découvrir ce nouveau projet prometteur de Stefan Riekeles consacré à Akira, de quoi ravir les passionnés de ce monument de l’animation japonaise !

Interview réalisée en anglais courant du mois de novembre 2021.

Rokusan

Roxane, passionnée depuis l'enfance par le Japon, j'aime voyager sur l'archipel et en apprendre toujours plus sur sa culture. Je tiens le blog rokusan.fr dédié aux voyages au Japon.

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