Mon Troupeau irradié : retour sur une projection événement !

Dans le cadre des soirées 100% doc du Forum des images, notre partenaire le festival Fenêtres sur le Japon organisait, ce mardi 29 novembre, une séance événement. La projection du film Mon Troupeau irradié : témoignages d’éleveurs de vaches de Fukushima, de Tamotsu MATSUBARA. Un documentaire bouleversant sur le destin des éleveurs ayant refusé d’abattre leurs troupeaux après la triple catastrophe du 11 mars 2011 et suivi d’une discussion avec Kurumi Sugita et Yûki Takahata, deux militantes antinucléaires respectivement chercheuse et journaliste.

Mon troupeau irradié, affiche, fukushima, accident nucléaire

©Tamotsu MATSUBARA

La mémoire d’une catastrophe

Plus de dix ans après la triple catastrophe, on pensait avoir tout vu des images concernant la préfecture de Fukushima et la désolation dans laquelle le séisme, le tsunami puis l’accident nucléaire l’ont laissée. Celles sur lesquelles s’ouvre Mon troupeau irradié, pourtant, n’ont rien en commun avec les vidéos et photos de gravats et de maisons détruites auxquelles ces dix années nous ont habitués. Il s’agit d’images insoutenables des cadavres des vaches laissées pendant l’incident et mortes de faim dans leurs étables. De véritables charniers que Tamotsu MATSUBARA filme frontalement, ne détournant jamais le regard face aux corps en décomposition, à moitié dévorés pour certains, réduits en cendre pour d’autres. Et ces premières minutes sont un véritable manifeste pour ce documentaire de 2016 aux ambitions claires : attirer l’attention du public sur une situation largement passée sous silence depuis 2011. En effet, deux mois après l’accident nucléaire, les éleveurs de la préfecture de Fukushima ont reçu l’ordre d’abattre leur bétail qui avait perdu toute valeur marchande. Si un grand nombre de bêtes sont mortes à ce moment, une petite partie des éleveurs de la région n’ont pas pu se résoudre à ce geste, et ont choisi de refuser l’ordre du gouvernement en continuant, au péril de leur propre santé, à s’occuper d’animaux ne pouvant plus, pourtant, leur rapporter un centime. C’est à leur combat que Mon Troupeau irradié s’intéresse, en mettant en lumière leurs efforts à la fois pour préserver la vie et la dignité de leurs bétails et pour obtenir une justice et des réparations qui tardent à venir.

Vache, Mon troupeau irradié, documentaire, Fukushima

©Tamotsu MATSUBARA

Résultat de cinq ans de travail, le film est donc un document nécessaire qui a reçu, depuis sa sortie en 2016, de multiples prix à travers le monde, notamment le « Grand prix of Human Documentary » du festival du film d’Osaka en 2016. Ce qui s’y joue, bien sûr, va largement au-delà du cinéma est autant un témoignage, qu’une preuve de ce qui s’est passé et se passe encore à Fukushima depuis 2011. « Il existe des vies interdites. » C’est cette phrase qui lance véritablement le film après quelques minutes d’introduction, et, précisément, Mon Troupeau irradié se fait une mission de montrer ces vies cachées, niées et oubliées par le gouvernement japonais. Les premières d’entre elles, les plus évidentes et celles auxquelles s’applique la formule sont celles des veaux nés des bêtes irradiées. Des naissances formellement interdites par l’exécutif japonais. Mais derrière ces nouveau-nées, il y a d’autres vies sacrifiées auxquelles le documentaire s’intéresse.

Les bovins survivants d’une part, dont l’exécution sommaire a été demandée dès qu’ils ont perdu leur valeur marchande, et, d’autre part, ceux qui s’en occupent. M. Yoshizawa, éleveur. Mme Komine, sa sœur. M. Yamamoto, ancien conseillé municipal et éleveur. M. et Mme Ikeda, éleveurs eux aussi. M. Okada, professeur à l’université d’Iwate. M. Shiba et M. Watanabe, tout deux propriétaires de fermes. Le film donne des noms, des visages, des voix et des histoires aux victimes de Fukushima. Et c’est en ce sens qu’il est nécessaire. Quand le gouvernement freine des quatre fers au devoir de mémoire, MATSUBARA, lui met en image la réalité d’une région et d’une population abandonnée. Il s’intéresse à leur destin, à leurs émotions, et montre les conséquences de la politique japonaise sur leurs vies. Et tout comme les séquences dans les charniers sont insoutenables, les moments où les différents éleveurs cèdent à la tristesse face à la caméra sont déchirants et montrent bien la cruauté d’un système qui les traite en ennemis alors même qu’ils sont les premières victimes de mars 2011 et les seuls à être restés sur le terrain pour agir.

Filmer la résistance

En ce sens, Mon Troupeau irradié est un témoignage d’autant plus essentiel qu’il saisit à la fois les images de désolation de la préfecture de Fukushima et leur effet sur ceux qui les ont subis. Ça n’est pas une fiction qui esthétiserait la destruction. C’est le constat amer de la réalité d’un monde qui a été détruit pour des raisons fondamentalement économiques et dont la disparition affecte non pas des personnages mais des personnes. Des gens bien réels qui ont tout perdu en un instant et qu’on a trop vite voulu oublier et dont la douleur à l’écran doit être entendue.

Mon troupeau irradié, désolé, fukushima, tsunami

©Tamotsu MATSUBARA

Cela dit, le documentaire est aussi une trace qui compte pour sa valeur scientifique et témoigne de l’effet des radiations sur les bêtes. Les « vies interdites » sont aussi celles-ci. Les vies d’animaux que, malgré des mutations évidentes, le gouvernement préfère faire abattre – et le « faire », ici, est important, car c’est en définitive, une responsabilité que l’exécutif ne prend pas lui-même et qu’il reporte sur les éleveurs – plutôt que d’étudier, ce qui permettrait de les garder en vie. Au fond, Mon Troupeau irradié est un triple récit, un triple témoignage. Celui des conséquences écologiques et environnementales que le film documente et enregistre année après année. Celui de l’échec du gouvernement japonais et de TEPCO, la société qui gérait la centrale de Fukushima Daiichi, à y faire face, et celui de la façon dont cet échec a fait et fait encore peser un poids économique, moral et sanitaire sur les résidents et agriculteurs de la préfecture de Fukushima. Depuis maintenant plus de dix ans, les éleveurs du film payent de leur poche l’entretien de troupeaux qui ne leur rapportent rien. S’ils sont aidés par des bénévoles venus de tout le pays et auxquels le film rend hommage, cet effort financier est évidemment étouffant pour ne pas dire invivable, et implique, aussi, des risques sanitaires puisqu’ils continuent à vivre ou se rendre dans des zones encore largement irradiées. Traités comme des parias par le gouvernement, ignorés par le reste de la population – il faut voir les journées que M. Yoshizawa passe à Tokyo, le public largement indifférent à ses appels à l’aide et sa voix brisée par la détresse – ces éleveurs que le filme montre sont dans une position délicate, et, en plus de tout ce que nous avons déjà dit, Mon Troupeau irradié est aussi un beau témoignage de leur résilience et de leur courage.

Une soirée pour accompagner le film

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©Tamotsu MATSUBARA

Une résilience et un courage qui débordent, d’ailleurs, très largement du temps du film. En effet, depuis 2016, la situation a continué d’évoluer, pas toujours pour le mieux, et le réalisateur lui-même a adressé une lettre au public du Forum des images pour en parler. Dans ce texte, tout en évoquant les difficultés que les chercheurs continuent d’éprouver pour réunir des fonds pour leurs recherches et le nombre toujours plus réduit d’animaux survivants, il ne manque pas de souligner le « miracle » de la survie d’autant de bêtes après une telle catastrophe. Un miracle qui est entièrement dû aux efforts mis en place par les éleveurs du film, qui continuent de faire face, 6 ans après son tournage, malgré la fin de l’indemnisation pour le bétail irradié, malgré les cas de leucémies qui se multiplient dans leurs troupeaux et malgré une décontamination au point mort en dehors des routes et axes principaux de la préfecture.

Sa lettre est un exemple de sensibilité, qui fait l’éloge de ces hommes et femmes vieillissant qui continuent la lutte malgré tout. En parallèle, elle rappelle aussi que le film n’est pas anti-Japon, mais bien anticapitaliste et que c’est ce dernier, et non la société japonaise dans son entièreté qui doit être mise à bas pour sortir de la crise que l’accident de Fukushima a déclenchée. « Notre société a adopté un système de valeurs qui donne la priorité à l’économie et où la vie de toutes les créatures vivantes, y compris les humaines, n’a pas de poids. Nous parlons beaucoup des objectifs de développement durable, mais afin de les réaliser, chacun et chacune d’entre nous devrait freiner cette course aux profits économiques et partager les conséquences qui en découlent. »

Outre un moment important de cinéma, cette soirée 100% doc organisée par Fenêtres sur le Japon était donc un événement citoyen précieux, autant d’éducation aux enjeux et surtout aux risques du nucléaire, qu’un exemple de solidarité et de résistance à petite échelle et une vaste réflexion sur le rapport aux animaux. Mon Troupeau irradié est un film choc, souvent choquant même. Mais il a ouvert, ensuite, à un long débat sur la politique sociale japonaise, les conséquences médicales des accidents nucléaires et les actions du gouvernement pour y faire face. Une conversation dirigée par Mme Sugita et Mme Takahata qui ont, notamment, approfondi les explications de la lettre de M. Mastubara sur la situation actuelle. « Il est important de retourner sur le terrain et de voir ce qui se passe réellement avec les victimes et d’écouter leurs voix. » C’est sur ces mots que la première achevait son intervention. Des mots qui résument parfaitement l’intention de Mon Troupeau irradié : donner la parole à ceux qui en sont privés et mettre un coup de projecteurs sur des histoires qu’on essaye d’effacer.

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©Tamotsu MATSUBARA

Ce sont ces paroles que Fenêtres sur le Japon, par leur seule existence, amplifient, rendant visibles en France des films qui, sans eux, ne seraient pas distribués dans l’hexagone et permettant au public non seulement de les voir, mais aussi d’échanger autour de leurs sujets. Une initiative qui doit être saluée et soutenue. Et le succès de la projection de Mon Troupeau irradié dans une salle presque pleine annonce une année 2023 riche en découvertes et débats. Année qui devrait se finir en fanfare, avec la deuxième édition du festival, les 17 & 18 novembre prochains.

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