Elles nous racontent leur Japon #26 Muriel Jolivet

Les dernières chamanes du Japon de Muriel Jolivet – Crédit photo : Sophie Lavaur

Muriel Jolivet est une japonophile émérite. Sociologue, elle a écrit de nombreux ouvrages sur le Japon où elle vit depuis une moitié de siècle. Elle y porte un regard sans fard, empreint d’une grande humanité.

Je l’ai rencontrée cet automne, à l’occasion de son passage à Paris où elle est venue présenter ses recherches sur les dernières chamanes du Japon.

Un échange passionnant et profond sur un Japon méconnu, à mille lieues des éternels clichés et des sentiers battus.

Sophie Lavaur : Bonjour Muriel, qu’auriez-vous envie de dire sur vous pour vous présenter ?

Muriel Jolivet : Je vis à Tokyo depuis bientôt cinquante ans. J’ai écrit onze livres sur le Japon, un tous les cinq ans environ. Disons que chacune de mes années sabbatiques a été consacrée à l’écriture.

Entre-temps, je lisais beaucoup, je décidais sur quoi j’avais envie d’écrire et je préparais le terrain, tout en travaillant.

J’ai enseigné à l’université Sophia de Tokyo de 1983 à 2017. En français, en japonais et en anglais, à des étudiants de troisième et quatrième années. Je donnais des cours de sociologie sur la civilisation et la société française et japonaise. Il y avait aussi des séminaires sur des thèmes assez variés.

Comme il n’existait pas de manuel, j’avais un gros travail de préparation à faire, ce qui a nourri mes recherches et ma curiosité.

Pourquoi le Japon ?

Mes chamanes diraient que j’étais Japonaise dans une vie antérieure. Disons qu’il y a eu des balises et des synchronicités sur mon chemin.

Cela a commencé au lycée, par un poster sur des cours du soir de chinois. J’ai eu mon épiphanie à ce moment-là et j’ai su que je devais m’inscrire. J’étais en section trilingue, j’apprenais déjà l’anglais, l’espagnol et l’allemand. La professeure, Mademoiselle Bissat, était passionnante et grâce à elle, j’ai fait les trois niveaux en deux ans et j’ai passé le chinois au bac.

Puis je suis entrée aux Langues O’ (à l’INALCO) où j’ai commencé à apprendre le japonais en poursuivant mes études de chinois. En licence, il m’a fallu choisir entre les deux langues, et j’ai choisi le japonais. Nous étions au début des années soixante-dix, la Chine n’était pas ce qu’elle est aujourd’hui et j’hésitais à partir étudier à Pékin en logeant dans un dortoir sans chauffage.

J’ai candidaté à l’Institut franco-japonais pour obtenir une bourse d’enseignement. J’ai eu la chance d’être recrutée par la branche de Tokyo. Je suis partie à vingt-deux ans, sans penser que j’y resterais toute ma vie.

J’assurais dix-huit heures de cours de français par semaine. J’enseignais à un public varié : des employés du MITI (ministère de l’économie japonais) et des salarymen aux cours du soir. Ils avaient tous vingt ans de plus que moi, mais j’étais passionnée et je faisais au mieux.

J’ai continué mes études à distance jusqu’à mon doctorat à la fin des années 70. Je rentrais en France passer mes UV, aussi je suis restée peu de temps sur les bancs parisiens des Langues O’.

En 1974, j’ai obtenu une bourse du gouvernement français qui m’a permis de m’initier à la sociologie à l’Université Waseda à Tokyo, puis une du gouvernement japonais en post-doc rattachée à l’université de Tokyo. À l’issue de mon doctorat, j’ai été titularisée à l’Université Sophia, ce qui a contribué à ce que je m’installe définitivement au Japon.

Finalement, ce qui me reste de la Chine est le taï chi. Et là, ma connaissance du chinois s’est avérée utile pour passer l’examen écrit de mes dans.

Après toutes ces années de vie au Japon, que vous reste-t-il de la France ?

Mes amies ! J’ai trois amies de cœur qui me manquent beaucoup. À chaque fois que je les vois, c’est un grand bonheur partagé.

L’amitié au Japon est différente. Les Japonais sont très gentils, mais ne sont pas liants, ils ne se livrent pas facilement, aussi les relations restent trop souvent superficielles. On découvre leur amitié à travers de petits cadeaux ou des messages truffés de cœurs. Mon livre sur les chamanes m’a néanmoins apporté deux très bonnes amies qui sont des femmes extraordinaires et qui sortent des rangs.

Dans le quotidien, j’ai des connaissances, je ne sais pas si cela va jusqu’à l’amitié. J’ai sympathisé avec une camarade du dôjô, on fait un bout de chemin en bavardant jusqu’à la gare, elle me rapporte des petits cadeaux de ses voyages, mais je ne sais rien sur elle, je ne connais que son nom.

Une de mes meilleures amies écrivaine, que je fréquente depuis près de quarante ans, me reçoit toujours dans un bureau de bric et de broc situé à l’entrée de sa maison. En guise de thé, elle verse de l’eau chaude sur le thé du matin. Alors qu’elle a une demeure magnifique et aurait les moyens de faire autrement.

Une voisine m’a fait attendre dans le froid quinze minutes en bas devant chez elle pour me présenter son nouveau chat, plutôt que de me faire monter. Des exemples comme cela, j’en ai plein.

Je dirais que les Japonais manquent de convivialité, ils ne vous invitent jamais chez eux. Tout cela me chagrine mais j’ai appris à faire avec.

Ça, c’est dans les grandes villes. À Okinawa, c’est différent. Les chamanes reçoivent à domicile et les gens vous ouvrent leur porte tout grand. Dans les maisons traditionnelles, on entre directement dans la vie de la personne, face au buchidan, l’autel des ancêtres. Les gens se moquent de ce que vous pouvez penser, il y a une simplicité que je n’ai pas trouvée ailleurs.

Ce livre Les dernières chamanes du Japon est donc votre onzième ouvrage ?

Oui, et j’espère bien ne pas m’arrêter là. J’ai commencé par m’intéresser aux deux facteurs d’intégration sociale que sont le mariage et le travail : j’ai dédié mon master au premier et mon doctorat au second.

Ma thèse a été publiée sous le titre L’université au service de l’économie japonaise. J’ai voulu montrer que le but essentiel de l’université était de préparer des jeunes à travailler dans les firmes japonaises. Contrairement à chez nous, au Japon, les études supérieures sont très utilitaires. Les étudiants sont triés à l’entrée, et après, ils ne font plus grand-chose. Ils n’ont pas besoin d’étudier, car tout se joue sur le nom de l’université, et quoi qu’il arrive, ils sont diplômés.

Ce qui est surprenant, c’est qu’ensuite, ils se débrouillent très bien. Ils rejoignent de grandes entreprises et font de belles carrières. Bref, le système fonctionne. Sauf que je ne sais quoi en penser, car cela me semble tellement dommage de ne pas mettre à profit ces quatre années d’études pour apprendre.

Avoir deux enfants au Japon m’a beaucoup inspirée pour l’ouvrage suivant, Un pays en mal d’enfants. En 1989, la baisse de la natalité inquiétait déjà. À l’époque, on me traitait de pessimiste quand je disais que le taux de fécondité continuerait à chuter. J’avais vu juste : de 1,57 en 1989, il est passée à 1,31 en 2021.

On n’imagine pas combien la maternité au Japon est difficile, à quel point les femmes sont peu aidées, que ce soit par leur conjoint ou par leurs proches. Yamada Masahiro, un sociologue de la famille très connu a écrit que le « mariage était juste un ibento » – un petit évènement – pour les hommes alors que pour les femmes, c’est un umare kawaru, une réincarnation dans une nouvelle vie. Je m’étais dit voilà un homme d’une grande sensibilité, il a tout compris.

Après la cérémonie de mariage, les hommes retournent travailler et l’affaire est réglée. Mais pour les femmes, c’est tout autre chose. C’est un bain d’immersion dans la famille du mari, à s’adapter le plus souvent aux piques de la belle-mère, et si elles n’ont pas d’enfant tout de suite, elles sont harcelées pour en avoir.

Il n’y a aucune solidarité dans les familles, les grands-parents ne sont pas du tout aidants, ils ne se sentent juste pas concernés. Alors je comprends les femmes qui hésitent à avoir des enfants, c’est presque une entrée en religion. En plus, sur le plan économique, les Japonais réfléchissent à deux fois car il faut compter entre vingt et trente millions de yens pour élever un enfant.

Dans Homo Japonicus, j’ai étudié les hommes japonais, que je me suis efforcée de socio-analyser à la manière de Pierre Bourdieu. J’avais interviewé beaucoup d‘hommes qui me racontaient leur vie. Parmi eux, il y avait un excellent père qui se levait à cinq heures du matin pour s’occuper de son bébé, avant de partir au travail.

Puis j’ai voulu parler des jeunes, cela a donné Japon, la crise des modèles. Avec Tokyo memories et Tokyo instantanés, j’ai présenté avec mes étudiants (qui ont aussi fait les illustrations) une mosaïque de ce qui se passe dans la vie japonaise. Confidences du Japon a bouclé cette trilogie.

Dans Chroniques d’un Japon ordinaire, j’ai fait une sorte d’état des lieux de nombreux aspects de la société japonaise en y ajoutant une longue bibliographie pour asseoir mon propos.

Et enfin, il y a Les dernières chamanes du Japon, sorti en 2021 sur lequel j’ai travaillé pendant de longues années.

Quel est celui qui vous est le plus cher ?

Le dernier, parce qu’il a remué beaucoup de choses en moi. Il y a un message sous-jacent dans ce livre, qui est engagé sur beaucoup de plans. J’ai voulu réhabiliter ces chamanes qui n’ont pas le respect qu’elles méritent.

Dans le nord du Japon autrefois, les malvoyantes et autres personnes avec un handicap étaient méprisées voire considérées comme des hinin, des non-humains. Elles avaient le choix entre devenir itako (chamane), masseuse ou goze (musiciennes itinérantes). Je parle beaucoup de ces femmes remarquables dans mon livre, car leur histoire m’a profondément bouleversée. Imaginez : elles parcouraient vingt kilomètres chaque jour dans les montagnes du Tôhoku, par tous temps, marchant à la queue leu leu, la main sur l’épaule de l’autre, la moins malvoyante devant et les fillettes au milieu.

Les jeunes japonais ne connaissent même pas ce mot goze et il m’arrivait d’initier mes étudiants à leur propre culture lors de mes séminaires.

À Amami Ôshima, une des chamanes me racontait qu’elle était régulièrement sollicitée par les médecins pour aller à l’hôpital afin de les aider à définir si leurs patients relevaient de la psychiatrie ou de la possession. Et une fois sur place, ces mêmes médecins faisaient semblant de ne pas la connaître. Je doute d’ailleurs qu’elle soit rémunérée pour ce travail.

Une de mes amies chamanes de Tokyo passait ses nuits à faire la même chose, rognant sur ses heures de sommeil. Je trouve que ces femmes font énormément de bien et elles méritent d’être reconnues pour cela.

Quand elles reçoivent leurs clients, elles les écoutent longuement et les aident à littéralement “cracher le problème” (hakidasu) pour les aider ensuite à trouver une solution. Ces derniers ont l’impression que les médecins se débarrassent d’eux à coup de médicaments mais ils sentent bien que cela ne suffit pas pour guérir. Il en est pour reconnaître qu’une consultation chez une chamane leur évite dix années de thérapie.

Une autre chose que je dénonce en filigrane dans mon livre est le fait que le peuple d’Okinawa se sent complètement exploité. D’un côté par les bases américaines (il faut vivre le vacarme incessant des avions militaires à Naha) et de l’autre par les Japonais du Honshû qui ont exploité les magnifiques côtes de corail pour construire des resort hotels et des terrains de golf. Et l’argent du tourisme ne profite guère à la population locale.

C’est le même constat à Hokkaidô. Ashiri Rera, la dernière chamane aïnou, est extrêmement engagée pour la défense des territoires sacrés de son peuple. Ils ont été spoliés par les « colonisateurs » qui ont construit des barrages à tout va, détruisant l’écosystème naturel. La culture aïnou est en train de disparaître. Plus personne ne parle cette langue, mis à part ma chamane de soixante-seize ans. Après elle, la culture de son peuple et ses pratiques chamanique vont disparaître, c’est tragique.

Comment avez-vous eu l’idée d’écrire sur ces chamanes ?

Ce livre m’est venu à l’esprit de différentes manières.

En 1999, je suis allée au mont Ozore assister à un rassemblement de chamanes aveugles – les itako – que les gens viennent consulter pour communiquer avec leurs morts.

Ces kuchiyose ont lieu en même temps que la fête du Bodai-ji, un temple Zen de l’école Sôtô situé en haut de la montagne. Il y a un monde fou mais c’est bien connu que les gens se déplacent avant tout pour les chamanes. Or, ces femmes sont toujours installées à l’extérieur de l’enceinte du temple, sans la moindre considération de la part des bonzes, qui par ailleurs font salle comble en logeant les visiteurs, car il faut dormir sur place pour avoir une chance de passer.

Ce mépris à leur égard est choquant, alors que ces itako font tellement de bien aux gens. Elles sont d’une perspicacité extraordinaire, et ce qu’elles m’ont raconté sur les problèmes de leurs clients est passionnant. En les écoutant, j’ai souvent eu l’impression d’entendre des psychiatres, alors qu’elles n’ont pas fait d’études et sont formées sur le tas.

Avec le temps, j’ai eu l’occasion d’en rencontrer d’autres et je me suis nourrie des anecdotes qu’on me racontait sur ces femmes. Comme cette connaissance migraineuse, à qui la chamane qu’elle venait consulter, avait déclaré “Vous avez une migraine… je le sais parce que je l’ai maintenant, mais ne vous inquiétez pas, je sais gérer”. Ce cas de « transfert » m’avait sidérée.

Ces femmes m’intriguaient, j’avais l’impression que leur savoir allait disparaître et je voulais me dépêcher de les rencontrer pour me faire une idée. Une itako se définit d’ailleurs comme une espèce en voie d’extinction.

Mais on trouve aussi en France des coupeurs de feu. Certains médecins proposent cette option pour soulager leurs patients dans les hôpitaux. Mes chamanes font pareil, elles soulagent, et même parfois elles guérissent et se guérissent. C’est le cas d’Ashiri Rera, la chamane aïnou : les médecins lui donnaient trois mois à vivre et quinze ans après, elle était devant moi en pleine forme.

J’ai été inspirée par le livre de Miura Kiyohiro (non traduit), sous-titré en anglais Wandering through the mist of England. Cet auteur (prix Akutagawa 1988 pour Je veux devenir moine zen) a passé une année sabbatique à Londres à rencontrer médiums et voyants, soit toutes les professions en lien avec les esprits. J’avais trouvé son idée si originale que je lui avais écrit en 2004.

Il m’avait déconseillé de m’engager sur ce sentier trop complexe pour le Japon. Alors, j’ai attendu d’être à la retraite pour faire ce que j’avais envie de faire et lui prouver qu’aussi complexe soit-il, ce sujet pouvait être abordé malgré tout. Maintenant il ne jure que par mon livre et me cite dans la préface de son ouvrage qui vient d’être réimprimé. À quatre-vingt-douze ans, il est très fier de m’avoir incitée à marcher sur ses pas.

J’ai aussi aimé le livre de Tôhata Kaito, un psychologue clinicien qui a vécu six mois à Okinawa pour tester tous les remèdes possibles et imaginables, à la manière d’un cobaye. J’ai adoré son histoire, car il est très drôle. Et en plus, il a l’honnêteté de reconnaître que plein de remèdes ont marché pour lui, sans qu’il puisse dire pourquoi.

Au Japon, on a tous un rebouteux ou un acupuncteur de service qui a le don extraordinaire de soigner ce qui ne peut l’être par la médecine conventionnelle. Et on va le voir quand plus rien ne marche.

En fait, les chamanes comme les rebouteux m’ont toujours fascinée.

La part de l’écriture dans votre quotidien ?

Quatre-vingt-dix pour cent de ma vie est consacrée à la lecture et à l’écriture. Mes sources sont presque toutes en japonais. Ce sont des livres et des publications parfois ardus à lire.

Je me souviens d’une thèse de quatre cent cinquante pages sur les yuta – les chamanes d’Okinawa – entièrement lue et annotée en deux semaines, le temps de l’emprunt à la bibliothèque. Je prends beaucoup de notes, sur des cahiers que je garde.

Le matin, j’écoute les nouvelles françaises, allemandes puis la BBC, et je me mets au travail après quelques tâches ménagères. Je noue (symboliquement) mon hachimaki autour de la tête et en avant !

Si je n’avais pas un mari à la retraite comme moi et affamé dès midi, je continuerais jusqu’au milieu de l’après-midi. En fin de journée, je vais au dôjô faire du taï chi pour me maintenir en forme ou je saute sur mon vélo pour une grande balade ressourçante. J’ai dans Tokyo, mes petites ruelles favorites qui font ma joie !

Quel est votre plus beau souvenir d’autrice ?

Il m’arrive tant d’histoires extraordinaires avec les chamanes, et j’ai plusieurs beaux souvenirs liés à mon travail sur elles.

Les gens viennent me voir à la fin de mes conférences, ils sont là avec leurs problèmes et me demandent les coordonnées d’une chamane. Alors si ce livre sert à ça, c’est merveilleux, il aura rempli sa fonction de réhabilitation de ces femmes en plus d’aider à faire du bien.

Il y a aussi cette femme d’Okinawa rencontrée récemment lors d’une exposition à Tokyo qui s’est approchée de moi pour me souffler à l’oreille “On m’a dit de vous dire de continuer à vous intéresser aux malvoyants….”. J’ai appris après coup qu’elle était yuta. “On m’a dit de vous dire”, cette communication divine, je l’ai entendue plusieurs fois.

Il y a aussi cette grande chamane d’Okinawa qui, en juillet dernier, m’a spontanément prise dans ses bras en me disant “Vous, vous êtes près de Dieu”. Je ne sais pas trop ce qu’elle voulait dire par là, mais j’ai été touchée.

Enfin, la qualité et la profondeur de la relation que j’ai avec les deux chamanes que je connais depuis vingt ans pour l’une, cinq ans pour l’autre, justifie tout ce travail.

Votre livre ou auteur préféré sur le Japon ?

Le meilleur livre que j’ai pu lire sur le Japon est celui de Yuko KAWANASHI, Mental Health Challenges Facing Contemporary Japanese Society: The « Lonely People «  (non traduit en français).

Sociologue et psychologue clinicienne, elle a passé son PhD aux États-Unis. Elle décrit avec une grande sensibilité la solitude des Japonais. Je crois qu’effectivement ces gens sont très seuls et ont peu d’amis sur qui compter. Inhibés par ce qu’on peut penser d’eux, ils ne vous invitent pas chez eux par peur de montrer leur intérieur, ce qui serait vécu comme une mise à nu de leur vie privée.

Le spécialiste des « men studies » Itoh Kimio disait récemment que les hommes veufs, passé soixante-cinq ans, avaient l’occasion de parler à quelqu’un seulement une fois tous les quinze jours, même à Tokyo. Imaginez où on va maintenant que les caisses automatiques se généralisent !

À mon dôjô, il y a un champion très doué et bardé de médailles, qui dégage pourtant une grande tristesse.

Les Japonais trimbalent leurs problèmes, ils ont toujours peur de déranger, alors que l’amitié telle que je la conçois, c’est écouter l’autre pour le soulager. Au Japon, quand on va mal, on se retire au fond de sa caverne le temps que ça passe. En Occident, nous avons une simplicité d’être, que les Japonais ont du mal à comprendre.

Les prochains projets ?

J’aimerais avoir le temps d’y penser ! La version japonaise de mon livre sur les chamanes va sortir en février 2023, j’ai passé cette dernière semaine à relire la traduction et je vais probablement avoir quelques conférences à donner après sa parution.

Dans la continuité de ce travail, je voudrais maintenant rencontrer des psychiatres japonais, pour les confronter aux limites de leur discipline, puisqu’ils sollicitent parfois des chamanes pour les aider. Je voudrais recueillir le témoignage de scientifiques qui, à peu de choses près, disent la même chose qu’elles.

À Okinawa, médecins et yuta ont l’intelligence de se recommander les uns aux autres, pour le bien de leurs patients. Et il n’est pas rare non plus qu’un soignant aille consulter une chamane.

Je voudrais contacter des professionnels ouverts à la discussion comme le secouriste Yahagi Naoki. J’ai lu nombre de ses interviews dans la presse, c’est un homme passionnant qui raconte des choses invraisemblables avec beaucoup de simplicité. Il a vu des gens mourir dans ses bras, a vécu des expériences de clairaudience, et a même consulté un médium qui a canalisé sa mère pour l’aider à faire son deuil. Il me fait penser à Jean-Jacques Charbonier car c’est quelqu’un qui fait avancer les choses, au risque de perdre sa crédibilité auprès de ses collègues.

Je vais l’approcher discrètement pour ne pas le déranger. Les chamanes non plus n’ont pas de temps à perdre, car elles sont très sollicitées. Cela n’a pas été simple de les rencontrer.

J’ai déjà beaucoup lu sur la psychiatrie ancienne au Japon, je sais ce que je veux dire mais je n’ai pas eu le temps de réfléchir au moyen d’articuler mon propos. Ce sera un autre livre important dans ma vie.

J’ai envie de vous laisser le mot de la fin…

Pour Homo japonicus, un monsieur que j’avais interviewé m’avait dit “Vous pouvez me poser toutes les questions que vous voulez, mais ne me demandez pas si je suis heureux”.

Cela en dit tellement long sur la solitude des Japonais ! Il y a plein de fêtes au Japon, c’est joyeux, tout le monde boit, on danse, mais cela reste superficiel.

Les gaijin disent que c’est difficile de se faire des amis au Japon, mais finalement, pour les Japonais c’est la même chose.

Merci Muriel pour votre temps et pour cet échange si riche et si vivant, j’aurais bien envie de vous suivre lors de vos prochaines visites aux chamanes

Le dernier livre de Muriel Jolivet Les dernières chamanes du Japon est à découvrir aux éditions Véga. Ses autres ouvrages sont toujours disponibles en librairie.

 

 

1 réponse

  1. Sergio Gi dit :

    Ce que dit Mme Jolivet est, malheureusement, vrai. Le Japon est probablement le seul pays au monde ou, malgré tous vos efforts pour vous intégrer, vous n’y arriverez jamais. Combien de « vrais » amis japonais avons-nous dans ce pays apres 30 – 40 voire 50 ans de presence ? Des connaissances certes, dans le travail principalement, mais apres ? La convivialite ne fait pas partie des moeurs nipponnes… contrairement à d’autres pays asiatiques. Toutefois, mis à part un zest de xénophobie [?], la pratique est courante entre autochtones également d’où la grande solitude de celles et ceux [surtout les hommes] qui sortent du monde du travail.
    n.b. Si un Japonais vous dit : « passez a la maison un de ces jours », ne le faites surtout pas. Ce serait extremement gênant. Simple formule de politesse.

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