Alain Vézina retrace les relations nippo-américaines à travers la franchise Godzilla

En 1933 sortait le film King Kong de Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack. La Tōhō s’inspira, entre autre, du gorille américain pour créer son monstre géant, Gojira en 1954. Le professeur de cinéma et de journalisme, Alain Vézina, retrace, dans son essai Godzilla et l’Amérique – Le choc des titans chez Les Presses de l’Université de Montréal, les relations fluctuantes entre les États-Unis et le Japon, sur presque 70 années, de l’après-guerre à aujourd’hui, en analysant les nombreux films de la franchise Godzilla, l’une des plus lucratives et longues de l’histoire du 7e art.

Une Godzilla et l'Amérique - Le choc des titans de Alain Vézina

Une longue tradition de monstres au Japon

Dès le premier chapitre, l’auteur donne de nombreuses clés pour comprendre le kaijū eiga, genre de films japonais mettant en scène ces « monstres » ou « bêtes étranges ». Alain Vézina commence par rappeler l’interprétation animiste des forces de la nature. Le célèbre typhon qui a englouti la flotte mongole et a ainsi repoussé l’invasion au 13e siècle est un exemple donné où les Japonais ont vu dans cet événement du kamikaze (« vent divin »), une aide bienvenue des dieux (kami). Au 18e siècle, à l’époque d’Edo s’est aussi popularisée la légende de Namazu, le poisson-chat géant responsable des nombreux tremblements de terre que subit l’archipel nippon.

Mais la puissance de ces mêmes divinités peut s’abattre à tout moment sur le Japon. Ainsi, quand un cataclysme frappe le pays, une telle conception tend à en attribuer la cause à l’intervention d’un être fabuleux qui, parfois, a une taille proportionnelle à l’ampleur des destructions qu’il engendre.

Chapitre 1 – Comprendre le kaijû eiga (page 21)
A gauche : estampe d’Ogata Gekkō datant de 1897 représentant un dragon s’élevant au ciel avec le mont Fuji à l’arrière-plan
A droite : estampe d’auteur inconnu datant de 1855 représentant le kami Takemikazuchi qui chevauche le poisson-chat géant

Le kaijū eiga s’inscrit dans cette tradition et plusieurs monstres se confondent avec une force de la nature. Citons Baragon pour les tremblements de terre. Mais aussi Mothra, Ghidorah et Rodan qui causent des vents destructeurs comparables à des typhons. Si leurs affrontements provoquent diverses catastrophes naturelles fréquentes dans l’archipel nippon, les kaijū ont des comportements ambigus : leur force se montre même bienfaitrice lorsqu’ils défendent le Japon d’une invasion extra-terrestre !

La mythologie et le folklore japonais regorgent de monstres géants comme des dragons et des serpents. Alain Vézina fait remarquer, à juste titre, des ressemblances entre les oni, sorte de démons et les kaijū. Lors de la guerre du Pacifique, la propagande nipponne représentait le président américain Roosevelt et le premier-ministre britannique Churchill sous les traits hideux de ces géants maléfiques cornus. En 1954, Godzilla figure ainsi l’agresseur américain : les pas du saurien radioactif ravivent le souvenir traumatisant des bombardements américains sur les villes japonaises.

Des messagers de l’apocalypse

Godzilla est la personnification de l’horreur qu’est l’arme nucléaire. Si tout le monde lie aisément Godzilla au traumatisme des bombardements atomiques d’Hiroshima et de Nagazaki des 6 et 9 août 1945, l’auteur rappelle un événement tragique en lien avec le fléau nucléaire. En effet, 9 années après l’utilisation des bombes A, Little Boy et Fat Man, l’équipage du thonier Daigo Fukuryū Maru (« Dragon chanceux no 5 ») est contaminé par des retombées radioactives lors de l’essai nucléaire de la bombe H Castle Bravo dans l’atoll Bikini le 1er mars 1954. Le premier film de la franchise Godzilla sort en novembre de la même année et s’inscrit dans un contexte anti-nucléaire renforcé au Japon. De peur qu’un mouvement anti-américain naisse dans l’archipel, les États-Unis versent en guise de compensation, présentée comme « une marque de sympathie »,  2 millions de dollars pour résoudre le contentieux.

Le champignon atomique de Castle Bravo

Le champignon atomique de Castle Bravo – Photo du United States Department of Energy

Faisant le parallèle avec le mythe grec de Prométhée, les monstres sont envoyés par les dieux pour punir l’humanité et ses technologies qui détruisent la nature.

Godzilla incarne une perversion de la nature et de la science envoyée pour châtier les hommes qui ont eu l’audace prométhéenne d’allumer le brasier nucléaire.

Chapitre 1 – Comprendre le kaijû eiga (page 27)

De plus, l’apparition des autres kaijū ne doit rien au hasard puisque c’est encore l’activité humaine qui en est responsable et qui est critiquée dans les films de la franchise. Citons Hedorah, apparu dans Godzilla vs Hedorah (1971) qui est une sorte de « boue » (comme son nom dérivé de hedoro l’indique) géante qui se nourrit des fumées des usines. La pollution industrielle est ainsi dénoncée à l’écran. Et l’auteur remet particulièrement bien le film dans son contexte historique.

À l’après-guerre, le Japon connaît une forte croissance économique qui impacte directement la santé de la population japonaise. Autour de la ville de Minamata, ce sont entre 13 000 et 25 000 victimes empoisonnées au mercure, après avoir consommé des poissons contaminés par le déversement des eaux usés de l’usine pétrochimique de Chisso. Alain Vézina cite aussi l’exemple de Biollante né de manipulations génétiques pour créer une arme bactériologique dans le film réalisé par Kazuki ŌMORI, Godzilla vs Biollante (1989).

Affiche japonaise de Godzilla vs Hedorah
Affiche japonaise de Godzilla vs Hedorah

70 ans de relations fluctuantes entre les États-Unis et le Japon

Dans Mothra (1961), en pleine guerre froide, les essais nucléaires sont encore dénoncés. Le film débute justement en rappelant l’accident du thonier japonais et son équipage irradié par les retombées radioactives appelées « cendres de mort » (死の灰 shi no hai) par les pêcheurs irradiés du Daigo Fukuryū Maru. Le réalisateur Ishirō HONDA utilise la nation fictive de Rolisica (Rorishika dans la version originale, combinaison de Roshia [Russie] et Amerika pour les États-Unis) pour dénoncer la course à l’armement que se mènent les deux superpuissances américaine et soviétique.

Clark Nelson et les deux shobijin dans le film Mothra de 1961

L’antagoniste n’est pas le monstre mais le Rolisican Clark Nelson qui incarne le matérialisme et la cupidité du mode de vie américain. Sur l’île d’Infant, il enlève les deux shobijin, petites prêtresses mesurant 30 cm pour créer un spectacle à l’esthétique disneyienne au Japon. La divinité en colère de l’île Mothra, à la recherche des deux captives, détruit tout sur son passage. Protégée dans son cocon, la chenille géante devenue un papillon résiste même au feu des canons atomiques mis à la disposition des Forces japonaises d’autodéfense par les Rolisicans. Ce n’est pas les forces étrangères qui sauvent le monde mais un trio japonais qui a développé une relation amicale avec les deux prêtresses.

Ce retournement de situation rappelle la renégociation du traité de sécurité, qui devient en 1960 un traité de coopération mutuelle et de sécurité renouvelable tous les 10 ans. […] Le film met ainsi en relief un nouvel équilibre des forces et suppose par le fait même que le Japon est désormais un allié sur qui on peut compter.

Chapitre 2 – L’Amérique et ses péchés (page 60)

Godzilla est l’agresseur du Japon et ravage les villes japonaises dans les 4 premiers films où est mis en scène le kaijū. À partir de 1964 et de Ghidrah, le monstre à trois têtes, il change de statut et le symbole de destruction devient le protecteur de l’archipel nippon. Allié à Rodan et Mothra, le trio de monstres réussit à chasser le dragon tricéphale. D’incarnation de l’holocauste atomique, le reptile devient sympathique pour des raisons économiques (fidéliser les jeunes spectateurs) mais cela traduit aussi un rapport des Japonais à l’atome qui change. Il faut dire que les Américains ont déployé de nombreux efforts pour montrer les avantages de l’énergie nucléaire. D’ailleurs, à cette époque débarque en 1963 sur les écrans de télévision la première série d’animation Astro Boy, d’après le manga d’Osamu TEZUKA.

En 1991, dans Godzilla vs King Ghidorah, un Godzilla non irradié écrase en 1944 des troupes américaines débarquées sur une île occupée par une garnison japonaise. La scène provoque l’indignation de la Pearl Harbor Survivors Association qui la juge de « très mauvais goût » et accuse le film de « diviser encore plus » au lieu « d’améliorer les relations » entre les États-Unis et le Japon. Il faut dire qu’il y a de l’eau dans le gaz : l’administration Bush accuse le Japon de pratiques commerciales déloyales. Les Américains dénoncent le protectionnisme nippon et le non-respect des règles du commerce international. Dans les années 50 et 60, le Japon s’est vite reconstruit avec l’aide des États-Unis et à l’aube de la décennie 90, l’Archipel s’est créé un empire commercial qui grignote l’hégémonie américaine.

Le message du film est clair : si le Japon veut éviter d’être la cible de représailles étrangères, il doit contenir les effets mondiaux de sa croissance commerciale démesurée, car elle menace directement l’ordre économique planétaire.

Chapitre 8 – Apocalypse économique (page 138)

Une année plus tard, la bulle financière et immobilière éclate au Japon qui entre en récession. Les prix importés chutent et le déficit commercial des États-Unis augmente.

Affiche japonaise de Godzilla vs King Ghidorah

Ceci n’est qu’un avant-goût des thèmes et des films développés dans Godzilla et l’Amérique – Le choc des titans. En un peu moins de 200 pages, son auteur Alain Vézina fait la synthèse de ce qu’il faut savoir pour (mieux) comprendre le kaijū eiga. Le professeur de cinéma et de journalisme explique en remettant dans leur contexte historique les nombreux films de la franchise Godzilla. C’est aussi une chouette occasion de faire la rétrospective des relations fluctuantes entre les États-Unis et le Japon sur plus de 70 ans. C’est à coup sûr une lecture qui devrait vous donner envie de faire un marathon Godzilla !

Retrouvez nos différents articles sur le Kaijū Eiga ici : https://www.journaldujapon.com/category/cinema-2/cinema/classiques/kaiju-eiga/

David Maingot

Responsable Culture à JDJ et passionné de la culture et de l'histoire du Japon, je rédige des articles en lien avec ces thèmes principalement.

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