[Interview] Kinoshita Kabuki : La Tradition, la modernité et tout ce qu’il y a entre les deux

À l’occasion du séjour parisien de la compagnie Kinoshita-Kabuki, Journal Du Japon s’est entretenu avec Yuichi KINOSHITA, superviseur et producteur de la compagnie, et Kunio SUGIHARA, metteur en scène de la pièce Kurozuka, présentée à l’occasion de trois représentations inoubliables à la Maison de la Culture du Japon à Paris.

Basée sur une légende de la région du Tōhoku, Kurozuka raconte l’histoire de moines en voyage faisant halte chez une vieille femme qui se révèle être une monstrueuse ogresse. Cette pièce classique du kabuki, écrite en 1939 et maintes fois à adaptée, trouve une seconde jeunesse entre les mains de la compagnie qui fait alors dialoguer les arts traditionnels et le théâtre contemporain.

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Bonjour Yuichi KINOSHITA et Kunio SUGIHARA. Commençons par le commencement : comment vous êtes vous rencontré ?

Yuichi KINOSHITA : On s’est rencontré à la fac, on étudiait le spectacle vivant. Kunio était plus âgé que moi et dans une classe supérieure.

Kunio SUGIHARA : Oui, j’avais trois années de plus que Yuichi. Quand il est arrivé à l’université, j’étais en dernière année.

Yuichi KINOSHITA : Kunio avait déjà sa propre compagnie et avait déjà une expérience avancée dans le monde du théâtre. J’avais beaucoup d’admiration pour lui.

Kunio SUGIHARA : Quand on s’est rencontré, je me suis tout d’abord demandé si c’était un homme ou une femme. (rires) Il était encore plus mignon à l’époque ! En fait, un professeur spécialisé en kabuki m’a dit qu’il y avait un nouvel élève très calé en art traditionnel. Et comme je m’y intéressais beaucoup moi-même, ce professeur nous a fait nous rencontrer.

 

Vous vous êtes tous deux intéressés très tôt aux arts traditionnels. Se tourner vers une carrière artistique est généralement assez difficile, qu’en ont pensé vos parents ?

Yuichi KINOSHITA : Au Japon, quand on choisit de faire du théâtre, on gagne encore moins bien sa vie qu’en France ! (rires) Mes parents ne s’intéressaient pas du tout aux arts du spectacle, mais j’étais un enfant plutôt têtu et j’adorais l’art traditionnel. Du coup, ils ont compris que leurs commentaires ne changeraient rien. Mais ça ne les a pas empêchés de me soutenir aussi bien moralement que financièrement pendant mes études universitaires.

Kunio SUGIHARA : Ma mère m’emmenait parfois voir du kabuki ou du ballet. Du coup, elle a apprécié ma démarche, en pensant que c’était son influence.

 

Vous faites également de la recherche sur le théâtre traditionnel ; encouragez-vous les jeunes à suivre la voie que vous avez choisi ?

Yuichi KINOSHITA : Kunio intervient souvent dans les universités pour des ateliers, il a sûrement un avis sur la question !

Kunio SUGIHARA : Généralement, je commence mes ateliers en disant aux étudiants que ça m’est égal s’ils décident de continuer dans ce métier ou non. Je ne leur dis pas qu’il faut foncer ou qu’il faut renoncer à ce métier. Je leur dis que s’ils ont envie de continuer dans cette voie, il va falloir travailler à fond. On ne peut pas devenir cuisinier sans manger. Donc il faut manger beaucoup, découvrir, travailler, étudier ce qu’est l’art, ne pas hésiter à aller voir plein de pièces différentes et aimer le théâtre.

Yuichi KINOSHITA : Pour ma part, j’ai eu plusieurs professeurs qui ont eux-mêmes été metteurs en scène et qui m’ont dit d’être conscient du lien que mon travail entretenait avec la société. Si on a quelque chose à exprimer vis-à-vis de la société, ça vaut la peine de continuer. Mais si on crée simplement pour créer, ça n’en vaut pas la peine. Je n’entends pas forcément par là un message militant, mais si l’artiste se pose des questions ou éprouve quelque chose dans sa vie quotidienne, et qu’il arrive à l’exprimer à travers ses créations, tout en sachant que ça ne sera pas partagé par tout le monde, ça vaut le coup de continuer.

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Yuichi KINOSHITA, vous tenez trois rôles dans la conception des pièces interprétées par la compagnie : producteur, chercheur et conseiller. Quel est votre partie préférée ?

Yuichi KINOSHITA : J’adore tous les rôles, et ces trois rôles sont très difficiles à assumer. Quand on lance un projet, on a hâte de le mettre en route. Comme on commence par de longues phases de recherche, on est impatients que les répétitions commencent, mais dès que les répétitions commencent, on n’a plus assez de temps pour faire des recherches et approfondir la pièce. Mais c’est très stimulant, c’est comme si trois parties du cerveau travaillaient en même temps, et parfois je m’aperçois des choses que je n’ai pas eu le temps d’approfondir dans mes recherches au milieu des répétitions, mais j’ai toujours l’occasion d’y revenir.

 

Kunio SUGIHARA, n’est-ce pas difficile d’avoir un metteur en scène conseiller qui vous suit partout sur le plateau et donne son avis sur tout ?

Kunio SUGIHARA : Pas du tout, c’est même plutôt d’une grande aide ! Je ne suis pas du tout spécialiste du kabuki, je suis tout à fait conscient que je suis même plutôt ignorant de cet art. J’ai parfois des doutes et il m’arrive de me dire que l’idée que je viens d’avoir est en réalité très limitée, mais Yuichi a un point de vue très personnel et me donne son avis sur mes trouvailles. Ça me rassure. En fin de compte, je suis plus assoiffé de ses conseils que je n’ai à me plaindre du dérangement.

 

KABUKI 008Du coup, qui choisit les comédiens ? Le metteur en scène ou le producteur / metteur en scène conseiller ?

Yuichi KINOSHITA : On fait une réunion de distribution ensemble. Il nous arrive de ne pas être du même avis, et on essaie dans ces cas là de débloquer la situation en discutant longuement. Et si ça ne mène à rien, on privilégie l’avis du metteur en scène, car si le metteur en scène ne peut pas faire confiance à ses comédiens, ça pose un gros problème.

 

Dans la création des pièces de kabuki, le rôle du compositeur est primordial. Or, dans Kurozuka, vous avez complètement changé la musique pour du hip-hop et de l’électro (Chandelier de M.S.K. et Kamo de KREVA). Comment s’est opéré ce choix et comment cela a-t-il influencé l’adaptation ?

Yuichi KINOSHITA : Ça dépend de comment on choisit de changer la musique. Il y a plusieurs possibilités. On peut tout changer, on peut garder les paroles… Ce que j’ai essayé de faire avec Kurozuka, c’est de m’attarder sur la particularité de chaque morceau, et de l’interpréter de façon contemporaine. Par exemple, après avoir regardé dans la chambre de la vieille dame, au lieu d’avoir des percussions comme dans le kabuki traditionnel, on a choisi de l’électro avec beaucoup de basses. Autre exemple avec la scène où la vieille dame danse avec son ombre ; dans la pièce originale, le déclic est une chanson pour enfant qui lui rappelle son enfance heureuse. Quand on pense à notre enfance, la musique qui nous rappelle de bons souvenirs, c’est la musique des films Disney. C’est comme ça que ce sont traduits les choix d’adaptation.

 

KABUKI 009D’ailleurs, si on considère la chanson qui est chantée par les comédiens ; le texte est issu de la pièce originale ou est-il adapté pour la pièce ?

Kunio SUGIHARA : C’est moi qui ai écrit les paroles, mais je me suis basé sur le texte original de la pièce. Au moment de la pièce où cette chanson est interprétée par les comédiens, ils ne jouent plus les rôles des moines mais interprètent des personnages du passé de la vieille dame, et les paroles s’adressent directement à elle.

Yuichi KINOSHITA : Même dans la pièce originale, il y a une chanson traditionnelle chantée par un chœur et qui exprime les émotions de la vieille dame. C’est une description à la fois objective et très personnelle du personnage. C’est une des particularités du kabuki classique que nous avons repris.

 

Pour rester sur cette question de modernisation ; les dialogues des personnages – ceux qui ne sont pas « chantés » à la manière du kabuki – ont-ils été changés ou seul le phrasé a-t-il été modernisé ?

Kunio SHUGIHARA : Il y a effectivement dans la pièce des parties parlées avec un phrasé contemporain, et d’autres avec un phrasé chanté typique du kabuki. Il y a également des évolutions. Par exemple, quand la vieille dame demande à ce que l’on ne regarde pas dans la chambre, elle l’exprime dans un langage assez ancien et avec une intonation propre au kabuki. À la seconde injonction, elle utilise un langage contemporain mais avec une intonation traditionnelle du kabuki. Et la troisième fois, elle s’exprime avec un langage contemporain et une intonation contemporaine. Au fur et à mesure qu’elle répète sa requête, elle est rassurée par les moines, donc son langage évolue. Et vers la fin, quand la vieille dame devient une ogresse, c’est le processus inverse : le parlé contemporain, puis le langage contemporain parlé en kabuki, et enfin le texte d’origine avec le phrasé du kabuki.
Tout le texte a été traduit et passé au peigne fin. Certaines parties sont restées en kabuki, d’autres ont été modernisées, et on a également rajouté ce qu’il pouvait manquer pour que le texte soit compréhensible à notre époque.

Yuichi KINOSHITA : D’ailleurs, toute la scène où est expliqué comment la vieille dame est devenue une ogresse a été rajoutée par nos soins. Dans le cadre de nos recherches, nous nous sommes interrogés sur les raisons de sa transformation dans la légende, ce qui n’est pas dit dans la pièce originale.

Quels ont été les plus gros défis que vous ayez rencontré dans la conception de votre version de Kurozuka ?

Kunio SUGIHARA : Le principal défi que l’on rencontre à chaque nouvelle pièce, c’est de rendre la pièce plus accessible pour notre époque. Avec Kuzozuka, c’était justement de raconter de façon compréhensible le passé de la vieille dame pour les gens qui voient la pièce pour la première fois.

Yuichi KINOSHITA : À l’époque, c’était une légende très connue. Du coup, ce n’était pas la peine d’expliquer comment elle en est arrivée là. Maintenant, il faut tout expliquer. (rires)

Kunio SUGIHARA : À chaque fois que je travaille sur du kabuki, je dois me détacher des codes et de la mise en scène traditionnelle du kabuki. Je dois changer de méthode tout en gardant tout ce qu’il y a d’excitant et d’intéressant dans le kabuki.

Vous n’avez jamais été tenté de mettre en scène une pièce de kabuki à la manière classique ?

Yuichi KINOSHITA : Il existe notamment deux autres compagnies qui abordent le kabuki de façon moderne ; Le Super Kabuki et le Cocoon Kabuki, Cocoon étant le nom d’un théâtre à Shibuya. Le Cocoon Kabuki n’utilise que les mises en scènes préexistantes des pièces. Pas de trucage, de costumes baroques ou de fantaisies comme dans le Super Kabuki. Ça reste dans le cadre du kabuki, mais donne quand même un nouveau souffle au genre.

Kunio SUGIHARA : Personnellement, j’aimerais bien faire ce genre de mise en scène. Mais dans ce cas, il faut vraiment les faire interpréter par des comédiens traditionnels.

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Y a-t-il une pièce que vous rêveriez d’adapter mais qui est encore trop difficile à appréhender ?

Kunio SUGIHARA : C’est difficile de répondre, parce qu’on découvre généralement qu’une pièce est trop difficile quand on essaye de la mettre en scène. (rires)

Yuichi KINOSHITA : C’est Kunio qui a proposé que l’on fasse Kurozuka, mais je n’étais pas sur que ce soit réalisable. Mais ça me fait penser à cette pièce de kabuki où il y a une scène de danse avec une limace. Il ne se passe quasiment rien pendant la scène, donc je me dis que ça doit être difficile à traduire sur scène. (rires) Je pense que nous, Kinoshita Kabuki, nous n’arriverons jamais à être au dessus de l’avant-garde du kabuki. C’est tellement punk et tellement kitsch qu’on arrivera jamais à les dépasser ! (rires)

 

Remerciements à Kunio SUGIHARA et Yuichi KINOSHITA pour leur temps et leur disponibilité ainsi qu’à toute l’équipe de la Maison de la Culture du Japon à Paris, et plus particulièrement Aya SOEJIMA pour avoir rendue cette interview possible et pour son accueil et sa gentillesse.

Interview par Laure Ghilarducci et Maxime Lauret.

1 réponse

  1. 7 mars 2016

    […] 1939. A ceci près que nous avions affaire là à une version revisitée et bien dépoussiérée ! Nous avions ainsi pu rencontrer le créateur de la compagnie et superviseur de la pièce, Yuichi Kin…. Lors de cette entretien passionnant, le duo nous avait longuement parlé de leur pièce ainsi que […]

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