Ôtsu-e : des images bouddhiques à la satire populaire

Vous connaissez très probablement les Ukiyo-e, mais avez-vous déjà entendu parler des Ôtsu-e ? Nées près de Kyôto, ces peintures anonymes contemporaines aux célèbres estampes constituent une imagerie populaire légère et pleine de dérision sur la société japonaise de l’époque d’Edo. A l’occasion de l’exposition qui se tient en ce moment à la Maison de la Culture du Japon, Journal du Japon s’est plongé dans l’univers de ces images d’Ôtsu et vous partage leur histoire et leur signification…

© Anaïs DORVAULT, Journal du Japon

Dans le Japon de l’époque d’Edo, des centaines de milliers de personnes parcourent les routes du pays. Pèlerins, seigneurs ou commerçants, ils sont nombreux à emprunter notamment la célèbre route du Tôkaidô qui relie la ville d’Edo à Kyôto en 53 étapes relais.

Ôtsu, aussi appelée « petite Ôsaka » et aujourd’hui capitale de la préfecture de Shiga, est l’avant dernière étape de ce parcours. Située au bord du lac Biwa, la ville sert de port à la capitale impériale. Avec les villages avoisinants, notamment Oiwake et Ôtani, l’endroit forme un point de rencontre de plusieurs grandes routes et semble donc être l’emplacement idéal pour vendre des images comme souvenirs aux passants.

Des origines bouddhiques ?

Ces images d’Ôtsu, parfois également appelées images d’Oiwake, font leur apparition dans la première moitié du 17e siècle, le début de l’époque d’Edo. Le Japon est à ce moment-là en pleine stabilisation de sa situation politique et militaire. En parallèle, de plus en plus de Japonais entreprennent des pèlerinages, notamment vers le sanctuaire d’Ise.

Le rôle du christianisme

S’il est facile de faire le lien entre le développement d’une imagerie populaire et l’augmentation du nombre de voyageurs sur les routes du Japon, l’origine même de cette imagerie est encore aujourd’hui assez floue. Une des hypothèses les plus répandues évoque la question du christianisme et le contexte religieux du Japon de l’époque. En effet, la religion chrétienne est alors strictement interdite et les Japonais ont pour obligation d’être affiliés à un temple bouddhiste. Il n’était alors pas rare d’accrocher des images bouddhiques chez soi pour prouver son appartenance à la religion : les Ôtsu-e auraient donc pu, dans ce contexte, servir de « certificat du bon bouddhiste ». Néanmoins, cette hypothèse ne permet pas d’expliquer pourquoi la production des images se concentre uniquement sur cette zone et pourquoi elle ne s’est pas étendue au reste du pays.

La reconversion des peintres de la Terre Pure ?

Une seconde hypothèse lie la production des Ôtsu-e à la division du monastère Hongan-ji par Tokugawa Ieyasu au début du 17e siècle. Ce très grand temple lié à la secte de la Terre Pure est très puissant et trop indépendant aux yeux du nouveau shôgun qui tente alors de l’affaiblir. Cette séparation entraîne le déplacement de nombreux peintres d’images bouddhiques qui partent s’installer à Ôtsu. Certains historiens se montrent sceptiques face à cette hypothèse en expliquant notamment que le travail de ces artistes était bien plus soigné et plus fin que celui des Ôtsu-e produits en masse comme nous le verrons plus tard. Cette hypothèse permet pourtant d’expliquer la représentation récurrente des figures populaires du panthéon bouddhique dans cette imagerie, notamment Amida qui est la figure principalement vénérée dans la secte de la Terre Pure.

La transition vers des images profanes

Jusqu’au milieu du 17e siècle, les butsuga (images bouddhiques) sont largement dominantes parmi les Ôtsu-e. Mais ces dernières vont petit à petit devenir des kyôga, c’est à dire des images satiriques. Les thèmes profanes forment une des caractéristiques principales de cette imagerie et cette dimension humoristique apparaît comme une forme légère de critique sociale ou comme un support d’éducation.

Éducation et morale

Jeune fille à la glycine.
© Anaïs DORVAULT, Journal du Japon

En effet, le format des images devient plus petit et des poèmes moraux, dôka, apparaissent à leurs côtés. Si on compte environ 120 thèmes représentés dans les images d’Ôtsu, principalement des personnages et des animaux, il existe jusqu’à 160 inscriptions différentes. Celles-ci se présentent sous la forme de poèmes classiques japonais de 4 vers, des waka. L’association de ces images avec un texte avait pour principal but d’inculquer des valeurs morales, notamment aux enfants : les inscriptions étaient donc rédigées avec des caractères syllabiques faciles à lire et à comprendre. Ces courts textes puisent notamment leur inspiration de « l’étude du cœur », le shingaku, un courant moral populaire qui se développe au 18e siècle à Kyôto et mélange de plusieurs enseignements religieux. Les manuels utilisés comme support d’explication par les premiers cours publics contiennent d’ailleurs des reproductions d’Ôtsu-e.

Ces images profanes étaient très présentes dans la vie quotidienne populaire : on en retrouve dans les habitations, chez les marchands, parfois même dans les maisons de courtisanes comme le suggère le roman de Saikaku, Vie d’un libertin, et cela bien au-delà d’Ôtsu. Cette diffusion des Ôtsu-e à travers le Japon se comprend notamment par la fonction de protection qu’on pouvait leur attribuer. Par exemple, l’image du oni no nenbutsu, dont nous parlerons plus loin, empêcherait les enfants de pleurer si elle est accrochée près d’un lit. Mais cette même image pourrait aussi protéger des insectes, des maladies et autres malheurs.

Des images protectrices

A partir du 19e siècle, le nombre de thèmes va se limiter à 10 personnages et situations. Dès lors, le sens satirique et moral de l’image va complètement disparaître pour laisser uniquement sa fonction de protection. Chaque thème se voit ainsi attribuer une signification et une utilité bien précise, et les voyageurs achètent les images en fonction de celles-ci.

La jeune fille à la glycine permettrait de rencontrer son âme sœur et favoriserait les bons mariages. Benkei portant une cloche garantirait la force et la fortune. L’image du singe et de la gourde permettrait de résoudre n’importe quel problème et d’entretenir de bonnes relations sociales. Le guerrier aiguisant sa flèche aiderait à atteindre ses objectifs. Le démon habillé en moine chasserait les démons. La représentation du dieu de la Longévité et du dieu de la Fortune assurerait une longue vie. Le porteur de lance protégerait les voyageurs alors que le fauconnier assurerait un bon profit. Le musicien aveugle préviendrait des chutes. Et enfin le dieu du Tonnerre protégerait de la foudre.

Il est amusant d’observer l’écart de sens qui s’est créé entre l’image morale et sa version protectrice. Dans certain cas, comme celui du oni no nenbutsu, la fonction attribuée à l’image protectrice va presque à l’opposé du sens qu’avait sa version satirique des années auparavant. Nous allons profiter de cet exemple très célèbre pour suivre les évolutions des images d’Ôtsu.

Oni no Nenbutsu : l’habit ne fait pas le moine

L’image du démon à l’apparence de moine est la figure la plus emblématique des Ôtsu-e. C’est elle qui sert d’ailleurs de devanture pour les marchands d’images, et une partie entière de l’exposition lui est même consacrée. Couramment appelée oni no nenbutsu, cette peinture représente une créature monstrueuse venue des enfers bouddhiques et habillée avec les vêtements et les accessoires d’un moine. Oni désigne en fait le démon alors que le nenbutsu est une prière dédiée au bouddha Amida dont nous parlions précédemment et qui devait être répétée avant la mort pour s’assurer une place auprès de ce dernier.

© Anaïs DORVAULT, Journal du Japon

Traditionnellement au Japon, le démon est représenté comme un être au corps rouge avec des cornes sur la tête et deux très grandes dents, le plus souvent nu ou vêtu d’une simple peau animale autour de la taille. Dans cette image d’Ôtsu, il porte la robe noire du moine et un gong est accroché autour de son cou. Il tient dans sa main gauche un carnet d’offrande et dans sa main droite un maillet en bois pour frapper le gong. On trouve également dans son dos le parapluie des pèlerins. Néanmoins, la figure du oni no nenbutsu, si elle conserve certains traits physiques du démon, a la particularité de présenter ce dernier avec une corne cassée, comme un signe de conversion au bouddhisme.

Différents textes et interprétations ont pu accompagner cette représentation :

«Si point vous n’êtes sincère, vous aurez beau revêtir la robe noire du moine, le démon de votre cœur sera toujours visible.»

© Anaïs DORVAULT, Journal du Japon

«Vous avez l’apparence du moine mais vous avez le cœur du démon.»

«Celui qui invoque le nom du bouddha Amida ressemble au démon.»

De façon générale, la figure du oni no nenbutsu critique le manque de sincérité de certaines personnes et met en garde contre les apparences. On peut également y voir une sorte de critique du nenbutsu et de la pratique religieuse avec une allusion aux adeptes de la Terre Pure qui répètent le nom d’Amida de façon superficielle.

D’autres représentations du démon habillé en moine existent et peuvent parfois délivrer un message bien différent. On peut notamment penser au démon qui prend son bain et dont les vêtements de moine sont posés sur le côté. Une des inscriptions se trouvant à côté de cette image indique que même un démon peut devenir bouddha s’il lave le mal qui se trouve dans son cœur. De la même façon, l’image du oni no nenbutsu qui protège des démons ne colle plus vraiment à l’idée de méfiance qui pouvait se dégager de cette peinture auparavant. Il faut donc être prudent quant aux inscriptions et aux interprétations qui sont associées aux images.

Comment créer une image populaire : techniques et production

Les images d’Ôtsu n’ont pas vocation à être des œuvres d’art. Il s’agit avant tout d’une production massive d’images bon marché, produites de façon anonyme à l’aide d’une gestuelle et de procédés simples mais efficaces. Les Ôtsu-e étant produites en très grande quantité, il est nécessaire pour les artisans d’acquérir une certaine rapidité d’exécution des mouvements, les images doivent être réalisées en quelques coups de pinceaux. Pour cela, il est également inévitable de passer par une simplification des traits et par l’utilisation de certains procédés comme des pochoirs pour les aplats de couleur, des tampons en bois pour les visages, règles et compas pour les formes géométriques. Par ailleurs, les images d’Ôtsu n’utilisent qu’entre 4 et 6 couleurs pour gagner en efficacité. Le cadre, qui est traditionnellement en soie, est ici peint à la main pour baisser le coût de production et permettre aux images de rester bon marché.

Le dieu de la fortune rasant le dieu de la longévité sur une échelle. © Anaïs DORVAULT, Journal du Japon

Afin d’uniformiser la production et de rendre plus simple l’exécution, il existait des cahiers de modèles qui permettaient aux artisans de savoir comment peindre une image, quels motifs utiliser et quelles couleurs appliquer. Ceci explique la ressemblance flagrante entre des images d’ateliers différents. Un exemplaire de ces cahiers se trouve encore aujourd’hui au temple Enman-in Monzeki à Ôtsu.

Vous en voulez encore ?

Maintenant que vous en savez un peu plus sur les Ôtsu-e, vous avez envie d’en apprendre davantage, et ça se comprend ! Nous aurions pu encore approfondir les différents thèmes représentés sur les peintures, comme le singe et la gourde qui se moque des énigmes Zen. Nous aurions pu vous parler de la façon dont les auteurs satiriques du 20e siècle ont réutilisé ces figures pour ridiculiser l’ennemi pendant la guerre russo-japonaise. Nous aurions pu aussi nous attarder sur le mouvement de défense des arts populaires des années 1920, porté notamment par Yanagi Sôetsu et qui a donné naissance au Mingeikan, le musée des arts populaires et de l’artisanat près de Shibuya à Tôkyô. Ou encore vous amuser avec les Ôtsu-e Manga de Yamazaki Taisuke.

Malheureusement, il faudrait encore des pages et des pages pour compléter cet article. Alors nous nous contenterons aujourd’hui de vous inciter vivement à aller visiter l’exposition « Ôtsu-e : peintures populaires du Japon » qui se tient à la Maison de la Culture du Japon jusqu’au 15 juin. C’est une occasion rare d’avoir accès à ces images, surtout en Europe, car comme nous l’avons vu, elles ont été achetées pour quelques pièces au bord de la route et n’avaient pas vocation à être des œuvres d’art. Elles ont donc été très mal conservées, et on en compte aujourd’hui une centaine seulement à travers le monde.

Gravures de Nichinen. © Anaïs DORVAULT, Journal du Japon

Pour ceux qui n’ont pas la chance de vivre ou de passer par la capitale dans les prochains jours, sachez que Christophe Marquet, commissaire de l’exposition et spécialiste des ouvrages illustrés et des différentes formes picturales populaires du Japon de l’époque d’Edo, a publié un livre intitulé Ôtsu-e : imagerie populaire du Japon aux éditions Picquier. L’ouvrage très complet illustré des gravures de Nichinen (que vous pouvez également voir dans l’exposition) est une vraie merveille. Il vous permettra de voir et d’analyser les principaux thèmes de cette imagerie. Ces derniers sont classés par catégories et sont toujours accompagnés d’explications. Pour ceux qui le souhaitent, il existe aussi un enregistrement d’une conférence de C. Marquet qui permet d’approfondir certains points que nous n’avons pas pris le temps de développer dans cet article.

Enfin, pour ceux qui ont la chance de voyager au Japon, il existe à Ôtsu une famille qui continue de produire des images à la main. Takahashi Wado et Takahashi Shinsuke possèdent chacun un atelier, dont l’un d’eux se trouve à l’entrée du temple Mii-dera au pied du mont Hiei. Vous pouvez également vous rendre au musée d’histoire de la ville d’Ôtsu qui a d’ailleurs co-organisé l’exposition à la MCJP.

Finalement, ces images anonymes ont connu une évolution telle qu’elles sont passées du statut de butsuga, images bouddhiques, aux origines des Ôtsu-e à celui de caricatures sociales et politiques à partir du 19e siècle, en passant par des fonctions satiriques, morales et parfois protectrices. Quoi qu’il en soit, ces peintures auront toujours eu une fonction bien précise, et si on les observe aujourd’hui dans des musées, elles n’ont jamais été destinées à n’être que des œuvres à contempler. 

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