Sawako KABUKI : la thérapie par les fesses

Illustratrice et réalisatrice de films d’animation, Sawako KABUKI est connue pour représenter des sujets tabous de manière décomplexée. Avec ses couleurs vives très inspirées du pop art et ses centaines de petits personnages, son style est immédiatement reconnaissable. A l’occasion d’une exposition au sein de la galerie MIYU, à Paris, nous avons pu lui poser des questions sur son parcours et son travail.

Une artiste pop et sans tabou

Pour commencer, une présentation plus détaillée s’impose. Née en 1990 à Tokyo, Sawako KABUKI obtient une licence de design graphique à l’université d’art de Tama, avant de se lancer complètement dans l’animation et l’illustration. Au cours de sa carrière, elle a reçu de nombreux prix pour ses différents courts-métrages (dont certains sont diffusés durant l’exposition). Ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’elle vient France. Elle avait notamment été sélectionnée au festival international du film d’animation d’Annecy en 2016 pour son film Summer’s  Puke is Winter’s Delight.

Coffee ©Sawako Kabuki

Ses travaux sont marqués par l’utilisation des teintes rouges et bleues, une combinaison qui la fascine depuis son adolescence. Ces couleurs sont souvent portées par un personnage récurrent : une femme aux cheveux noirs, dont la taille varie en fonction des productions. Tantôt gigantesque se délectant de donuts, nouilles ou bol de riz ; tantôt minuscules et proliférant à l’intérieur desdits aliments. Le but pour Sawako est de créer ce sentiment d’attraction-répulsion chez le spectateur, à la fois fasciné par ce déferlement de personnages et ces couleurs captivantes, mais aussi repoussé par leur agencement. Ils viennent remplacer les fluides corporels ou alimentaires, s’immiscer dans tous les espaces, tous les pores de notre peau, entre les dents, remplaçant les poils, sous les ongles… Sawako les compare à ces fameuses vidéos d’éclatement de boutons et d’élimination des points noirs que beaucoup d’entre nous regardent avec dégoût et satisfaction secrète. Elle avoue même plus largement vouloir créer chez la personne qui regarde sa toile, la même impression d’insignifiance face à l’immensité  de l’univers que l’on ressent en lisant des revues d’astronomie.

Sprinkles ©Sawako Kabuki

Pour son exposition à la galerie Miyu, la jeune tokyoïte propose une vingtaine d’impressions et boucles d’animation inédites. Quatre de ses courts-métrages : Anal Juke, Master Blaster, Summer’s  Puke is Winter’s Delight et Takoyaki Story sont montrés, au sous-sol, dans l’espace de projection de la galerie. Et son film I’m Late sera projeté lors de séances spéciales durant toute la durée de l’exposition.

Dans cette exposition, l’artiste dépeint à travers ses œuvres ce qu’elle nomme « les quatre nécessités – ou désirs – de la vie, comme la nourriture, le sexe, le sommeil (relaxation) et l’excrétion ». D’ailleurs, le titre de l’exposition « Butt Therapy », traduit bien son ambition thérapeutique, dessiner des fesses. « Cela a un effet semblable à celui de la méditation sur moi et est également très bon lorsque j’ai besoin de réfléchir profondément à quelque chose », explique-t-elle.

L’exposition est visible du mardi au samedi, au 01, rue du Temple, entre 11h et 19h, à la galerie MIYU, jusqu’au 8 avril 2023.

A la rencontre de Sawako Kabuki

Sawako Kabuki ©Emile&BenProduction

Présentation

Journal du Japon : Bonjour et merci d’avoir accepté de répondre à nos questions. Pour commencer, pourriez-vous vous présenter à nos lecteurs et revenir sur votre parcours ?

Sawako Kabuki : Bonjour, je suis Sawako KABUKI. Je suis une illustratrice et animatrice, basée à New York et à Tokyo. 

Quelle technique de dessin utilisez-vous pour vos illustrations ? A la main, sur tablette, colorisation sur ordinateur ? Et quel est le logiciel utilisé pour vos films d’animation ?

Parfois, je scanne des dessins à la main et les colorise sur ordinateur, mais actuellement je réalise presque toutes mes illustrations avec une tablette graphique et un ordinateur ou iPad. Pour l’animation, j’utilise Photoshop et AfterEffects. Mais j’avais aussi l’habitude de dessiner sur du papier et de le scanner jusqu’à il y a quelques années.

Vous avez étudié à l’université des arts de Tama, cette formation a-t-elle été enrichissante pour vous en tant qu’artiste ? Du point de vue des techniques apprises, du carnet d’adresse construit, des rencontres, … ?

Le nom exact est :  Tama Art University. Ma matière principale, le graphisme, comportait un cours d’animation obligatoire, ce qui a été ma première occasion de faire de l’animation. Si je n’avais pas étudié dans cette université, je n’aurais jamais fait d’animation. Je suis toujours très amie avec mon professeur d’animation. Je l’ai présenté à mon amie et ils se sont récemment mariés. J’étais très solitaire et j’ai eu très peu d’amis jusqu’à peu avant l’obtention de mon diplôme. Cela peut paraître triste, mais je n’ai jamais déjeuné avec qui que ce soit à l’université.

En ce moment il y a un manga très populaire sur le thème de l’art, Blue Period, qui suit un jeune lycéen confronté au système hautement sélectif des facs d’arts japonaises et toute la pression qui va avec. Mais aussi, toutes les questions introspectives qui s’en suivent : qu’est ce que l’art, qu’est ce qu’être un artiste, quelle est ma place dans ce milieu… Est-ce que personnellement, vous vous retrouvez dans l’histoire de ce personnage ? 

Désolée, je connais ce manga, mais je ne l’ai jamais lu… Mais l’examen d’entrée à l’université, ainsi que les révisions et les préparations pour ce dernier étaient vraiment difficiles et je ne veux pas recommencer.

Que pensez-vous du système éducatif japonais dans le domaine artistique ?

Je pense que cela dépend du cursus, mais lorsque j’ai déposé ma candidature à l’université d’arts, le système était tel qu’il fallait aller dans une école préparatoire (d’art) et apprendre certaines choses pour réussir l’examen. Je pense toujours que c’est étrange et que cela coûte cher.

Dans la plupart des articles sur internet, on retrouve en préambule la mention que vous avez commencé votre carrière en tant qu’assistante réalisatrice pour des films pornographiques. C’est marrant parce que c’est un début de carrière atypique qui semble marquer les esprits alors qu’en réalité vous dîtes n’y être resté que 6 mois. Est-ce qu’au final cette expérience a réellement été marquante pour vous, est ce qu’elle a pu influencer votre travail, votre façon de percevoir et représenter la nudité par exemple ?

On me pose souvent la question lors d’interviews. Et pour être honnête, je ne suis pas très influencée par cette période de ma carrière. Même avant d’entrer dans cette industrie, mon style était le même. Mais les personnes que j’ai rencontrées dans ce secteur étaient intéressantes et je suis toujours en contact avec elles. Je n’ai pas changé mon profil depuis un moment, j’ai donc songé à le supprimer et le modifier.

Onigiri ©Sawako Kabuki

Portée sociale

Le sexe et le désir semblent être des thèmes qui vont ont toujours passionné. D’un point de vue occidental, le Japon peut paraître à la fois “prude” sur ces sujets (pas de signes d’affection en public) et très décomplexé (énorme industrie pornographique, sex-shops aux dimensions de centres commerciaux, sex dolls, etc.), et pourtant vous dîtes avoir beaucoup de succès à l’international, mais une reconnaissance assez limitée au Japon, comment expliquez-vous ce paradoxe ? 

En réalité, je ne savais pas que le Japon était un pays si conservateur en termes d’expression sexuelle dans l’art par rapport à d’autres pays, jusqu’à ce que mon travail soit reconnu à l’étranger. En général, je pense que les Japonais sont très conservateurs et refoulés lorsqu’il s’agit de parler publiquement de sujets sexuels et qu’ils cachent leurs désirs et leur luxure, mais j’aime aussi l’érotisme japonais si déformé et si sombre. Je pense aussi que c’est ce qui crée de nombreux pervers. Le Japon est un pays qui a une perception très particulière de la sexualité, à la fois dans le bon et le mauvais sens. Je suis heureuse d’être originaire d’un tel pays.

Il y a surtout un tabou autour de la sexualité féminine : vos productions ont aussi pour objectif de libérer la parole sur ces sujets ? 

Je n’y avais jamais pensé, mais récemment j’ai commencé à me dire que je le faisais justement inconsciemment.

Est-ce que vous trouvez que le regard de la société et surtout de la société japonaise est en train de changer sur ces sujets ? Est-ce que vos œuvres sont plus facilement acceptées à présent ? Comment a été reçu un court métrage comme I’m Late par exemple ? 

J’ai l’impression que le Japon est un pays très vieux jeu et que peu de choses ont changé. Mes œuvres précédentes n’étaient pas appréciées au Japon alors qu’elles l’étaient à l’étranger, mais j’ai l’impression que c’est l’inverse pour I’m Late. Tout, y compris le style, est complètement différent de mes œuvres précédentes, et c’est relativement « élégant ». Je suppose que c’est la raison d’un tel résultat. Et lorsque le film a été achevé, des problématiques d’ordre social en lien avec les règles, telles que « la précarité menstruelle », ont commencé à émerger.

L’exposition

Vous aviez déjà reçu un prix lors du festival d’animation d’Annecy, mais c’est la première fois que vous exposez en France, il me semble. Comment s’est lancé ce partenariat avec la galerie Miyu ? Comment s’est opéré le choix des œuvres à exposer dans la galerie ? 

Oui, c’est ma première exposition en France. J’ai reçu un courriel de MIYU (Emmanuel-Alain Raynal) il y a environ 5 ans pour produire I’m Late.
Après cela, ils m’ont demandé d’exposer dans leur nouvelle galerie et je me suis dit pourquoi pas.

Parlez-nous un peu plus de votre exposition Butt Therapy. Vous dîtes que dessiner des fesses a pour vous un “effet méditatif”, est-ce que c’est l’effet recherché chez le spectateur également ? 

Put ©Sawako Kabuki

L’ « effet méditatif » ne concerne que moi car il se manifeste lorsque je dessine. Mais je crois que les fesses sont attirantes et réconfortantes pour la plupart des gens. Parfois, les gens préfèrent les seins, mais pour moi, tout tourne autour des fesses.

En voyant vos dessins, on pense immédiatement aux couleurs très pulp des posters de Tadanori Yokoo, et de son inspiration revendiquée l’ukiyo-e. Mais loin de l’érotisme caractéristique de ce mouvement, vos œuvres sont à destination de tous les publics, et même des enfants, vous dîtes “It’s always been a dream of mine to create something that kids can get addicted to or obsessed with, so I’m glad I did.”

Je pense que le fait d’être aimé par les enfants signifie que c’est vraiment « amusant » et « intéressant », donc je pense que oui. Je pense aussi que si je peux influencer des enfants encore innocents, en bien ou en mal, pendant leur croissance, cela me plairait beaucoup.

D’ailleurs comme vous le dîtes dans cette même interview vous suivez cette “approche japonaise” de la représentation des parties génitales [dans le porno], ainsi les corps sont représentés de manière abstraite et laissent une part d’imagination au spectateur ? 

Je ne sais pas où vous l’avez mentionné dans l’interview, mais je suis plus fascinée par les fesses que par les organes génitaux. Et vous avez raison, j’aime laisser libre cours à l’imagination du spectateur parce que c’est sexy.

Les autres projets et inspirations

Partenariat avec Whoogy’s :  C’est un peu différent de votre style habituel, moins de minis personnages, moins de fluides, et moins de fesses surtout. Qu’est ce qui vous a attiré dans ce projet ? Comment cela s’est déroulé ? On vous a envoyé le script de la vidéo en japonais puis vous avez dessiné à partir du texte ? 

C’est un peu différent de mon style habituel car il s’agit d’un travail de commande, les fesses et autres ne sont pas nécessaires. C’est Sato Creative qui m’a présenté ce travail. Je travaillais sur ce projet avec le script traduit en anglais et l’audio en français. Comme je ne comprends pas le français, j’ai eu un peu de mal à associer les sons aux images.

Vous avez collaboré avec plusieurs groupes, pas mal de clips (MV). Quel est votre rapport à la musique ? La place de la musique dans votre processus créatif ? Quels sont vos groupes ou artistes favoris ? 

L’animation que j’ai réalisée pour un travail universitaire est la première que j’ai faite. Le thème du devoir étant « Ma chanson préférée », les étudiants devaient réaliser une animation sur leur chanson préférée. C’est peut-être pour cette raison que j’ai réalisé de nombreuses animations sur fond musical depuis lors. En fait, il m’est un peu difficile de faire une animation sans musique. J’ai beaucoup de groupes préférés, mais le dernier concert auquel j’ai assisté était celui de Yo La Tengo.

Si on devait vous classer dans un style on choisirait sans nul doute le surréalisme. Vous dîtes avoir regardé beaucoup d’animation japonaise quand vous étiez jeune, quelles sont vos influences ?

On pourrait dire qu’il s’agit d’œuvres surréalistes, mais tout cela découle surtout de mon expérience en tant que graphiste. Je me suis demandé si Crayon Shin-Chan avait une influence sur mon obsession pour les fesses et autres. J’ai grandi en regardant ce dessin animé dès mon plus jeune âge, comme la plupart des enfants japonais, je pense.


Merci beaucoup à Sawako KABUKI pour cette interview, ainsi qu’à Laurent JOURDREN pour son organisation et à la galerie MIYU pour son accueil.

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