Yokosuka, histoire d’un chantier naval – Épisode 3 : Les premières réalisations

À la fin du 19e siècle, au Japon, en réponse aux différentes attaques occidentales sur l’Archipel, certains daimyô (seigneurs de provinces) s’organisent pour réduire cette vulnérabilité avant d’être suivis par le gouvernement central. Néanmoins, l’inertie politique et ces velléités internationales sont certainement les raisons principales de la chute du régime des Tokugawa.

Le shôgun a fait appel, malgré tout, aux compétences françaises en construction navale militaire : un chantier naval est construit à Yokosuka au sud de Tokyo. Puis il a été question des approvisionnements comme nous l’avons évoqué en mars 2025 dans la seconde partie.

Dans ce nouvel épisode, le régime Meiji continue cette collaboration et des navires voient le jour. Mais, lors du tout premier engagement international, les efforts consentis permettront-ils de répondre aux attentes du gouvernement japonais ? C’est ce que nous allons voir…

Yokosuka : un chantier sous administration française

La première mission du chantier japonais a été la réparation des navires entrant dans le golfe de Tokyo. Depuis 1866 jusqu’à fin décembre 1872, 260 navires de toutes nationalités sont réparés. On compte, uniquement d’avril 1871 à février 1873, 86 navires à Yokosuka : des navires de combat japonais bien sûr, comme le Kasuga ou le Ryujo mais aussi une douzaine de navires français, une frégate américaine en bois, le Colorado et un cuirassé anglais le Iron Duke.

On sait aussi, grâce aux archives de Verny, que la cale de halage (plan incliné sur lequel on peut haler un bâtiment pour le mettre à sec) a reçu entre autres le Valetta (un des navires vapeur de la compagnie P&O alias Peninsular Oriental), le Fabius (un navire de l’armateur Bruxellois David Van der Cruyce et Cie). Le navire est commandé en 1867 par le capitaine Turbé. Il quitte le Havre le 9 décembre 1867 et arrive à Yokohama le 1er avril 1869. Il se fait réparer à Yokosuka. Le commandant doit emprunter pour ces réparations. Mais la traite est refusée par l’armateur, ce qui a provoqué la vente aux enchères du navire sans couvrir les dettes. Les marins du bord sont rapatriés. C’est pourquoi, l’armateur est condamné par le tribunal à payer à l’administration de la marine 23 237 francs ainsi que les salaires de l’équipage. De nombreux clichés de trois mâts et de vapeurs à roue commerciaux ou militaires de tout pays sont pris.

Figure 1. Le China, un des paquebots à aubes de la US PMSS Cie

Le premier navire fabriqué en 1866 à Yokosuka est le vapeur Yokosuka-maru. C’est un petit navire de commerce. Viennent ensuite le Soryu, le Hakodate puis le Kango. C’est le moyen pour les ouvriers japonais de parfaire leur formation avant la construction de véritables navires de combat. Le Yokosuka-maru approvisionne Yokosuka en matériels et vivres à partir de Yokohama, concurrençant ainsi le fret par chemin de fer, un des monopoles des Anglais au Japon.

Après ces navires de transport, le premier navire de guerre construit à Yokosuka est la canonnière Seiki dont la construction est lancée en mars 1873. Elle peut recevoir un équipage de 153 hommes et est armée de cinq canons de l’allemand Krupp et un des usines anglaises Armstrong. Peu à peu, la multiplication des fournisseurs devient problématique en terme de logistique. Et en 1877, la décision est prise de se fournir uniquement chez Krupp. La Seiki est un trois-mâts barque dont le mât d’artimon est le seul à comporter des voiles auriques. Sa coque est en bois de Keyaki, un bois local. Elle a une seule hélice et est propulsée par une machine à vapeur à triple expansion alimentée par deux chaudières cylindriques à charbon. Le navire peut recevoir une réserve de 130 tonnes de charbon. Les tubes sont en laiton et la pression obtenue peut atteindre 3,167 kg par cm². Le condensateur à surface est en fonte. Sa motorisation de 443 CV lui permet d’atteindre une vitesse est de 9,5 nœuds. Ce navire de 911 tonnes de déplacement est construit sur les plans de Verny qui s’inspire de l’aviso à hélice le Talisman, un navire de 1862 armé par Jules César Claude Thibaudier (1839 – 1918) lui-même, le second de Verny à l’arsenal.

Figure 2. Comparaison entre le Talisman et la canonnière Seiki

Voici la description qui est faite par les journaux, lors de l’escale du navire japonais à Marseille en 1878. Il effectue un voyage d’exploration et vient de Gènes, avant de rejoindre l’Angleterre : « Le Seiki reproduit à peu près le type de nos avisos français. Il a été construit dans les ateliers japonais de Yokosuka, sa mise à l’eau date de quatre années. Il a un équipage de composés de 153 hommes dont le costume ressemble à celui de nos marins de l’État, et est armé de cinq canons Krupp, de deux canons de salut et d’un canon Armstrong de campagne. L’équipage, en outre, est armé de fusils anglais Martiny. La machine a été construite par des ouvriers japonais, sur les plans d’un ingénieur français. L’état-major comprend MM. Inoue, capitaine, Itsuki, J. Ogasawara et Jichi, lieutenants, Tserunoda, aumônier, deux docteurs MM Kagoni et Adachi, un secrétaire, Takata, un maitre payeur, Hachiro, un ingénieur Hochiyama, un sous-lieutenant Zinguzi, […] un confort inusité règne à bord de cette corvette. Ainsi nous avons remarqué dans deux salons de véritables cheminées de marbre ainsi qu’une foule de bibelots japonais très coquets qui complètent heureusement l’ameublement de ces deux pièces. Ajoutons que la discipline la plus sévère règne parmi l’équipage qui ne donne lieu du reste à aucune plainte et qui est admirablement instruit au point de vue de toutes les manœuvres. […].»

La canonnière Seiki est largement utilisée lors de la guerre civile japonaise de Satsuma en 1877, qui marque la fin de la classe des samouraïs et l’affermissement de l’autorité impériale. Elle s’est échouée dans la baie de Suruga, au sud de Tokyo en 1888. Les mêmes plans sont utilisés pour construire l’Amagi qui est sorti des bassins de Yokosuka en 1877. C’est toujours un navire en bois. Les moteurs à trois cylindres horizontaux sont issus des ateliers de l’arsenal. L’essentiel du bois nécessaire à la construction est japonais. Ce croiseur a participé à la guerre sino-japonaise de 1894-95 tout comme le troisième navire de guerre sorti de Yokosuka : le Banjo. Cette canonnière de 708 tonnes, le premier navire de guerre construit après le départ de Verny en février 1877 avec des plans, cette fois, de l’amiral Akamatsu Noriyoshi (1841 – 1920) et du mécanicien Shinzo Watanabe pour le système de propulsion. Sa coque est toujours en bois et sa machine est à une hélice avec quatre chaudières à deux foyers.

Figure 3. Le Kaimon et l’Amagi

Viennent ensuite deux garde-côtes en bois, le Kaimon et le Teinriou, respectivement de 1429 tonnes et 1547 tonnes de déplacement. Les plans sont, là encore, de l’amiral Akamatsu et les moteurs du mécanicien Watanabe. Ces navires ont une hélice avec un système à bielle. Quatre chaudières cylindriques en fer à trois foyers complètent le système de propulsion. Au total, entre 1866 et 1877, date de départ du dernier ingénieur français, Adolphe Dupont (1840 – 1907), cinq navires de guerre sont construits en bois et deux en composite bois et fer.

Les Japonais s’approprient la gestion du site industriel

Avec la Restauration Meiji, les autorités japonaises veulent montrer leur puissance dans le Pacifique. Elles souhaitent, en particulier, se réapproprier progressivement le chantier naval de Yokosuka pour le moment géré par les Français, ce que traduit cette lettre de 1868 reçue par le ministre de France à Tokyo : « L’administration de Kanagawa a pris possession de l’arsenal de Yokosuka. […] Les travaux continueront comme par le passé jusqu’à réception des ordres que nous attendons de la cour de Kyoto. Les nouveaux officiers nécessaires à la direction des divers services sont partis aujourd’hui pour se rendre à l’arsenal. […]. Nous espérons que Monsieur Verny voudra bien, de concert avec eux, diriger l’arsenal comme parle passé. »

Verny avec son équipe doit donc composer avec les officiels locaux qui s’imposent dans l’arsenal. Les difficultés de l’administration française à Yokosuka se sont accrues avec la fréquence du changement d’interlocuteurs : le personnel du shogunat tout d’abord, puis l’administration du département de Kanagawa, le ministère de l’Industrie, et enfin celui de la Marine.

La direction française se doit, malgré tout, de faire des rapports trimestriels et de justifier tous les éléments comptables. Dans ces rapports préformatés n’apparaissent que les dépenses. Or, les réparations des navires, les machines fabriquées et livrées sont facturées aux bénéficiaires. Ce sont des entrées d’argent qui pourraient atténuer l’image négative tant décriée de la présence étrangère. Les Français chargés de l’administration n’ont plus, à partir 1868, qu’un rôle de contrôle de la comptabilité. Ils doivent, par ailleurs, privilégier le marché japonais pour l’approvisionnement. Le rapport de décembre 1868 sur les frais généraux remis aux Japonais montrent que les estimations initiales du projet avaient été largement sous-évaluées. On comprend ainsi le besoin des dirigeants nippons de contrôler l’administration du chantier.

Figure 4. Terashima Minenori (1832 – 1893)

Progressivement, Yokosuka cesse d’être sous une direction française pour ne plus l’être du tout au début de l’année 1876. L’autre exemple de volonté d’hégémonie du gouvernement japonais est certainement l’expédition punitive à Formose.

L’expédition de Formose de 1874

Figure 5. Ile et détroit de Formose

Au printemps 1874, les Japonais, à la suite du meurtre de 54 naufragés nippons assassinés par les aborigènes de Taiwan, lancent une expédition sur l’île. L’envoi de 3 600 soldats à Taiwan apparaît pour beaucoup comme une répétition de la future invasion de 1894. Les Japonais sont victorieux des tribus de Taiwan dès le 22 mai 1874, lors de la bataille de la Porte de Pierre. Ils se retirent de Taiwan en novembre 1874, poussés à la négociation par les diplomates britanniques comme Harry Parkes (1828 – 1885) et américains comme Charles Le Gendre (1830 – 1899) qui ont vu dans ces représailles un danger pour les intérêts de leurs pays respectifs en Chine. Même si ceux-ci leur ont loué 13 transporteurs comme le Yorkshire et le New-York pour l’occasion.

Ces navires transportent non seulement les troupes nippones mais aussi les artisans réquisitionnés pour construire les baraquements sur place. Au moins quatre navires de combat viennent compléter cet ensemble, mais aucun navire construit à Yokosuka : le Nishin, un steamer à trois mâts en bois lancé en 1868, acheté aux Pays-Bas par le domaine de Saga en 1869, puis transféré à la marine impériale en 1870 ; le Ryujo, un trois-mâts en bois de construction britannique acheté par un des daimyô de la région de Nagasaki au marchand d’origine écossaise Thomas Blake Glover en 1870, le navire amiral de l’expédition ; le Moshun, un autre navire anglais acheté par le domaine de Saga ; et le Tsukuba un navire du chantier naval de Chatham compléte cette armada.

Cette expédition de Formose est l’occasion pour la marine impériale de constater l’absence de préparation de ses marins. L’officier anglais Albert B. Brown (1839 – 1913) a écrit à ce sujet au consul américain Charles Legendre : « J’estime qu’il est de mon devoir de vous présenter une déclaration démontrant l’état honteux de ce navire, tant en ce qui concerne le navire lui-même que la discipline à bord. […] Le navire a visiblement été grandement négligé pendant un temps considérable. […] Je peux seulement dire en conclusion que je considère le Hokkai Maru [renommé Asama-Maru le 20 octobre 1874] comme une honte au drapeau japonais, et demande que des mesures soient prises pour modifier les choses […]  12 » Sans doute certains des navires de la marine japonaise étaient mieux entretenus que le Hokkai-Maru, mais cet exemple suggère que la marine n’avait pas encore résolu les problèmes fondamentaux liés à la formation des marins et officiers. Ce qui explique, par ailleurs, la présence des officiers anglais comme Albert Brown ou américains comme Douglas R. Cassel (1845 – 1875) les commandants effectifs des navires japonais.

Cet épisode de Taiwan de 1874 met aussi en évidence que, contrairement à leur volonté, les Japonais n’ont pas encore la flotte suffisante. Ils sont encore très dépendants de l’expertise maritime occidentale. Ils feront tout pour sortir de cette situation. Des événements politiques sur le continent asiatique, en particulier en Corée, vont favoriser l’accroissement du budget militaire. De nouvelles sources de revenus seront créés pour satisfaire l’ambition nippone. Ces éléments seront abordés dans un nouveau chapitre en préparation.

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