Le Rendez-vous de la Bande Dessinée d’Amiens : l’édition spéciale Naoki Urazawa !

Le 29e rendez-vous des bédéphiles de la Somme, organisé par l’association On a Marché sur la Bulle, s’est tenu juste avant l’été 2025, les 3 premiers week-end de juin. L’occasion de rencontrer différents auteurs et/ou dessinateurs tout comme d’assister à des animations/conférences variées ! Mais cette édition était surtout marquée par la venue du génial et célèbre Naoki Urasawa.

L’équipe de Journal du Japon s’est rendue sur place pour découvrir l’exposition en deux parties consacré au mangaka de Pluto, Yawara, Monster, Asadora, Billy Bat et bien d’autres… et profiter de la conférence de presse qu’il a donné pour l’occasion !

Préambule : Naoki Urasawa, petit rappel…

NAOKI URASAWA Crédit photo : © Ludo Leleu
NAOKI URASAWA – Crédit photo : © Ludo Leleu

Pour celles et ceux qui ne verrait pas bien qui est ce grand auteur, le site des rendez-vous BD d’Amiens, retrace rapidement la biographie de Naoki Urasawa :

« Naoki Urasawa est né le 2 janvier 1960 à Fuchū, dans la préfecture de Tokyo. Passionné par le dessin et la musique dès son plus jeune âge, il suit des études d’économie à l’université de Meisei avant de se lancer dans le manga.

Il connait son premier grand succès en 1986 avec Yawara! (1986-1993), une série sur une jeune judokate talentueuse en quête d’une vie normale. Il enchaîne ensuite avec Happy! (1993-1999) et surtout Monster (1994-2001), un thriller psychologique qui marque un tournant dans son œuvre en explorant des thématiques plus sombres et complexes.

En 1999, il débute 20th Century Boys, une saga ambitieuse qui entrelace plusieurs époques et met en scène un groupe d’amis confronté à une mystérieuse organisation. Le manga devient rapidement culte et assoit définitivement sa renommée. Il poursuit ensuite avec Pluto (2003-2009), une réinterprétation d’un arc de Astro Boy d’Osamu Tezuka, et Billy Bat (2008-2016), une enquête mêlant complots et Histoire.

Dessinateur virtuose et conteur hors pair, Urasawa est reconnu pour ses intrigues foisonnantes, ses personnages nuancés et son sens du suspense. Il continue d’explorer de nouveaux horizons avec Asadora! (2018-), tout en menant en parallèle une carrière musicale.

Son travail a été couronné de nombreuses distinctions, dont plusieurs prix Shōgakukan et Tezuka. »

Naoki Urasawa : la conférence

C’est le vendredi 6 juin que plusieurs médias ont pu rencontrer le mangaka et échanger avec lui sur de nombreux sujets : son dernier ouvrage en date, Asadora, sa construction ou son héroïne, Asa, mais aussi sa façon de travailler et de bâtir ses récits en général, sans oublier sa carrière, qui se compte en décennie désormais et sa vision du métier. Bref, des échanges riches et passionnants !

Asadora : la naissance d’un récit

Bonjour Monsieur Urasawa et merci pour votre temps…

Asa est une héroïne très terre à terre, active et résiliente. Quelle a été l’inspiration, surtout dans un Japon d’après-guerre, où les rôles féminins étaient plus restreints ?

Asaodora ©2025 Naoki Urasawa
Asadora, alias Asa, au début du manga. SHÔGAKUKAN ©︎ 2025 Naoki URASAWA

Naoki Urasawa : Je vais d’abord expliquer ce que veut dire le mot Asadora : c’est l’abréviation de Asa Dorama, le “Drama du matin”. C’est une série, un drama donc, qui est diffusée tous les jours sur la chaîne publique japonaise NHK. C’est une oeuvre très populaire au niveau national.

En réfléchissant à ma nouvelle série, je me suis dit que je voulais décrire une héroïne, et que je souhaitais raconter toute la vie d’une femme. Ce genre de séries diffusées, quand j’étais enfant, proposait des rôles de femmes très fortes.

À cette époque, notamment après la guerre, les droits des femmes au Japon étaient limités. Ces protagonistes se battaient alors pour leurs droits. Cela correspondait bien à ce que je voulais aborder dans ma propre série. C’est pour ça que mon héroïne s’appelle Asadora.

Vous êtes justement en train de parler de ce contexte, qui est toujours très crédible dans vos histoires. Quelle est l’importance de la documentation dans votre travail ?

Pour répondre à votre question il faut que je parle un peu de ma méthode de travail. Tout d’abord je commence par essayer d’imaginer un énorme mensonge. C’est le point de départ de toutes mes histoires. Ensuite, il faut que ce mensonge soit intéressant, qu’il réussisse déjà à me convaincre, moi. Une fois que je le suis, c’est à ce moment-là que je commence à chercher et à introduire des éléments qui donneront du réalisme à ce grand mensonge. 

Pour Asadora j’ai d’abord eu l’idée de raconter l’histoire d’une pilote. En faisant des recherches, j’ai découvert que l’on peut obtenir les permis de pilote à partir de 17 ans. L’idée de cette héroïne qui décroche son permis de pilote à 17 ans a donc donné naissance à ce projet.

J’ai commencé à explorer les événements majeurs de l’histoire japonaise, et c’est alors que j’ai découvert le terrible typhon de 1959 qui a frappé la Baie d’Ise. Je suis venu au monde en 1960, donc il a eu lieu un an avant ma naissance. Mais, lorsque j’étais enfant, ma mère ne cessait de me raconter l’histoire de ce typhon, qui était incroyable. Encore aujourd’hui, on l’évoque toujours car il a été véritablement un typhon dévastateur.  (NDLR : le 26 septembre 1959, ce typhon, nommé Vera, a causé la mort de plus de 5000 individus).

Par la suite, j’ai poursuivi mes recherches pour identifier les événements clés de l’histoire, surtout de l’histoire japonaise, et mon attention s’est portée sur l’année 1964, celles des Jeux Olympiques de Tokyo. J’ai donc décidé que Asa, l’héroïne, deviendrait pilote cette année là, à 17 ans… Ce qui signifie qu’à l’époque du typhon, en 1959, elle avait 12 ans. Ces premiers éléments et ce contexte me paraissait cohérents et riches, et c’est ainsi que j ‘ai pu commencer à écrire la vie d’une femme dans ce cadre historique.

C’est comme celà que je me documente et que je construis mes histoires. Pour Asadora j’ai également fait d’autres recherches : je me suis notamment documenté sur les techniques de pilotage d’un avion. J’ai eu l’occasion de rencontrer un pilote, le meilleur de tous les temps, qui est hélas décédé depuis. Au moment de notre rencontre, il avait déjà dépassé plus de 100 ans, et j’ai beaucoup appris grâce à lui.

J’ai également consulté un biologiste pour savoir si on pourrait envisager que cette “chose” dans Asadora puisse réellement exister. Le biologiste m’a assuré que non, c’est impossible. (Rires)

Vos histoires alternent entre réalisme social, fantastique et politique. Les relations sociales sont également très importantes chez vous : les scènes de vie familiales ou le duo avec Asa et Haruo Kasuga sont tellement réussis que nous avons l’impression que vous vous attardez un peu plus sur cette facette là. Donc comment les travaillez-vous ? 

La relation entre Asa et Kasuga est plutôt complexe : Kasuga a tenté d’enlever Asa, qui s’est donc retrouvée kidnappée. Je me suis demandé si leur relation pouvait vraiment être amicale et je ne savais pas comment allait tourner ce duo avant que je ne commence à écrire.

Mais, une fois lancé, j’ai réalisé que c’était bel et bien faisable, et c’était véritablement une relation inédite. C’est pour cette raison que je persiste à évoquer leur histoire encore aujourd’hui. 

Asadora - SHÔGAKUKAN ©︎ 2025 Naoki URASAWA
Asa à 17ans, tout juste diplômée – SHÔGAKUKAN ©︎ 2025 Naoki URASAWA

Si l’on reprend le cas de monsieur Kasuga, c’est un personnage aux multiples facettes. Ancien combattant dévasté par la guerre, il est aussi le gardien d’Asa. Est-ce qu’il reprend quelque chose pour vous dans ce contexte de guerre ou d’après-guerre ?

Kasuga est en lien avec ce que j’ai mentionné précédemment concernant la création de personnages. Tout ce que ce pilote centenaire m’a partagé m’a profondément inspiré. Comme vous le savez, lors de la guerre, il y avait des kamikazes. Mais le pilote que j’ai croisé était très grand, trop pour être un kamikaze. Au final, il n’a donc pas été intégré dans les avions de type Zéro mais dans d’autres avions qui envoyaient des bombes sur les cuirassés américains.

Malheureusement, ces bombardiers ne permettaient pas de viser correctement et d’atteindre leur cible. Mais comme on leur en donnait l’ordre, les pilotes obéissaient. Ce pilote se souvenait aussi que leur supérieur leur disait, avant chaque mission, de ne pas écrire de testament à leur famille, au cas où ils ne reviendraient pas, car ils devaient se persuader qu’ils allaient revenir : «  N’écrivez surtout pas de testament. Je vous garantis que je vous ramènerai à la base… »

C’est en écoutant ce pilote que j’ai pu construire Kasuga.

Une dernière question sur Asadora. Le feuilleton japonais qui vous a inspiré, renzoku terebi shosetsu, est à l’antenne depuis 1961. Avec une telle longévité, on peut donc imaginer que ce manga vous accompagne jusqu’à la fin de votre carrière ? 

Asadora débute avec une scène en 2020, période des Jeux Olympiques de Tokyo. C’est dans ce contexte que le monstre fait son apparition. Étant donné que j’ai débuté avec l’année 2020, je suis contraint de remonter jusqu’à cette date. Avant cette date, il y a tellement d’épisodes que j’aimerais décrire, donc je me demande jusqu’où je peux aller et quelles histoires je vais pouvoir raconter… 

Alors je suis peut-être un mangaka rare au Japon, parce que la plupart des mangakas utilisent des personnages qui ne vieillissent pas. Généralement, le protagoniste demeure toujours jeune, mais pour Asa de Asadora, mes personnages vieillissent. En conséquence, elle est née en 1947, cela devrait durer au moins jusqu’en 2020.

La question qui se pose est donc plutôt la suivante : jusqu’où vais-je tenir en vieillissant ? (Rires)

Les personnages d’Urasawa

Y a-t-il un personnage d’Asadora qui vous échappe et qui n’en fait qu’à sa tête ?

Il semblerait que tous mes personnages vivent en n’en faisant qu’à leur tête, donc oui, ils m’ont tous échappés.(Rires)

Dès la création de mes personnages, une fois qu’ils sont conçus et imaginés comme Kinuyo, Asada, ou Asa… ils ne m’appartiennent plus réellement. Et je suis convaincu que lorsque les personnages ne suivent pas les instructions de l’auteur, le manga devient alors captivant ! (Rires)

Si l’on sort un peu de Asadora, les enfants et adolescents jouent un rôle important dans la plupart de vos histoires (20th Century Boys, Asadora, Monster, Yawara, etc.). Qu’est ce qui vous plaît tant dans ces enfants, est-ce que c’est le fait de les faire grandir ?

Selon moi, les enfants et les personnes âgées sont un peu dans les marges de la société, ils sont un peu écartés. Pourtant je trouve que c’est là que se trouve les vérités les plus importantes et les plus essentielles pour notre société. C’est pour ça que j’y tiens.

Un enfant pas comme les autres dans Monster - SHÔGAKUKAN ©︎ 2025 Naoki URASAWA
Un enfant pas comme les autres dans Monster – SHÔGAKUKAN ©︎ 2025 Naoki URASAWA

Vous avez déclaré “Aussi insignifiant que soit le rôle d’un personnage, mon but est de pousser le lecteur à se dire je voudrais un spin off sur lui« . Donner de l’épaisseur à tous vos personnages est l’un de vos incroyables talents de conteur. Racontez-nous comment vous travaillez cet aspect de vos histoires  ?  Qu’est-ce qui, selon vous, fait un bon personnage ?

Même si je ne dévoile pas tout dans mes mangas, que je ne raconte pas tout ce qu’il y a dans mon esprit à chaque instant, je construis véritablement un CV pour chaque personnage : dans quel environnement et dans quelle famille sont-ils nés, et quels sont leurs parcours ? 

Malheureusement, je ne peux pas tout détailler dans le manga. Mais, au moins, j’essaie de mettre en lumière leur vécu. Donc, derrières les rencontres et les interactions, je tente de faire comprendre leur histoire.

Peut-être que ça sera un peu décalé, mais cela me rappelle un souvenir, lié à Monster. Il y a un personnage nommé Roberto, qui est un méchant. Il y a donc cette scène où Roberto trouve la mort face à l’inspecteur Lunge. À ce moment-là, on ne sait pas grand-chose du passé du Roberto, juste qu’il vient d’un pays qui n’existe plus.

En réfléchissant à cette scène, je me suis soudain rappelé d’un autre personnage : Grimmer, qui vient du même orphelinat. Grimmer avait évoqué un ami d’enfance qui aimait beaucoup le chocolat chaud. Alors je suis allé relire cette scène, et j’ai regardé la page où il parle de cet ami. Et là, j’ai vu que j’avais dessiné le visage de cet enfant, à l’époque.

Sur le moment, je me suis dit que j’avais juste dessiné un portrait type d’un enfant qui aime le chocolat chaud: « Ah non, dommage, j’ai déjà dessiné quelqu’un d’autre. Ca ne peut pas être Roberto». Mais en y regardant de plus près… ce visage ressemblait à Roberto ! Et là, je me suis dit  (NDLR : Il mime sa surprise d’alors, pointant la planche du doigt)  : « Mais… c’est Roberto ! C’était déjà lui, sans que je m’en rende compte !  » (Rires)

C’est dans ces moments-là que je me dis à quel point c’est passionnant de faire du manga.

Toujours sur les personnages : selon vous l’antagoniste doit-il être aussi important que le protagoniste ?

L’antagoniste est peut-être même plus important que le protagoniste ! 

Ami, dans 20th Century Boys
Ami, dans 20th Century Boys © 2000 Naoki Urasawa / Shogakukan Inc.

Je suis encore en train d’explorer le manga, donc je ne suis pas certain de moi, mais je me dis que le protagoniste, donc le personnage principal, est peut-être le personnage le moins intéressant de tous. C’est peut-être pour ça que je n’aime pas trop Tenma dans Monster. (Rires)

Mes personnages secondaires présentent plus de caractère et d’originalité. J’aime beaucoup les personnages secondaires, je les trouve vraiment intéressants, mais c’est difficile de concevoir une histoire avec eux en tant que personnage principal.

Et du coup en parlant de Tenma est-ce que vous sauveriez le monstre si vous étiez médecin ?

Durant les sept années de création de Monster, cette question m’occupait l’esprit. J’ai finalement tiré la conclusion que, comme Tenma, je suis un médecin. Donc je pense que, oui, je mettrai les gants et je rentrerai dans le bloc opératoire.

Garder l’équilibre du récit…

Dans une précédente interview (au FIBD d’Angoulême en 2018), vous avez expliqué que vous ne planifiez pas entièrement vos récits à l’avance, laissant souvent les personnages et l’histoire vous guider. D’une façon générale, avez-vous rencontré des difficultés particulières en procédant ainsi dans vos histoires, notamment pour garder la cohérence du scénario ?

En fait, lorsque je débute une série ou que je commence à rédiger une histoire, toutes les idées sont déjà là, dans ma tête, du début à la fin. Ainsi, j’ai vraiment une vision assez précise de la conclusion de l’histoire. Cependant, à mesure que je progresse, la narration évolue, les personnages changent et moi, l’auteur, je change aussi de point de vue… Finalement, la conclusion n’a aucun rapport avec ce que j’avais prévu au départ.

Y a-t-il un personnage que vous avez créé qui vous a particulièrement marqué ou surpris par son évolution ?

Je dirais Lunge, dans Monster. Je n’avais absolument pas imaginé la manière dont son histoire allait se terminer. C’est vraiment lui-même qui a évolué, sans que je le contrôle.

Si Monster et 20th Century Boys sont souvent cités comme les sommets du suspense dans votre œuvre, on retrouve également une tension dramatique forte dans des séries comme Billy Bat ou plus récemment Asadora!. Qu’est-ce qui vous attire autant dans l’art du mystère et du non-dit ?

En réalité, je n’ai nullement l’intention de produire des œuvres de suspense ou de polar. Mais si l’on évoque la vie courante, on retrouve automatiquement du suspense et des polars. Pour moi, ce n’est pas vraiment un genre distinct, c’est simplement notre vie, notre quotidien qui est fait ainsi.

Vous mettez aussi beaucoup d’humour. On peut citer Jigoro par exemple, qui vient de sortir aujourd’hui-même. Et du coup est-ce que vous cherchez un équilibre entre le mystère et l’humour ou pas du tout ?

En réalité j’ai toujours l’impression de créer des œuvres humoristiques, mais quand je dis que Monster est un manga d’humour, les gens ne me croient pas ! (Rires

En fait, je devrais plutôt parler de drame humain, et c’est un type de récit où l’on retrouve de tout : l’humour, le polar, le mystère et le suspense…

Pouvez-vous nous raconter la création de It’s Because I love you  de River et souhaitez-vous composer d’autres chansons pour Asadora ! comme pour 20th Century Boys ?

Je ne cherche vraiment pas à mettre des chansons dans les mangas. Oui, j’en fais, mais je ne cherche pas en fait à tout prix à le faire. 

Par exemple, dans 20th Century Boys, on trouve le morceau Bob Lennon. Certes, au vu des besoins du récit, cette chanson a été composée. Néanmoins, si le nombre de chansons devenait trop important, je pense que ce ne serait pas très agréable. Donc c’est uniquement si l’histoire en a besoin.

20th Century Boys - © 2000 Naoki Urasawa / Shogakukan Inc.
20th Century Boys – © 2000 Naoki Urasawa / Shogakukan Inc.

Regard sur les œuvres et le métier

Vous nous avez habitués à des histoires longues, mais vous avez aussi écrit des nouvelles. Qu’est-ce que la réalisation de nouvelles vous apporte dans la création de vos histoires longues ?

Lorsque je travaille sur une longue série, tout finit par devenir une sorte de routine et je me retrouve trop immergé dans un seul univers. J’ai donc besoin de prendre du recul. 

C’est ainsi que je m’attaque à des histoires courtes. Puis, une fois cette ou ces histoires achevées, je reviens vers l’histoire longue, et je peux regarder les choses sous un nouvel angle. 

Cela dit, il m’arrive vraiment souvent d’écrire ou de travailler sur des histoires courtes, même en ce moment par exemple. En fait, quand je travaille sur une série et que j’ai des idées, je fais des nemu, des storyboard de ces histoires courtes et je les envoie à mon éditrice. Je pense qu’elle en a déjà quatre…

L’auditoire (y compris les éditions Kana) pousse un grand “aaaaaah”, visiblement très intéressé !

Peut-être un futur recueil de nouvelles histoires courtes ? 

Je ne sais pas mais pour le moment, mon éditrice m’a demandé d’aller plus loin et de finir l’histoire pour l’un des quatre récits.

En relisant aujourd’hui vos premières œuvres… Est-ce que vous les relisez d’ailleurs ?

Je ne lis pas mes anciens mangas très souvent, mais quand il y a une nouvelle édition, complète ou deluxe, ça m’arrive de les relire, du début jusqu’à la fin. Et à chaque fois je me surprends à dire : eh bien, tiens, je crée tout de même des mangas intéressants ! (Rires)

Je dis alors à mon éditrice :  « Eh bien, ce n’est pas mal du tout, non ?! » Elle répond, « Mais oui, bien sûr ! » (Rires)

Du coup est-ce que vous arrivez à prendre un peu de recul sur ses premières œuvres ? Pensez-vous avoir appris des choses sur l’art de raconter mais aussi sur vous-même au fil de toutes ces années de création ? 

En fait, lorsque je ne les relis pas, je garde cette impression que mes mangas n’étaient pas vraiment aboutis. Mais quand je me mets à relire, à revoir ces titres, c’est là que je me rends compte que j’avais quand même réussi à faire des œuvres intéressantes, et j’ai envie de féliciter mon moi de l’époque. Je trouve ça très positif.

Parmi l’ensemble de vos œuvres, quelle série vous a apporté le plus de satisfaction artistique au moment de sa création, et laquelle s’est révélée la plus exigeante, voire éprouvante, à mener à terminer ?

Tous les titres étaient difficiles à faire… 

Je dirais que mon manga préféré, c’est Happy ! . Ce n’est pas le manga que j’ai le plus réussi, mais j’ai tout donné et je pense que j’ai réussi à casser des normes avec Happy !

Et celui qui a été le plus dur ? 

Alors le moment peut-être le plus difficile, c’était quand je travaillais sur la scène finale de Monster. J’ai eu l’impression de réaliser un véritable entretien avec Johan : qui était-il ? Qu’est-ce qu’il a fait et pourquoi il l’a fait ? Ça a été dur, l’atmosphère était lourde. J’étais dans mon atelier mais j’avais l’impression d’être entouré de cadavres. J’ai ressenti tout ça, physiquement… mon corps était en train de gonfler : mes yeux, mon nez et mes oreilles, même mes dents me faisaient souffrir. On peut le voir sur les photos de moi de cette époque, j’étais sans défense. C’est dire à quel point le personnage de Johan était terrifiant.

Johan, dans Monster - SHÔGAKUKAN ©︎ 2025 Naoki URASAWA
Johan, dans Monster – SHÔGAKUKAN ©︎ 2025 Naoki URASAWA

Sur un sujet un peu plus joyeux… La France et les Français vous aiment beaucoup, (plusieurs prix à Angoulême notamment), et vous semblez aimer la France (présente dans vos mangas comme dans Mujirushi – Le signe des rêves). Parlez-nous un peu de votre rapport à ce pays ?

Il y a quelques jours, on m’a amené à la bibliothèque nationale de Richelieu à Paris. Et là, dans le rayon manga, en fait, j’ai trouvé la plupart de mes titres. Quand j’ai vu ça, vraiment, j’étais très fier, et j’ai l’impression de vraiment pouvoir communiquer et échanger avec le public français. Et je me sens vraiment bien en France.

En plus j’adore vos baguettes et votre bœuf. On ne peut pas trouver au Japon de baguette et de bœuf français aussi délicieux qu’en France. Il y a quelques années, lors de mon séjour d’un mois à Paris, j’ai mémorisé une phrase en français « une demi-baguette s’il vous plaît». J’étais tellement content quand j’ai vu la boulangère couper la baguette après avoir dit ça : « Oui, ma phrase a marché ! » (Rires)

1994 semble avoir été une année cruciale dans votre carrière puisque, cette année-là, vous avez commencé à plancher en même temps sur deux séries longues radicalement différentes : la comédie sportive Happy !, et Monster qui fut votre première véritable incursion dans le thriller. 

Quel souvenir gardez-vous, alors, des années passées à jongler entre ces deux œuvres ? Quelles difficultés avez-vous pu rencontrer dans la gestion parallèle des deux séries ?

En réalité, il n’y a pas qu’en 1994 que je travaillais sur plusieurs séries. Déjà, avant, je travaillais en parallèle sur Yawara ! et Pineapple Army. En fait, j’ai fait cela pendant 20 ans. Durant toute cette période, je travaillais sur une série pour un magazine hebdomadaire et une autre série pour le magazine qui était publié toutes les deux semaines. 

Cela impliquait que j’avais six deadlines par mois, je réalisais entre 130 et 140 pages chaque mois. Quand je repense à cette période, je peux dire que c’était un véritable enfer ! Il faut essayer de s’imaginer ce que ça peut représenter. En général, même si un travail est dur, on se persuade que l’on va finir la semaine et que, ensuite, on se repose… Ou encore que, à la fin du mois, on va enfin pouvoir souffler un peu. En réalité, pour moi à cette époque cela n’existait pas. C’est comme s’il n’y avait eu aucune interruption pendant 20 ans et que, tout ce que je voyais quand je regardais l’avenir devant moi, ce n’était qu’une multitude de dates de rendus et de deadlines qui semblaient s’étendre indéfiniment. Donc, je pense que c’est un miracle que j’ai pu survivre. 

À ce moment précis, Osamu Tezuka m’est souvent venu à l’esprit. Il réalisait entre 500 et 600 pages chaque mois. Le chiffre était incomparable : 140 pages pour moi et lui 500 ! 

La Tezuka Production m’a  montré un jour le planning de Tezuka pour le mois de novembre 1977. (Il mime la scène, comme s’il tenait le planning entre ses mains, NDLR.) : Champion Magazine, Champion Magazine, Champion Magazine…  On retrouvait deux noms de magazines qui revenaient sans cesse, et les deux étaient des magazines hebdomadaires. Il y publiait Black Jack et L’Enfant aux trois yeux. Cela lui faisait déjà huit échéances par mois rien que pour ces deux titres. À cela s’ajoutait Big Comic, deux fois par mois, pour MW, Manga Shônen une fois par mois pour la série Phénix, Kibo no Tomo pour la Vie de Bouddha, Unico publié par la société Sanrio. Tous ces noms-là dans le planning du même mois, entre lesquels on pouvait voir des conférences à telle ou telle université, des avant-premières…

Je pense que les êtres humains ne devraient pas vivre comme ça. Sa vie a été courte, il est mort à l’âge de 60 ans. Moi j’ai décidé que je ne vivrais pas comme ça.

Et vous avez bien raison…

Hitchcock, surf et samuraï : influences et nouveaux projets

Votre style semble influencé par le cinéma occidental, notamment celui de Hitchcock. Quel film ou réalisateur vous inspirent ?

Oui c’est vrai, j’aime beaucoup Hitchcock et malheureusement je n’ai pas encore tout vu, mais je continue à les voir, petit à petit. 

Mon préféré est sans doute Fenêtre sur Cours. Dès le début du film, en fait, on voit une succession de plans : ça commence par un appareil photo cassé, puis une voiture sportive, le corset de la jambe cassée… En quelques secondes on sait exactement ce qui est arrivé au personnage. 

En fait, ce que fait Hitchcock avec la narration est vraiment parfait, et il en a fait beaucoup des choses comme ça. Je rêve de faire un jour des œuvres comme lui.

Après, c’est un peu à l’opposé de Hitchcock, mais j’adore aussi les frères Cohen, surtout leur film Fargo. Bien sûr, leur cinéma est très différent de l’esthétique d’Hitchcock, mais il y a quelque chose d’un peu décalé, avec un équilibre bien à eux que j’adore aussi. La version film de Fargo est évidemment superbe, mais il y a aussi la série télé de Fargo que j’adore et que je vous conseille !

Vous êtes un artiste complet : musicien, mangaka, vos émissions dans les ateliers, les adaptations animées et bien sûr vos mangas… vous travaillez sur des formats très variés, qu’est-ce que cette multiplicité vous apporte, à vous personnellement et à vos récits ?

Je pense que chaque activité m’apporte des enseignements. Donc quand j’ai fini un projet et que me lance dans un autre, j’ai acquis de nouvelles connaissances. Je crois que tout ce que j’ai acquis à travers ces diverses activités, je l’utilise pour la création de manga.

Y-a-t-il une nouvelle activité que vous aimeriez tester d’ailleurs ?

Il y en a beaucoup ! Réfléchit…

J’aimerais tenter le surf, car j’ai une résidence secondaire, juste à côté de la mer. Mais quand je pense que je dois porter un maillot très serré, je n’ai pas très envie. (Rires)

Vous avez exploré des univers très variés : le sport avec Yawara! ou Happy, l’Allemagne de la fin des années 80 avec Monster, ou encore le japon d’après guerre dans Billy Bat. Qu’est-ce qui vous pousse à changer d’univers à chaque série ? Et, surtout, quel univers encore inexploré rêveriez-vous de développer ?

J’ai toujours le désir d’explorer l’univers que je n’ai jamais abordé. Il existe des auteurs qui prolongent la même trame narrative et le même monde à travers une centaine de volumes, mais pour ma part, je n’y parviens pas. Mes créations ont tendance à se conclure autour de 20 tomes parce que je veux passer à autre chose, découvrir de nouveaux univers. 

Une fois, je me suis lancé dans un projet de manga historique, à l’époque des samouraïs, mais j’aimerais vraiment traiter plus sérieusement cet univers. Je voudrais vraiment traiter les samouraïs avec un angle et une approche nouvelle.

On à hâte ! Merci encore pour votre temps Naoki Urasawa !

Naoki Urasawa : deux expositions pour 35 ans de carrière…

Le festival proposait donc une exposition « Naoki Urasawa, un talent monstre » à la Halle Freyssinet, le temps du festival, pour développer les différents univers narratifs du maître. Une seconde partie complémentaire, où l’accent était mis sur deux thrillers monumentaux Monster et 20th Century Boys, avec une partie dédiée à la passion de Naoki Urasawa pour le rock, attendait les visiteurs à la Maison de la Culture d’Amiens.

Dans la première, les visiteurs pouvaient découvrir les travaux du mangaka au fil de leur chronologie, en leur laissant libre cours quant au sens de visite. Chaque pièce présente plusieurs œuvres du mangaka se retrouvant autour d’une même thématique : les catastrophes naturelles, les repas, le sport, la psyché… Les décors soignés immergeaient les visiteurs, qu’ils connaissent ou non ses travaux (Asadora !, Happy, Billy Bat) dans les thèmes redondants chers à Urasawa. Les planches et explications exposées permettaient de mieux comprendre les intentions du mangaka.

La venue de l’artiste incontesté fut l’occasion pour les organisateurs de mettre en place une masterclass et une dédicace avec celui-ci. En dehors de ces rencontres exceptionnelles, des vidéos de la chaîne youtube Urazawa Chanel, spécialement sous-titrées en français, étaient diffusées aux expositions. Vous pouviez y voir en action ses personnages dynamiques et à fort caractère sous ses coups de feutres vifs, tout en écoutant ses conseils : comment rendre un coup de poing dynamique, donner du caractère à un personnage rien que par son apparence, ou encore donner un aspect réaliste à une mer agitée. Le tout avec des traits efficaces sans jamais se prendre trop la tête sur leur technicité.

La 2e partie de l’exposition consacrée à la carrière de Naoki Urazawa était donc implantée dans le centre-ville, dans la Maison de la Culture de Amiens. Elle s’étalait sur deux niveaux : le rez-de-chaussée développait le puissant rapport de Naoki à la musique (jusqu’à avoir réalisé ses propres compositions !) et l’étage se consacrait à ses deux œuvres majeurs : 20th Century Boys et Monster. L’exposition permettait de découvrir plus en profondeur ces deux univers, les ambiances comme les protagonistes. Ces dernières étaient aussi mentionnées au festival, ce qui permettait aux deux expositions de se compléter.

Voici quelques clichés de l’exposition pour finir notre article :

Toutes les informations sur le festival sur son site internet, et vous pouvez aussi retrouver celui de l’association On a marché sur la bulle ici.

Quand à Naoki Urasawa, nous vous conseillons nos deux articles ci-dessous :

Un grand merci au Festival de la BD d’Amiens pour cette initiative, à Naoki Urasawa pour sa venue et aux éditions Kana pour la mise en place de la conférence de presse.

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