Des samouraïs aux partenariats : 1 000 ans de relations entre hommes
L’histoire japonaise est traversée par une étonnante continuité : depuis les amours codifiées des samouraïs jusqu’aux décisions judiciaires de 2024 sur le mariage pour tous, les relations entre hommes n’ont jamais cessé d’exister, mais leur sens, leur statut et leur visibilité ont profondément changé au cours des dernières décennies. Longtemps intégrées aux structures sociales, artistiques et religieuses, elles ont été brutalement requalifiées sous l’influence occidentale, avant de renaître au XXᵉ siècle sous forme d’identités modernes et de revendications politiques.
Aujourd’hui, Journal du Japon retrace ces mille ans d’histoire, afin de comprendre que le pays du Soleil-Levant n’a pas toujours été l’État conservateur que l’on imagine, et que son rapport contemporain à l’homosexualité est l’héritier d’une rupture, plus que d’une tradition ancienne.

Le shudō, les wakashū et la culture homoérotique de l’époque Edo
Avant la modernisation du Japon, les relations entre hommes occupaient une place naturelle dans la société, notamment parmi les samouraïs et dans les milieux religieux et artistiques. Le shudō, « la voie des jeunes hommes », n’était pas une identité mais un système relationnel codifié, fondé sur l’esthétique, l’éducation morale et la loyauté. Il organisait le lien entre un nenja, l’homme adulte, et un wakashū, l’adolescent au statut transitoire, reconnaissable à sa coiffure spécifique. La relation, qui pouvait inclure une dimension érotique, devait cesser lorsque le jeune homme atteignait 20 ans, marquant le début de la transition vers l’âge adulte. L’idée n’était pas de définir des orientations sexuelles, mais de former le caractère, d’enseigner la discipline et d’incarner les valeurs guerrières. Ce modèle ne suscitait aucune condamnation morale ou religieuse. Dans certaines écoles martiales, on estimait même que les liaisons hétérosexuelles pouvaient affaiblir un guerrier en introduisant attachement et distraction, là où le shudō promettait maîtrise de soi et loyauté.

La présence de relations homoérotiques ne se limitait pas à la classe guerrière. Les monastères bouddhistes partageaient une structure similaire : les novices formaient avec leur maître des liens mentoraux pouvant inclure une dimension érotique. Dans une société où le masculin occupait l’espace public, les liens entre hommes jouaient un rôle social et symbolique plus important que les relations entre hommes et femmes, en particulier pour les élites guerrières et religieuses.
Dans les villes de l’époque Edo (1603–1868), le wakashū devient une figure centrale de la culture urbaine. Le kabuki met en scène des acteurs masculins travestis, les onnagata (forme féminine), virtuoses dans l’art d’incarner les rôles féminins. Le travestissement devient une compétence esthétique raffinée. Autour de ces acteurs gravitent les kagema, jeunes prostitués ou apprentis comédiens, dont l’androgynie est très recherchée. Le quartier de Yoshichō, principal espace de prostitution masculine, attire samouraïs, marchands et artistes, témoignant d’un univers où le désir entre hommes est intégré à la vie nocturne et culturelle, sans clandestinité.
Cette visibilité se retrouve dans l’art : les shunga, estampes érotiques extrêmement populaires, montrent sans détour des relations entre samouraïs et pages, moines et novices, acteurs et jeunes disciples. Elles circulent librement, preuve qu’il n’existait ni tabou moral ni interdiction religieuse concernant ces pratiques. Le nanshoku (mot japonais pour parler de l’homosexualité masculine) est alors partie intégrante de la culture matérielle, de la littérature, du théâtre et de la vie quotidienne. Ce Japon pré-moderne et complexe à la fois, offre un contraste saisissant avec les débats actuels. Il rappelle surtout que l’homosexualité n’a jamais été étrangère à la culture japonaise.
Changements à l’ère moderne : occidentalisation, législation et stigmate
Avec l’ouverture du Japon au monde occidental à partir de 1868, l’ère Meiji marque une période de transformations rapides qui bouleversent en profondeur la perception des relations entre hommes. En quelques décennies, le pays adopte non seulement les technologies et institutions européennes, mais également les mœurs venues de l’Occident chrétien, pathologisant l’homosexualité. Cette mutation conceptuelle provoque un changement profond : ce qui était autrefois une pratique sociale codifiée devient une déviance qui relève de l’ordre médical.
La modernisation entraîne un déclin progressif des pratiques homoérotiques traditionnelles. Le système relationnel entre nenja et wakashū disparaît avec la suppression des classes guerrières (1876) ; les quartiers de plaisir se transforment sous la pression des autorités ; le kabuki est réformé, les travestissements sont encadrés, les kagema perdent leur visibilité. La société japonaise, dans une course à l’occidentalisation de sa population, valorise désormais l’hétérosexualité comme fondement de la famille moderne. Cette transition redéfinit durablement la perception du désir entre hommes. L’homoérotisme, autrefois intégré aux structures sociales, devient progressivement un sujet de honte ou de silence.

1920–1990 : Sous-cultures queer, Ni-chōme, tabous, sida et naissance d’un militantisme
L’entrée dans la modernité n’efface pas complètement la sexualité entre hommes. Elle se déplace, se réinvente et prend progressivement la forme de sous-cultures.
Si la Seconde Guerre mondiale et l’après-guerre n’ont pas été de grandes alliées avec la militarisation du Japon, centré sur le sacrifice national puis les normes chrétiennes sous l’occupation américaine, c’est véritablement dans les années 1960 que les identités homosexuelles japonaises modernes émergent. Le pays vit un boom économique fulgurant, les jeunes migrent vers Tokyo, Osaka ou Nagoya, des espaces de liberté insoupçonnés se créent.
À Shinjuku, un ancien quartier de bars à hôtesses se transforme peu à peu en un lieu unique : Ni-chōme. Au fil des années, cette enclave devient le cœur battant de la culture gay japonaise. Les premiers bars spécialisés s’y ouvrent, puis des dizaines d’autres. Certains sont minuscules, d’autres deviennent des institutions ; beaucoup sont tenus par des propriétaires transgenres ou drag-queens qui offrent refuge, communauté et identité à des jeunes hommes qui n’ont nulle part ailleurs où aller.
En 1971, un événement marque un tournant : la première mise en circulation d’un magazine gay japonais, Barazoku (le clan des roses), tiré à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires. Vendu en kiosque comme n’importe quel autre magazine, Barazoku devient un symbole. Il propose des nouvelles, des photos érotiques, des petites annonces, mais aussi des articles sur la vie quotidienne des hommes homosexuels. Il sort ces existences de l’invisibilité et leur donne une voix, une esthétique, une culture.
Les années 1970–1980 voient également se structurer des réseaux informels : groupes de discussion, clubs privés, bars réservés à certains styles. Dans ces espaces clos se développe une culture unique faite d’humour, de drague codée, de solidarité et de résistance. La crise du sida, qui suscite peur et stigmatisation, stimule en parallèle l’émergence des premières organisations militantes : collectifs de prévention, centres d’aide communautaire. Ni-chōme se transforme alors à la fois en refuge et en lieu de mobilisation, tandis que les premières marches LGBTQI+ apparaissent au début des années 1990, encore modestes et timides, mais essentielles pour poser les bases du militantisme contemporain.
Le Japon contemporain : partenariats, discriminations et société ambivalente
Aujourd’hui, la situation est paradoxale. L’État reste l’un des plus en retard du G7 sur les droits LGBTQI+.
Depuis 2015, les municipalités mettent en place des certificats de partenariat pour couples de même sexe. En 2024–2025, plus de 90 % des Japonais vivent dans une zone couverte. Ces partenariats permettent une reconnaissance locale, un accès au logement municipal, certains droits hospitaliers, ou encore des avantages d’entreprise. Mais les couples gays ne bénéficient malheureusement pas des avantages liés au mariage.
De plus, les obstacles restent multiples :
– politiques, avec un PLD (Parti libéral-démocrate) profondément conservateur, convaincu que la famille hétérosexuelle est le socle de la nation ;
– socioculturels, dans une société où l’harmonie, la discrétion et l’évitement des conflits poussent à cacher son orientation sexuelle, notamment dans le monde du travail ;
– éducatifs, avec les ijime, ces violences scolaires souvent dirigées contre les élèves perçus comme « différents ».
Malgré tout, le pays avance. Les marches des fiertés réunissent des dizaines de milliers de personnes ; certaines municipalités, comme Ichikawa (Chiba), étendent leurs aides au logement aux couples LGBTQI+ non mariés. Les jeunes générations soutiennent massivement le mariage pour tous. Et surtout, les militants utilisent désormais l’histoire comme outil politique.
Le shudō, les wakashū, les onnagata, les kagema : autant de preuves que l’homoérotisme n’a jamais été étranger au Japon. Le stigmate, lui, est le produit de l’époque moderne.

L’histoire japonaise montre une chose essentielle : les relations entre hommes ont toujours existé. Elles ont été monastiques, artistiques, codifiées, célébrées, puis mises au silence par la modernité occidentale, avant de renaître sous forme d’identités et de luttes politiques. Aujourd’hui, le Japon est à un tournant.
Entre les décisions judiciaires, les initiatives locales, la pression internationale, les attentes des jeunes générations et la redécouverte de son propre passé, le pays pourrait bien écrire un nouveau chapitre.
Un chapitre où l’égalité ne serait pas une rupture, mais un retour à une histoire oubliée.
Pour aller plus loin :
• Le Grand Miroir de l’amour masculin (1687)
Recueil d’histoires d’Ihara Saikaku montrant, avec réalisme et humour, la place ordinaire des relations entre hommes dans la société guerrière et urbaine d’Edo.
• Confessions d’un masque (1949)
Roman autobiographique de Mishima où un jeune homme découvre son homosexualité dans le Japon militarisé, entre honte, désir et construction d’un « masque » social.
• Gohatto (1999)
Film de Nagisa Ōshima explorant la tension homoérotique dans un groupe de samouraïs, révélant la fragilité du shudō à la veille de la modernisation du Japon.
Sources :
https://histoiredujapon.com/2021/07/29/voie-des-hommes-homosexualite-samurais
https://www.nippon.com/fr/japan-topics/d00925/?pnum=2
https://www.lemonde.fr/archives/article/2000/05/19/l-amour-des-garcons-au-japon_3713414_1819218.html
