Clichés et réalité sociale dans A Family de Michihito Fujii
Bien que le nombre de yakuzas semble diminuer selon les statistiques récentes, le crime organisé reste un sujet qui préoccupe la société aussi bien que le cinéma nippons. A Family (Yakuza to kazoku, Japon, 2020) fait partie des nombreux films et séries de ces dernières années qui ont pour protagonistes les bōryokudan (les membres des bandes criminelles). Le film, écrit et réalisé par Michihito FUJII, est accessible sur Netflix. Journal du Japon interroge le portrait des yakuzas brossé par A Family et s’intéresse également à la réintégration sociale, ou plutôt au manque de celle-ci, que le cinéaste aborde de manière critique.

La notion de famille
A Family commence par les plans d’un cadavre flottant dans l’eau. Un mort dont l’identité ne sera révélée qu’à la fin. Car, après une coupe franche, les spectateurs sont projetés dans le passé. Aux premières images succèdent celles d’un port de plaisance dans la préfecture Shizuoka en 1999. La plus grande partie du récit filmique est un long flash-back, racontée de manière chronologique, et seule la dernière séquence se déroule après la mort violente de l’homme montré dans l’océan.
L’action située donc en 1999 commence avec l’arrivée de Kenji Yamamoto (Gō AYANO) aux funérailles de son père, mort d’une overdose. Kenji est un adolescent de 19 ans, sans emploi, désorienté, vivant au jour le jour. Il est à l’image de maints jeunes Japonais de cette époque, marqués par l’éclatement de la bulle économique et la crise qui s’en est suivie. Pourtant, Kenji, sûr de lui et rebelle, tient tête à la police et aux yakuzas. Il a l’air détendu mais est habité par un fort désir de vengeance. Ce n’est qu’avec hésitation qu’il accepte l’offre de Hiroshi Shibasaki (Hiroshi TACHI) de devenir membre de son clan.

Le clan des yakuzas devient sa famille, la seule qu’il connaisse. Le terme « famille » est évoqué maintes fois dans les dialogues entre Shibasaki et Kenji. Leur relation est comparable à celle d’un père et de son fils. Ce fils est particulièrement dévoué à son oyabun (le mot « père » par lequel les membres d’un clan s’adressent à leur chef) qu’il protège avec son corps quand on lui tire dessus.
Une partie de l’action se déroule en 2005, montrant Kenji, devenu un membre important des Shibasaki-gumi (« gumi » signifiant « groupe »). Témoin de sa nouvelle identité, son corps est désormais couvert de tatouages. Le jeune yakuza, homme de peu de mots, préfère l’action aux paroles et le jeu restreint d’Ayano souligne son côté taciturne. Dans une scène avec Yuka (Machiko ŌNO), l’hôtesse d’un club contrôlé par son clan, il révèle sa maladresse dans ses relations avec les femmes. Il se montre néanmoins affectueux envers Tsubasa, le jeune fils d’un membre du gang assassiné. Cette partie du film évoque les problèmes que rencontrent Shibasaki et ses hommes : la pression montante de la part des forces de l’ordre et la rivalité avec un autre gang dont la brigade antigang cherche à tirer profit. Un conflit involontairement attisé par le désir de vengeance de Kenji, cherchant à appliquer le code d’honneur qu’il associe jusqu’au bout aux yakuzas.
Portraits de yakuza
L’honneur et la vengeance sont deux thèmes-clés du film. Shibasaki est dépeint comme un homme qui inspire respect et même sympathie. Il tient ses promesses, dont celle de ne pas se livrer au trafic de drogues que Kenji déteste profondément. À l’occasion de leur première conversation, l’adolescent lui pose la question de ce que font les yakuzas. C’est Nakamura (Yukiya KITAMURA), un lieutenant du clan, qui répond à la place de Shibasaki : « Les yakuzas respectent le devoir et l’honneur, s’efforçant d’être des gentlemen et suivent le chemin qui les mènera à devenir de vrais hommes. » Nakamura dit ses lignes comme s’il récitait un texte appris par cœur, renforçant leur dimension pathétique. Le commentaire de Shibasaki qui remarque, un sourire aux lèvres, que Nakamura serait trop sérieux, contrecarre le pathos et tire la situation vers une légère ironie.

L’image du yakuza chevaleresque ne date pas d’hier et remonte au 19e siècle. Le chef du clan Shibasaki, jovial et décontracté, incarne un idéal paternel aux yeux de Kenji, visiblement attiré par des valeurs que Nakamura ne fait que réciter. Shibasaki, dépeint comme un yakuza de la vieille école, est en fort contraste avec son rival Katō (Kōsuke TOYOHARA), plus jeune et plus agressif. Dès le début, les Katō-gumi sont associés au commerce de stupéfiants, ignorant alors le code d’honneur maintenu par Shibasaki et Kenji à cet égard. Fujii présente le conflit entre les yakuzas de différentes générations qui, à force d’être répété dans maints films, est devenu un cliché, tout comme l’est l’idéal chevaleresque attribué aux membres du monde criminel.
Le film rappelle les valeurs de giri (loyauté, obligation, devoir) et ninjō (compassion) au cœur de maints jidai geki et transposés dans l’univers du crime organisé. Kenji est le yakuza respectueux, soumis aux règles de son clan. Le désir de vengeance naît d’un sentiment exacerbé du devoir. En même temps, l’idéal de famille imprègne de sentiments humains la relation entre le jeune homme et son substitut de père. Par ailleurs, le film montre peu les activités criminelles du clan Shibasaki, à part son implication dans le commerce du sexe.
Et même ceci n’est montré comme qu’en second plan dans l’histoire de Kenji, amoureux de Yuka qui travaille comme hôtesse pour financer ses études à l’université. Le film n’explore nullement la face sombre de l’industrie du sexe très florissante au Japon. Quant aux scènes de dialogues entre Shibasaki, Kenji et d’autres membres du clan, ils révèlent un quotidien plutôt banal et des personnages sympathiques.
Pourtant, la violence fait inévitablement partie du monde du crime organisé. Dans A Family, les scènes de grande brutalité ne manquent pas. Mais le film est aussi et avant tout imbibé d’une violence sourde. Dominé par des couleurs sombres et froides et de scènes nocturnes, les images contribuent à la tension latente. Le siège du clan Shibasaki est un lieu morne avec ses murs et son mobilier gris. Il met en lumière la dégradation du clan, dépourvu de son territoire et, par-là, de ses sources de revenus traditionnelles, pendant les quatorze ans que Kenji a passé en prison. Après un bond dans le temps, Kenji est montre dans les bureaux vides d’une organisation qui ne compte plus que quelques hommes.

Corruption et discrimination
Fujii évoque l’image des yakuzas chevaleresques, liés par un code d’honneur, bien que cet idéal, soit teinté d’ambiguïté. En effet, ces yakuzas chevaleresques restent à la marge de la société. Une société qui, d’ailleurs, ne fait pas de de cadeaux à ceux qui lui échappent. La dernière partie du film est imprégnée du sentiment de perte et de regret face à l’éclatement de la famille artificielle créée par les yakuzas. Cette famille élargie a offert au jeune Kenji les repères –douteux – qu’il ne trouvait pas dans la société traditionnelle. Son oyabun est plus clairvoyant que Kenji quand il reconnaît : « En fin de compte, le devoir et l’honneur ne peuvent rien contre l’argent. »
Le clan Katō représente la nouvelle génération de yakuzas qui, s’étant détachée du code d’honneur, suit les règles du marché. Si une grande partie de la violence émane de Katō et de ses hommes, la police, aussi, tisse ses fils en arrière-plan. Le policier Ōsako (Ryō IWAMATSU), cynique et corrompu, n’est pas moins violent que les yakuzas. La corruption policière fait partie du portrait imaginaire et sans doute embelli des yakuzas historiques qui idéalise les bandes criminels luttant contre une police dépravée. Pourtant, la corruption montante parmi les forces de l’ordre est un sujet souvent médiatisé depuis ces vingt-cinq dernières années, abordé par journalistes et universitaires.
Réalité sociale

Le réalisme de la photographie et le portrait réaliste des conditions sociales contrecarrent la nostalgie d’une famille artificielle constituée d’une tribu d’hommes. Le déclin du clan Shibasaki ne s’explique pas seulement par une simple rivalité entre bandes criminelles. La raison majeure est une législation plus sévère contre les bōryokudan. Les « ordonnances d’exclusion des membres du crime organisé » (bōryokudan haijo jōrei), des lois en vigueur au niveau régional, contiennent souvent une clause de cinq ans comme Kenji s’en rend compte à sa sortie de prison. Pour une durée de cinq ans, il n’a pas les mêmes droits qu’un citoyen ordinaire. Il en est de même pour les yakuzas qui quittent leur clan. Ainsi, ils n’ont pas le droit d’ouvrir un compte en banque ou de souscrire un abonnement de téléphonie mobile. Ces lois rendent difficile de trouver un emploi. Et si un ancien yakuza en trouve un, il risque de le perdre très vite si son passé criminel est révélé.
A Family met l’accent sur lesproblèmes de réintégration, rendue difficile ou même impossible par les nouvelles lois.Ces lois empêchent les anciens yakuzas de vivre une vie normale en leur refusant les droits civiques les plus essentiels. Ainsi Ōsako présente-t-il une attitude, sans doute répandue, qui témoigne d’un sentiment de haine et de vengeance envers les yakuzas, les poussant de plus en plus dans la marge sociale. A Family révèle les mécanismes de discrimination dont sont victimes les anciens yakuzas et montre que ceux, ayant des relations avec eux, sont punis à leur tour.
Kenji est victime d’une société qui l’exclut. Le jeu d’Ayano révèle les différentes étapes de la vie du personnage vers sa triste fin. Au début, son langage corporel dynamique soutient l’image du jeune rebelle. Une fois devenu membre des yakuzas, son allure est plus mesurée. À la fin, tout son corps exprime la fatigue. Si Kenji fait partie d’une génération de yakuzas en voie de disparition, une nouvelle génération de criminels est née. Tsubasa (Hayato ISOMURA) a choisi de suivre la voie de son idole Kenji. Contrairement à celui-ci, il ne s’associe pas à un gang, mais agit avec son propre groupe criminel. Ayant réussi à contrôler plusieurs bars et tripots de la ville, il ne se laisse pas intimider non plus par Katō. Tsubasa est sans doute mieux éduqué que Kenji et a l’esprit commerçant qui manque à son aîné. À travers ce personnage, le film indique que les lois anti-yakuzas ne créent pas forcément des citoyens respectueux de la loi mais provoquent de nouvelles formes de violence et de nouveaux réseaux criminels. De même, elles risquent de pousser les anciens yakuzas, manquant de toute perspective, vers des actes désespérés.
A Family brosse, malgré ses recours aux clichés, une image désillusionnée des yakuzas et surtout de l’attitude de la société japonaise face aux bōryokudan. Dépeignant un monde cruel pour les repris de justice, Fujji constate que les anciens yakuzas sont les laissés-pour-compte de la société dominante. Les nouvelles lois les privent tout simplement des droits de l’Homme. Faute de modèles de réintégration, le cercle de violence n’est pas brisé. A Family est un film sur une société, en l’occurrence celle du Japon, qui ne pardonne pas.
