Jigoku Zôshi, le rouleau des enfers japonais

Peu connus par le reste du monde, les rouleaux peints sont des œuvres complexes qui narrent des événements passés, historiques et religieux, et qui aujourd’hui, informent les historiens sur l’histoire japonaise. Ils comprennent ainsi la manière dont leurs ancêtres percevaient et représentaient les événements de leur époque. Le peuple japonais met en valeur son patrimoine en reproduisant de nombreux emaki dans le but de toucher l’international. De nombreux travaux de restauration et de reconstitution sont menés afin que les historiens locaux puissent entreprendre une étude complète des emaki.

Le Jigoku Zôshi est une œuvre encore trop peu connue qui mérite bien qu’on s’y intéresse pleinement. Le but de cet article est d’apporter des clés de compréhension de l’œuvre qui n’est à ce jour pas encore entièrement restituée.

Introduction à l’œuvre et aux emaki

Le Rouleau des enfers ou Jigoku Zôshi est un rouleau peint de 27 cm de haut sur 2,5 m de long qui illustre le sort des pécheurs se trouvant aux enfers. Il remonte à la deuxième moitié du 12e siècle et aurait été commandé à l’artiste Tosa Mitsunaga pour l’Empereur Go-Shirakawa. L’oeuvre est formée d’une alternance de 4 peintures et de calligraphies. Le premier emaki est conservé au Musée National de Tokyo et le deuxième reste aujourd’hui introuvable.

L’art des rouleaux emaki remonterait au 10e siècle lors de l’époque de Heian, et viendrait des pendants chinois appelés Gakan. Le terme emaki est utilisé pour les rouleaux narratifs peints. L’emaki combine donc des calligraphies et des illustrations qui peuvent être à la fois peintes, dessinés ou estampés sur un long support, souvent en papier ou en soie. Les rouleaux peints ont un rôle politique très important : ils ne sont pas juste des œuvres esthétiques destinés à être vues.

L’emaki est un texte se lisant de droite à gauche qui illustre des histoires narratives, épiques, ou des légendes religieuses. Sur de nombreux emaki, sont figurées des yôkai. Ces esprits et créatures surnaturels du folklore japonais sont des « monstres » naissant de la peur et de l’anxiété de l’humanité. Ces peurs varient et sont conditionnées par l’héritage des anciens. Les croyances sur les yôkai deviennent vite virales, et les Hommes vont, durant les périodes anciennes, apercevoir des semblants d’apparence de ces créatures. Les illusions visuelles vont alors s’enchaîner, et les toutes premières représentations des yôkai vont avoir lieu. Ces yôkai vont être très présents dans les illustrations liés à la mort, aux vices et aux péchés.

Jigoku Zôshi : le double emaki des enfers

Le Jigoku Zôshi est une œuvre qui est aujourd’hui fragmentaire. Le rouleau fait partie d’un ensemble connu sous le nom de Peintures des Six Voies (Rokudô), incluant le Rouleau des maladies (Ishitsu Zôshi) ou le Rouleau des êtres affamés (Gaki Zôshi). Le premier emaki, le Rouleau des enfers est conservé au Musée National de Tokyo et le deuxième reste aujourd’hui introuvable.

La description du rouleau

L’emaki combine calligraphie et illustrations peintes. Le papier de l’emaki est nappé de grain de carnian apportant un aspect brillant et froid.

Le Jigoku Zoshi est composé d’une alternance de quatre illustrations et calligraphies.

[Fig.1 à 2] Le rouleau commence par un texte bouddhique [Fig.1] associé à l’illustration [Fig.2] représentant les enfers. On y voit un humain assis se faire violenter par des animaux. Un chien lui mange une partie de sa jambe. Un oiseau lui picore le crâne et du sang jaillit, coulant tout le long de son bras. La victime tend sa main en signe de protection et essaye de lutter contre les blessures.  

Figure 1 : Morceau du Jigoku Zoshi (rouleau des enfers), 26, 9x 249,3 cm du 12e siècle (période Heian), au Tokyo National Museum

Figure 2 : Morceau du Jigoku Zoshi (rouleau des enfers), 26, 9x 249,3 cm du 12e siècle (période Heian), au Tokyo National Museum

Le texte continue à gauche du dessin et amène le prochain lieu des enfers. [Fig.3] La deuxième illustration [Fig.4] montre deux hommes allongés, luttant le corps ensanglanté contre des vers. Du sang coule le long des crevasses. Le fond noir accentue la profondeur du sang.

Figure 3 : Morceau du Jigoku Zoshi (rouleau des enfers), 26, 9x 249,3 cm du 12e siècle (période Heian), au Tokyo National Museum

Figure 4 : Morceau du Jigoku Zoshi (rouleau des enfers), 26, 9x 249,3 cm du 12e siècle (période Heian), au Tokyo National Museum

Le même schéma [Fig. 5] se répète pour introduire l’illustration suivante [Fig.6]. Des flammes vermillons surgissent et recouvrent la grande partie de l’emaki. Les flammes se courbent et donnent l’impression d’être en mouvement. Ces dernières produisent un haut mouvement illustrant l’accession au ciel. Derrière ces flammes, dans l’obscurité totale, se trouvent des silhouettes de femmes et d’hommes nues affligés par des démons. Ils tentent d’échapper aux supplices des bâtons, les emmenant vers les flammes. Les victimes tentent de s’extirper de ces sanctions, en se débattant, en hurlant sans qu’aucun son ne parvienne à nos oreilles.

Figure 5 : Morceau du Jigoku Zoshi (rouleau des enfers), 26, 9x 249,3 cm du 12e siècle (période Heian), au Tokyo National Museum

Figure 6 : Morceau du Jigoku Zoshi (rouleau des enfers), 26, 9x 249,3 cm du 12e siècle (période Heian), au Tokyo National Museumseum.

Une nouvelle fois, la calligraphie [Fig.7] vient amorcer la nouvelle illustration des enfers [Fig.8]. La scène représente sur la gauche des personnes allongées se faisaient écraser par des blocs de pierres enflammés. Les corps sont marqués par la souffrance : leurs plaies sont ouvertes et leur visage exprime un sentiment de peur. Ils veulent échapper aux pierres et à la mort. Une rivière de feu en fusion les entoure et des hommes semblent lutter contre les flots qui semblent les engloutir.

Figure 7 : Morceau du Jigoku Zoshi (rouleau des enfers), 26, 9x 249,3 cm du 12e siècle (période Heian), au Tokyo National Museum

Figure 8 : Morceau du Jigoku Zoshi (rouleau des enfers), 26, 9x 249,3 cm du 12e siècle (période Heian), au Tokyo National Museum

L’utilisation des encres noire et vermillon est omniprésente dans l’œuvre. Le fond noir permet de faire ressortir l’éclat vif du vermillon avec la représentation du sang et des flammes.

Les traits sont rehaussés de couleurs qui illustrent la virtuosité de l’exécution de l’artiste Tosa Mitsunaga daté de la fin de l’époque Heian ou le début de l’époque Kamakura. Cet artiste est également associé à l’hekija-e (peintures pour chasser les démons). Les représentations des corps, des punitions, des montagnes, des flammes ne sont pas effrayantes, mais sont peintes avec une grande finesse dans le trait.

Les enfers et le bouddhisme

Le rouleau originel devait sûrement raconter, en plus de l’histoire des pécheurs en enfer, l’histoire de la cosmologie bouddhiste. En effet, de nombreux historiens ont attribué le style pictural du Jigoku Zôshi à des artistes spécialisés dans la peinture bouddhique. Les mécènes des emaki sont pour la plupart des aristocrates pratiquant le bouddhisme.

Dans la pensée de l’Inde ancienne, le bouddhisme est un enseignement visant à lutter contre le cycle des renaissances et à parvenir à l’éveil.

Dans la doctrine du bouddhisme japonais, le moine Tendai Genshin affirme que chaque personne possède un cycle des renaissances et passerait alors par l’un des six mondes. La réincarnation dans l’un de ses six mondes dépendra des actions qu’une personne aurait accomplies dans son ancienne vie. L’enseignement du Bouddha (celui qui a atteint le bodhi = éveil) historique, Siddhartha Gautama, est basé sur les quatre nobles vérités :

  • Tout est douleur
  • Que l’origine de la douleur, c’est le désir
  • Que pour faire cesser la douleur, il faut mettre fin au désir
  • Et que pour mettre fin au désir, il faut passer par l’octuple chemin

L’enseignement de Bouddha est donc basé sur cinq principes qui vont déterminer notre réincarnation : il ne faut pas nuire à autrui ; il ne faut pas voler ; il faut savoir maîtriser ses 5 sens ; il ne faut pas mentir et il ne faut pas consommer de substances. Le chemin de l’octuple chemin se base sur la conduite éthique (parole correcte, l’action correcte et le mode de vie correct), sur la discipline mentale (l’effort correct, l’attention correcte et la concentration correcte) et sur la sagesse (compréhension correcte et l’intention correcte).

Les actions de notre vie antérieure ont donc des influences sur notre future réincarnation dans l’un des six mondes. Les enfers représentés sur cet emaki évoque le monde le plus bas, lieu le plus éloigné de l’Éveil (Bodhi) où les pécheurs les plus corrompus résident. Néanmoins, les enfers de la pensée bouddhiste ne sont pas semblables aux enfers de la vision des religieux monothéistes. Les enfers bouddhistes possèdent un ensemble de 6 enfers, regroupant les différentes actions négatives (vol, plaisirs charnels, meurtre, fréquenter une personne qui a commis des crimes). Il existe autant d’enfers qu’il existe de types de transgressions. Le soutra Kisekyō mentionne les péchés par la représentation de textes et de peintures. Ce schéma équivaut à la structure du Jigoku Zôshi. Ce rouleau a pour but d’effrayer le peuple avec des incarnations horrifiques afin qu’ils suivent les préceptes de l’enseignement de Bouddha.

Ici, dans le Jigoku Zôshi, on a la représentation de quatre enfers différents avec à l’intérieur la représentation des délits liés à l’alcool.

  • Le rouleau, comme mentionné plus tôt, commence par des humains encourageant des bouddhistes à boire. On sait que dans la religion bouddhiste, l’alcool y est proscrit. Les pécheurs sont violentés et mordus par un chien en fer et leur crâne est ouvert par un oiseau. Le chien pourrait être associé au chien de Yama qui donnerait des punitions aux pécheurs.
  • La deuxième représentation des enfers illustre les voleurs. Leurs corps sont ensanglantés et mangés par des vers. Cette scène renvoie aux pécheurs les actions qu’il a fait subir aux autres. Ici on le prive de parties de son corps, qui sont semblables aux vols qu’il a effectué dans son ancienne vie, c’est-à-dire de volée une chose qui ne leur appartient pas.
  • Le troisième enfer ardent dépeint la punition d’humains allant droguer d’autres humains afin d’assouvir leurs désirs personnels. Leur punition est un cycle infini de violence qui s’abat sur eux, ils vont devoir mourir, consumer par les flammes.
  • Le quatrième enfer représentent les pécheurs qui en enivrent d’autres jusqu’à les priver de mouvement afin de les dépouiller. Les corps des coupables sont écrasés par des blocs de pierres enflammées pleuvant sur eux, entourés de rivières en fusion et de sang bouillonnant dans lequel ils vont être engloutis. En enfer, ils reçoivent la même punition qu’ils ont infligé lors de leur ancienne vie. Ils sont privés de leurs mouvements par la lourdeur de la pierre et par les flots déchainés de la rivière.

L’emaki se lit toujours assis avec le rouleau posé sur une table ou sur le sol. L’histoire est lue partie par partie. Le lecteur se focalise ainsi sur une seule illustration et est donc encore plus impacté et terrifié par les représentations de l’enfer.

Croquis décrivant les parties d’un rouleau emaki (Wikimedia Commons)

L’emaki sous le règne de l’Empereur Go-Shirakawa

L’Empereur Go-Shirakawa (1127-1192) est un acteur majeur dans la collection des rouleaux peints. Il possède une importante collection conservée dans une salle de son temple, dont de nombreux textes chinois, des soutras, des instruments de musique, des armes, ainsi que des rouleaux peints. Cette salle est le trésor personnel de l’Empereur et serait une exaltation de la puissance de la cour.

Le Jigoku Zôshi aurait été produit dans la ville de Kyoto, ancienne capitale du Japon et conservé dans un temple d’Okayama du nom de Sanjūsangen-dō. Ce double emaki n’est visible que par un public restreint.

Que pouvait symboliser le rouleau des enfers pour l’Empereur devenu moine ?

Son règne (1155-1158) a été court : il abdique en faveur de son fils Nijō en 1158 afin de se rapprocher d’une vie monacale. L’histoire de l’Empereur Go-Shirakawa se rapprocherait de la légende de Siddhartha Gautama.

D’après le conservateur du Musée national de Tokyo, Takahiro Tsuchiya, les images pourraient avoir un rôle d’exemple à ne pas faire, et éviter que les gens ne tombent aux enfers. Go-Shirakawa a construit de nombreux temples, après son abdication. Grâce à ces constructions, le dévot pensait acquérir des mérites appelés Punya dans l’espoir d’obtenir le statut de personne méritante. S’estimant être une personne méritante, le Jigoku Zôshi s’adressait aux autres humains et ne le concernait pas. Le Rouleau des enfers faisait partie d’une collection décrivant le monde des humains et celui de l’au-delà.

Pour conclure, le Jigoku Zoshi est un emaki incomplet qui illustre les punitions des pécheurs dans les enfers. L’œuvre aurait une dimension de purgation de ses péchés (catharsis), qui servirait de rôle d’exemple à ne pas suivre si l’on ne veut pas tomber dans les enfers.

Et vous, quelle représentation des enfers vous a le plus terrifié ? Dites-le nous en commentaire !

Bibliographie : 

YUMOTO K., Le Musée des Yōkai L’art japonais des êtres surnaturels de la collection YUMOTO Kōichi, Edition Sully, Vannes, 2020, trad. par Martel A, pp.1-286.

Jigoku-zōshi in : Dictionnaire historique du Japon, volume 10, 1984, pp.1-7.

Tokyo National Museum, Jigoku Zoshi

1 réponse

  1. Lenoir dit :

    Bonjour,
    Article très intéressant, merci beaucoup.

    Pour ma part l’illustration qui m’a le plus marqué est la deuxième !

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