Ruridragon : le manga qui révolutionne la tranche de vie au sein du Weekly Shônen Jump.
En juin 2022, le très célèbre Weekly Shonen Jump voit débarquer une nouvelle héroïne aux allures d’outsider : Ruri Aoki, une lycéenne japonaise qui se réveille un matin avec… des cornes sur la tête. Le choc passé, elle apprend par sa mère que ce n’est pas un accident ou une malformation étrange, mais l’héritage de son père, qui n’est autre qu’un dragon. Ruridragon, publié en France par Glénat Manga, est l’œuvre de Masaoki Shindo, jeune mangaka. Ce manga étonne autant qu’il séduit… Et on va vous dire pourquoi !

Une adolescente, des cornes, et une quête de soi
L’histoire de Ruridragon ne commence pas par une prophétie, une guerre imminente ou un tournoi intergalactique. Elle débute dans une chambre ordinaire, avec une adolescente ordinaire : Ruri Aoki. Cette dernière découvre un matin que des cornes ont poussé sur sa tête. Ce détail fantastique, presque absurde au premier abord, n’est pas un prétexte à l’aventure, mais le point de départ d’un bouleversement profondément intime.
Ruri n’est pas une élue, ni une guerrière, ni la détentrice d’un grand pouvoir caché. Elle est juste une lycéenne, confrontée sans préavis à une transformation de son corps et de son identité. Et ce que Ruridragon met en scène dans le shônen, c’est cette collision entre l’étrangeté de la métamorphose de notre protagoniste et la banalité de son quotidien. Le surnaturel n’est pas un échappatoire vers une aventure surnaturelle, mais peut être vu comme une métaphore de ce que vivent de nombreuses personnes : des moments de vie charnières où l’on ne se reconnaît plus tout à fait dans le miroir, où la différence devient visible, où le corps change et donc, potentiellement, devenir source de jugement.
Car au fond, Ruridragon ne parle pas seulement d’une fille qui devient mi-dragon. Il parle de la difficulté à s’accepter quand on ne rentre plus dans les cases de son entourage. Tout change et en même temps, rien ne change. Les cornes de Ruri viennent de son père inconnu, et celles-ci deviennent rapidement le miroir de toutes les différences : d’origine, de genre, d’orientation sexuelle, de tempérament, ou simplement d’une sensibilité différente avec la norme. Ce n’est pas un hasard si beaucoup de lecteurs et lectrices LGBTQ+, neuroatypiques ou simplement en questionnement s’y reconnaissent instinctivement. Parce que le manga ne juge pas. Il observe, avec attention, patience et mêmeune tendresse.

Dans ce récit, il n’y a pas de super vilain.e à battre, pas de niveau à franchir. Le seul véritable “ennemi”, dissimulé en nous, c’est la peur : la crainte de ne pas être accepté.e, de ne plus être “comme avant”, de devenir un sujet de moquerie ou d’adoration, sans avoir rien demandé. L’école, lieu central du manga, devient alors le théâtre où s’affrontent l’envie de discrétion et l’impossibilité de cacher ce qui change. Va-t-elle être rejetée ? Mise sur un piédestal pour son coté « bizarre » ? Ruri affronte tout cela à la fois, dans un flou que le manga ne cherche jamais à clarifier complètement.
Ce flou, justement, fait toute la force de la narration. Masaoki Shindo n’impose aucune morale, aucune trajectoire unique. Il laisse Ruri tâtonner, se tromper, se renfermer parfois, s’ouvrir à d’autres moments. Il montre la vulnérabilité comme une posture normale, voir légitime quand on n’est pas dans la norme, dans un monde qui pousse souvent à jouer un rôle. Les relations de Ruri avec sa mère, ses amis, ses enseignants, évoluent constamment au fil des chapitres, non pas en fonction d’une grande quête, mais plus à travers des petits événements : une remarque maladroite, un regard fuyant, un mot d’encouragement inattendu.
Avec un récit délicat et un humour feutré, Ruridragon construit ainsi une vraie “tranche de vie fantastique”, où le surnaturel est juste une excuse pour mettre en avant nos différences. Ruri, c’est chacun.e d’entre nous au moment où tout bascule, sans que l’on sache encore ce que cela va impliquer. Elle ne cherche pas à être exceptionnelle : elle veut juste être elle-même, malgré les projections des autres. Et c’est précisément cette quête d’authenticité qui fait d’elle une héroïne inoubliable et qui, d’ailleurs, fait écho au mangaka.
Ruri, un alter ego du mangaka : sincérité, inspiration et intimité
Le succès de Ruridragon ne repose pas seulement sur son idée originale, une adolescente mi-dragon, mi-humaine qui tente de vivre une vie “normale”. Ce qui frappe dès les premières pages, c’est la belle harmonie entre fond et forme. Le dessin, simple mais expressif, capte à les émotions de Ruri et de ses proches : ses silences, ses doutes, ses moments de solitude, mais aussi ses petits bonheurs du quotidien.
Les décors urbains sont saisissants de réalisme, notamment les rues japonaises et les scènes de la vie scolaire. Ces arrière-plans riches mais discrets ajoutent une épaisseur visuelle au récit, sans jamais voler la vedette à la narration. Lorsqu’on voit Ruri marcher seule dans une ruelle, ou recevoir des photos anodines de ses amis, on ressent cette intimité qui rappelle d’ailleurs certains classiques de la tranche de vie, comme March comes in like a lion ou Barakamon. La mise en scène de ces micro-moments du quotidien, un repas avec sa mère, un message échangé, un regard en coin, devient un terrain intéressant pour exprimer les bouleversements intérieurs de l’héroïne.
Cette justesse ne doit rien au hasard puisque le mangaka, Masaoki Shindo, expliquait avoir un lien profond avec son héroïne. Dans une interview, l’auteur révèle que Ruri est, en quelque sorte, son alter ego :
« Ruri, c’est ce que je serais si j’étais une femme. On partage presque tout. C’est plus rapide de chercher nos différences que nos points communs. Le fait d’avoir peur des gens, mais de m’attacher à eux, de leur faire confiance… parfois trop vite… C’est tout à fait moi. »
Ce genre de confession est rare dans le monde du manga. Ruri, tout comme Shindo, sont donc remplis de contradictions : timide mais curieuse, distante mais attachante, ordinaire mais unique. Notre héroïne n’est pas là pour incarner un modèle ou une protagoniste parfaite, mais pour refléter ce que cela signifie d’être en construction, que cela soit en rapport avec son identité, ou dans ses émotions, ou bien dans ses relations.
Quand on interroge Shindo sur ses influences, il cite deux géants du manga et de l’animation : Eiichiro Oda, créateur de One Piece, et Hideaki Anno, réalisateur de Neon Genesis Evangelion. Deux auteurs très différents, mais chacun maître dans l’exploration de l’humain, de l’émotion brute, et de la narration sensible.
« One Piece m’a donné envie de devenir mangaka. J’étais choqué qu’un humain puisse dessiner à ce niveau. La profondeur de ses histoires, la façon dont il tire de grandes vagues émotionnelles des hauts et des bas de la vie humaine… ça m’a bouleversé. »
Quant à Hideaki Anno, c’est l’un de ses maîtres d’inspiration :
« Il y a quelque chose dans ses œuvres qui me pousse à m’interroger sur ce que doit être la création. C’est presque spirituel. »

Mais Shindo ne cherche pas à copier ces maîtres. Il suit son propre rythme, avec humilité, comme il le confie dans un mot adressé à ses lecteurs francophones :
« Un ami m’a dit que Ruridragon rencontrait du succès en France. Je suis tellement heureux que mon histoire ait franchi les mers, les montagnes, le ciel… toutes les frontières ! J’adore la France, j’aimerais beaucoup y aller un jour. »
« Mon but, ce n’est pas d’impressionner. Je veux juste que mon manga apporte un peu de couleur dans la vie quotidienne des lecteurs. Si ça peut les faire sourire, ou les accompagner un peu, alors j’aurai réussi. »
C’est peut-être là la plus belle définition de ce que réussit Ruridragon : apporter de la couleur, tout en douceur, dans un monde souvent trop bruyant.
Une œuvre de son temps, une bouffée d’air pour tous
Ruridragon est peut-être le manga qu’on attendait sans même le savoir. Dans un paysage éditorial souvent dominé par les récits d’action, les super-pouvoirs, les héros invincibles, de guerrière puissantes et les intrigues toujours plus complexes, cette œuvre fait le choix inverse : celui de l’intériorité, de la tendresse et de la lenteur. Et c’est précisément ce qui la rend si précieuse aujourd’hui.
À travers les yeux de Ruri, une lycéenne mi-humaine mi-dragon, on découvre un quotidien chamboulé non par une apocalypse ou une guerre, mais par une transformation personnelle, intime, presque silencieuse. Pas de cris, pas de grandes batailles. Juste une adolescente qui apprend à vivre avec une part d’elle-même qu’elle ne comprend pas encore, une part qui fait peur, qui fascine aussi, et qui attire les regards. Et dans cette belle métaphore de la différence, chacun et chacune peut se reconnaître, que cela touche le genre, la couleur de peau, la sexualité, l’handicap, etc.
Certain.es lecteurs et lectrices évoquent le charme du célèbre manga Yotsuba&!, pour cette même approche et capacité à faire vibrer l’ordinaire, à magnifier la routine et à en tirer une poésie du réel. Un manga suivant une héroïne « banal » qui a pignon sur rue et qui a fait ses preuves. D’autres rapprochent Ruridragon de A Silent Voice, pour sa justesse dans l’évocation de l’exclusion, de la timidité, de la maladresse dans les rapports sociaux, mais aussi pour sa bienveillance jamais forcée.

Mais Ruridragon est autre chose. C’est une œuvre contemporaine, connectée aux personnes d’aujourd’hui, à ses questionnements, à ses contradictions. Le manga à son univers et son ton, il ne propose pas de réponses toutes faites. Il ouvre un espace de respiration et aussi de douceur, là où la fiction pousse souvent à l’extrême. Le livre arrive à montrer qu’on peut être spécial.e, différent.e, sans avoir besoin de se justifier, de se battre ou de se conformer. Et ca c’est génial.
Néanmoins, il ne s’agit pas d’un conte de fées où tout est résolu en quelques pages. Ruri continue de douter, de s’interroger, d’avancer doucement, et c’est ce qui rend son histoire aussi authentique. Elle incarne une nouvelle forme d’héroïsme : celle qui n’a pas besoin de sauver le monde, mais qui apprend à s’aimer dans un monde qui ne la comprend pas toujours.
C’est peut-être cela, la force de Ruridragon : être une œuvre qui n’impose rien mais accompagne. Qui tend la main à celles et ceux qui se sentent un peu « à part », sans jamais les réduire à leur différence. Une série qui dit, à sa manière :
« Tu peux être toi, même si ce toi ne rentre dans aucune case. Même si ce toi a des cornes.«
Et dans une époque qui cherche encore comment faire de la place à toutes les identités, tous les corps, toutes les sensibilités, Ruridragon ne se contente pas d’être un bon manga : il devient un refuge, une source d’apaisement, voire une sorte de miroir bienveillant.

Le dragon intérieur de toute une génération
En conclusion, avec Ruridragon, Masaoki Shindo nous offre une œuvre à la fois originale et accessible, mêlant intimité et fantastique. En utilisant la métamorphose comme métaphore du passage à l’âge adulte, il touche une corde sensible chez toute une génération.
À la croisée de la tranche de vie, du fantastique doux et d’un récit sur l’identité, Ruridragon s’impose comme une œuvre fraîche et actuelle. Loin des combats épiques et des quêtes de pouvoir traditionnelles du Jump, il révolutionne subtilement les codes du shônen.
Ruri n’est pas une héroïne parce qu’elle sauve le monde, mais parce qu’elle apprend à s’aimer elle-même. Et c’est sans doute là la chose la plus puissante qu’un personnage de manga puisse accomplir.
RURIDRAGON de Masaoki Shindo aux éditions Glénat Manga à 7,20 euros
