Une française à Tokyo : les essais passionnants de Vanessa Montalbano
Nous vous proposons aujourd’hui de partir à la découverte du Japon à travers deux essais situés à la frontière du récit de vie et de l’analyse sociologique : Tokyo crush et Vu à Harajuku de Vanessa Montalbano. À 29 ans, l’autrice française part vivre à Tokyo avec un visa vacances-travail. Elle y apprend la langue, y travaille, y fait des rencontres… Et tombe amoureuse de cette ville-monde, au point de ne plus jamais en partir. Avec ces deux ouvrages, qui se complètent et se rejoignent, elle brosse le tableau d’un Tokyo multiple et fascinant. Et ce pour mieux dépeindre au fur et à mesure certaines caractéristiques de la société japonaise dans son ensemble.
Tokyo Crush

Cet essai de deux cent pages se lit tout autant comme un récit autobiographique – témoignage d’une femme qui découvre la culture japonaise à travers ses rencontres – que comme un essai sociologique bourré d’anecdotes sur le pays. Des anecdotes à cueillir au fil des pages.
En toile de fond de ce récit : les dates via des applications de rencontre. Tinder et Bumble, mais aussi Pairs et Omiai… Tandis que matchs et crushs s’enchaînent à un rythme effréné, de déceptions en surprises, Vanessa Montalbano nous conte l’art d’aimer à la japonaise. Nous découvrons ainsi les différents codes sociaux qui ont court sur les applications, comme lors des rendez-vous galants.
Sur Tinder, je me familiarisais avec un lexique surprenant. Le physique et les traits de personnalité y sont classés en catégories bien particulières. Le visage, par exemple. Les visages « sels » et les visages « sucres » sont les plus populaires. Les chanceux dont le minois correspond à ces critères – traits fins et teint pâle pour le premier, traits rond et enfantins pour le second – se font un plaisir de le souligner. Certains cherchent une femme au visage tanuki (« mignon », avec un petit nez et de grands yeux), d’autres se décrivent comme Shôwa, une façon de dire qu’ils ont du charisme, tout en restant simples et chaleureux. Certains hommes se comparent à des chiens : ils ont l’air gentils, avec leurs grands yeux de forme tare, « tombante ». Ou bien cela tient à leur caractère : fidèles, pleins d’entrain,ils ont besoin d’attention, tels des chiots qui suivent partout leur maître.
Si le format peut faire craindre un énième témoignage d’un·e Français·e au Japon, bourré de cliché et au sujet superficiel, l’autrice réussit pourtant son pari. Car une fois le livre ouvert, on ne le lâche pas si facilement ! En effet, l’ouvrage est bien plus intelligent qu’il n’en a l’air ! Et il constitue une véritable mine d’or d’informations sur le pays, avec nombre de termes japonais accompagnés de leur traduction. Le tout sans jamais tomber dans l’exotisme.
Avec un ton résolument féministe, elle s’attache avant tout à comprendre la place accordée aux femmes dans nos sociétés actuelles. Ainsi que les mécanismes qui nous enferment toutes et tous dans les cases assignées par nos genres.

Je commençais à comprendre ces femmes célibataires qui ont renoncé à la romance. Par dépit, frustration, ou simplement parce qu’elles ont mieux à faire. Les himono onna « femmes-poissons séchés ». Elles sont vues comme des asociales, égoïstes et peu féminines. On dit qu’elles préfèrent rentrer chez elles, enfiler des vêtements confortables, s’attacher les cheveux en un chignon désordonné et grignoter devant une série plutôt que de suivre leurs collègues à l’izakaya. En hiver, elles ne se rasent pas les jambes. Parfois elles mangent debout dans la cuisine, au-dessus de l’évier. Elles apprécient leur propre compagnie et pratiquent des activités en solo. Elles n’ont pas envie d’avoir d’enfants, utilisent pour elles-mêmes l’argent qu’elles gagnent. Cette femme, c’est moi.
À chaque nouvelle découverte des codes culturels japonais, l’autrice décortique les mécanismes cachés derrière. Elle s’imprègne des différents phénomènes, en discute avec ses ami·e·s et ses crushs, les expérimentes pour mieux les comprendre. Mais si les règles du jeu diffèrent d’un pays à l’autre, les bases restent sensiblement les mêmes. Et c’est peut-être bien cela qui est le plus fascinant et décevant à la fois.
Si on attend des femmes une façon de parler plus réservée, il ne s’agit pas seulement de mots mais de tournures de phrase, de règles grammaticales qui divisent le langage selon le genre. En japonais, on parle de joseigo ou de onna no kotoba, soit de langage pour femmes, opposé au danseigo, langage pour hommes.
De l’arubaito (travail à temps partiel) à l’izakaya, des bars à hosts aux love hôtels en passant par l’institution du mariage, les concepts de honne et de tatemae, l’apprentissage du japonais ou encore la solitude et les rencontres, Vanessa Montalbano aborde moult sujets. Des sujets toujours sertis de concepts purement japonais… Après cette lecture, vous aurez sans doute élargit votre vocabulaire japonais de bien nombreux mots. Ageman, burahara, nampa, furarîmen ou joshiryoku n’auront plus de secrets pour vous !
Ce jour-là, Ryo, Nina et moi sortions du Lion. […] Comme toujours, on avait des tas de choses à se dire. « De toute façon, lança Ryo, les bandmen font partie des 3B, faut pas y aller. » « Les 3B ? » […] Les 3B, ce sont les trois professions qui sont déconseillées, pour un petit ami : bandman, ou mec faisant partie d’un groupe, barman et biyôshi, coiffeur.
L’écriture fluide et intimiste de l’autrice, qui inclut parfois des échanges directs avec ses connaissances, permet de s’informer et de découvrir certaines facettes du Japon. Sans devoir passer par la rigidité des essais universitaires. Tokyo Crush se lit agréablement, comme un témoignage à picorer à l’envie !
Vu à Harajuku

Sorti en même temps que le livre précédent et rédigé sous une forme similaire, Vu à Harajuku se concentre quant à lui sur les modes vestimentaires nées au Japon depuis l’après-guerre.
Au moment où je sors de chez moi, ma voisine ouvre sa porte. Elle apparaît, vêtue d’un ensemble pantalon et veste bleu marine, ses cheveux noirs sagement attachés en queue-de-cheval. Elle se déhanche pour enfiler une paire de mocassins à talons. Ce lundi, comme chaque matin, le contraste entre ma tenue et la sienne est saisissant. La société pour laquelle je travaille autorise, elle, ses employés à s’habiller comme ils le veulent. La plupart du temps, même le président est en jeans. […]
Pourtant, au-delà de quelques bonjours-bonsoirs sur le palier, nous ne nous sommes jamais adressé la parole. Ma voisine est pour moi cette jeune femme muette en tailleur pantalon-veste, une silhouette qui fait partie du décor. Où travaille-t-elle ? Qui sont ses collègues ? Comment sont chef la traite-t-il ? Je l’imagine timide. Du genre trop gentil, à se laisser marcher sur les pieds, ne pas savoir dire non. A-t-elle une vie personnelle ? Des amis ? Un hobby quelconque en dehors du boulot ? Je ne l’ai jamais vue autrement que dans sa panoplie d’office lady.
Cette voisine – une dénommée Hana – qui ouvre le livre et avec qui nous voyons la relation se construire peu à peu, ne finira pas de l’étonner ! Là encore, l’autrice prend pour point de départ un phénomène précis : la mode… Pour mieux décrire une société japonaise bien plus colorée et ambiguë qu’il n’y paraît. Car les codes vestimentaires, tout comme la manière de faire des rencontres, en disent long sur les cases dans lesquelles nous nous enfermons. Ou au contraire, dont nous tentons de nous échapper.
Mes choix vestimentaires semblent toujours semer la confusion. Je ne correspond pas à l’image que la société se fait d’une femme célibataire dans la trentaine. Pour les Japonais, j’incarne encore la Française. Je suis parfois la seule de cette catégorie que mes collègues ou mes « dates » aient approchée. Pourtant, je ne me sens plus totalement parisienne. Et pas tokyoïte non plus.
Vanessa Montalbano retrace dans cet essai d’une centaine de pages les différentes vagues successives de modes vestimentaires qui se sont succédées, influencées, divisées… Des lolitas aux gyaru, en passant par les rockabillys et les chicanos du Japon, elle nous narre en parallèle son histoire et partage avec nous ses surprises. Si l’habit fait parfois le moine, les apparences sont bien souvent trompeuses. Car chez certaines personnes, les vêtements peuvent changer radicalement selon le contexte. Révélant ainsi les multiples facettes d’un même être humain.
Il y a quelque chose de décadent dans la façon dont le Japon traite les cultures, les histoires nationales. Les dieux égyptiens, comme Medjed, avec son air de gentil fantôme, se muent en icônes kawaii, sur l’archipel Napoléon est le héros d’un otome game, un jeu de dating, sous les traits d’un vampire mystérieux. Jésus et Bouddha, les héros de leur propre manga. Ici, les sous-cultures et les costumes traditionnels deviennent des déguisements. Pour quelques dizaines d’euros, ont peut se faire transformer en geisha, en samouraï, en lolita ou en gyaru.
De la soirée d’Halloween au quartier de Harajuku le week-end, en passant par le shopping entre amies, elle scrute les différents codes. S’étonne. Analyse. Et conclut :
Au Japon, le taux de natalité n’a jamais été aussi bas. Le gouvernement fait ce qu’il peut pour tenter d’inverser la tendance, mais les jeunes se désintéressent des relations conjugales. Comme Hana. Comme moi. Nous sommes de purs produits de notre génération, de notre monde. Indépendantes. Indifférentes au jugement des autres. Fortes. Épanouies.
Vu à Harajuku, c’est aussi le récit d’une vie qui aura été radicalement transformée par une petite décision. Celle de partir pour un an à l’autre bout du monde et de ne jamais en revenir. Contrairement à de (trop) nombreux récits de Français partis faire leur vie dans un Japon qu’ils idolâtrent, Vanessa Montalbano ne donne pas l’impression de vouloir devenir une parfaite Japonaise. Elle reste elle-même, à cheval entre deux cultures et deux langues. Désireuse de faire des rencontres tout en chérissant la solitude, pilier de sa liberté.
Des récits inspirants qui vous donneront de nouvelles clés de compréhension sur un pays qui ne cesse de fasciner… et vous amèneront, peut-être, à réfléchir en miroir à votre propre manière d’évoluer dans le monde d’aujourd’hui. Un monde cosmopolite et en perpétuelle évolution.
Ces deux ouvrages sont parus aux éditions Les Arènes, dont nous avons déjà parlé ici !
