Travail et inspiration d’une mangaka : rencontre avec Natsumi Aida
À l’occasion de la sortie française du premier tome de sa série Le Bourge et la Cagole chez les éditions Akata le 27 février 2025, qui raconte l’histoire d’une jeune gyaru en confrontation avec sa belle-mère, Natsumi Aida a été invitée à la foire du livre de Bruxelles le 15 et 16 mars dernier. Journal du Japon a eu l’honneur de la rencontrer et d’échanger avec elle sur sa carrière, ses références ainsi que le processus de création de ses personnages à la fois drôles et plaisants…
Née le 13 juillet 1978, Natsumi Aida commence sa carrière de mangaka en 2001 avec l’histoire courte Sonna sei naru yoru mo, dans les pages du magazine The Margaret. Après avoir dessiné plusieurs histoires courtes, elle écrit son one-shot C.L.A.S.S., qui parle de harcèlement scolaire. Elle connaît un réel succès en 2006, quand elle lance Switch Girl !!, prépublié lui aussi chez Margaret qui devient très vite un best-seller au Japon avec 7 millions d’exemplaires vendus. Elle a aussi le droit à un bel accueil en France où elle est publiée chez les éditions Delcourt de 2009 à 2014. Véritable phénomène, Switch Girl !! dénonce avec humour (et sans tabou) les pressions que subissent les jeunes filles dans la société.
Mangaka, un rêve de jeunesse
Journal du Japon : Bonjour Natsumi Aida, nous vous remercions d’avoir accepté cette interview. Tout d’abord, pourquoi êtes-vous devenue mangaka et qu’est ce qui vous pousse à continuer ce métier aujourd’hui?
Natsumi Aida: Bonjour, merci pour votre temps. J’ai eu très tôt envie de devenir mangaka, depuis la première moitié de l’école primaire où je lisais beaucoup de mangas. Mais, à l’adolescence, j’ai commencé à me dire que cela serait probablement un peu difficile pour trouver ma place et d’en vivre. J’avais mis ce rêve de côté, même si j’avais essayé, et en arrivant à la 4e année, au moment où nous devons chercher du travail dans les universités au Japon, j’ai commencé à remettre en cause ce chemin de vie un peu traditionnel. De plus les recherches d’emploi en entreprise ne se passaient pas très bien. C’est à ce moment-là que je me suis dit qu’il était temps de revenir à mon rêve d’origine de devenir autrice de manga, ainsi j’ai commencé à travailler pour cet objectif.
Concernant la deuxième partie de votre question, pour être honnête, j’ai le sentiment d’avoir couru tout le long sans jamais m’arrêter et, depuis quelques années j’ai réalisé que le marché du manga a beaucoup évolué. C’est donc devenu compliqué de dessiner les choses comme j’aurais envie de le faire et de m’exprimer librement dans mon art. C’est pour cette raison que, depuis un an, je me permets de prendre une pause pour me reposer et voir ce que j’ai envie de faire. Je ne sais pas si je continue ou non, pas en ce moment en tout cas.
Nous trouvons beaucoup de références à Dragon Ball dans votre manga Switch Girl !! et pouvons en déduire que vous considérez Akira Toriyama comme une référence : qu’est-ce qui vous a marqué chez cet auteur ?

Effectivement, j’aime lire Dragon Ball et j’ai suivi assidûment les chapitres de la fin de la cinquième année de primaire jusqu’à la fin de la prépublication. C’était une œuvre pour laquelle j’étais très investie et j’allais acheter toutes les semaines le Jump au konbini en courant pour le lire. C’est une œuvre qui m’a procurée beaucoup de bonheur à la lecture et j’ai un sentiment particulier pour ce manga et son auteur. En lisant son travail, ce que j’ai admiré c’est qu’il exprimait son envie de procurer du plaisir à ses lecteurs à travers la manière dont il montrait l’action et la façon dont il dessinait ou écrivait, plutôt que de se mettre en avant. Il pensait d’abord aux personnes qui allaient lire ses histoires, et cela se ressentait dans ses dessins d’animaux, de personnages… Tout le monde était présent et tout était très fluide et varié. C’est ce qui rendait son travail exceptionnel.
Avez-vous d’autres titres ou noms de mangakas avec lesquels vous avez grandi et qui vous inspirent encore aujourd’hui?
Avant Dragon Ball, il y avait aussi une autrice qui m’avait marquée dans le magazine de shôjo manga Ribon : Yukari Ichijō, notamment avec son manga Yūkan Club qui m’a beaucoup impressionnée. Dans ses œuvres, elle avait la capacité de mettre en avant beaucoup de personnages ayant des caractères très différents et affirmés, et chacun pouvait exprimer sa personnalité. C’est en lisant ses mangas que j’ai pris conscience que je voulais faire le même métier.
Des références aux mangas du XXe siècle
Dans Le Bourge et la Cagole, Analog Drop et Switch Girl !!, il y a beaucoup de références aux gangs japonais des années 80, les bôsôzoku. Avez-vous souhaité rendre hommage à cette époque à laquelle vous avez grandi? Souhaitez-vous continuer d’insérer ces personnages dans vos prochains mangas?

Concernant Analog Drop, quand j’ai dessiné ce manga, j’ai souhaité faire un voyage dans le temps et je me suis demandée quelle époque pourrait intéresser les lecteurs et moi-même. Très naturellement ce sont les années 80 qui sont apparues. Pour Switch Girl !! je pense que vous parlez des personnages de Zen et Luna mais ici, l’histoire se passe dans les années 90 et ces deux sont plutôt des Yankee. Ce n’est pas le même genre, esthétiquement en tout cas, que les bôsôzoku. Pour Le Bourge et la Cagole, je voulais faire une œuvre contemporaine avec des personnages en décalage avec leur époque, avec un look de voyou. Mais l’objectif n’était pas de dessiner spécialement les années 80. D’ailleurs, en ce qui concerne la différence entre tous ces termes, il y aura une explication dans le tome 5 de Le Bourge et la Cagole (prévu en décembre chez les éditions Akata).

Un autre thème des années 80 : le gekiga. Dans Switch Girl !!, un chapitre entier (prépublié en couleurs) est dessiné à la manière du gekiga. Comment avez-vous procédé pour la création de ce chapitre?
C’est vrai que dans Switch Girl !!, cela arrivait d’avoir quelques cases par-ci par-là dans un style un peu gekiga et c’est quelque chose qui a eu beaucoup d’impact et qui, d’après les avis de lecteurs et lectrices, plaisaient beaucoup aux gens. Et donc, après en avoir discuté avec mon éditrice, j’ai eu l’idée d’en faire un chapitre entier en bichromie à l’ancienne.
Une proximité avec son lectorat

Vous êtes présente à la foire du livre de Bruxelles pour présenter votre série Le Bourge et la Cagole éditée en français par Akata qui raconte l’histoire d’un couple atypique, puisque l’un est diplômé de la prestigieuse université de Tôdai et héritier d’une grande entreprise et l’autre est une serveuse “cagole”, une gyaru au Japon. Cette dernière n’est pas acceptée par sa belle-mère qui va tout faire pour les séparer. Ce scénario montre cette fois-ci un couple japonais et des différences sociales. Comment vous est venue l’idée d’écrire cette histoire? Quelles ont été vos inspirations?
Dans un premier temps, je dessinais pour le magazine Be Love de l’éditeur Kodansha, une revue qui s’adresse à un public plus âgé que mes œuvres précédentes. La première question que je me suis posée c’est de savoir quelle thématique pourrait plaire à un public de femmes adultes. L’idée qui m’est apparue le plus rapidement fut la relation entre une jeune épouse et belle-mère. Ce genre de relation peut se passer de manière très différente, mais ce qui m’amuse c’est la confrontation entre les deux. Il y a plein de manières de décrire ces histoires, qui peuvent être un peu déjà vues, et ce qui peut paraître intéressant serait de mettre en avant deux personnes venant de milieux complètement différents, d’où cette idée de mettre ensemble une ex-gyaru et quelqu’un qui vient d’un milieu aisé.
Avant le Be Love, vous avez prépublié vos mangas dans le magazine shôjo Margaret. Est ce que cela a été un enjeu pour vous de créer des personnages adultes et une histoire destinée à un lectorat plus âgé?
En réalité, je ne pense pas que ce soit un enjeu ou une difficulté pour moi, c’est plutôt l’inverse ! J’ai pris en âge aussi depuis le début de ma carrière, et ne sachant plus quel était le quotidien des lycéennes et collégiennes d’aujourd’hui, j’aurais probablement du mal à faire une histoire qui pourrait leur parler. J’ai donc eu l’envie de faire une histoire pour des femmes plus proches de mon âge. C’est pour cette raison que j’ai choisi d’écrire pour ce magazine.
Que ce soit dans Switch Girl !! ou dans Ugly Princess, le culte de la beauté est assez présent. Pouvez-vous nous expliquer, à nous lecteurs français, les attentes et dictat de la beauté pour une adolescente japonaise ? Avez-vous vu un changement auprès des lycéennes entre la publication de ces titres et aujourd’hui?
Je pense qu’à l’adolescence de manière globale, nous faisons attention à l’apparence des autres. Est-ce que c’est une pression mise par la société ou est-ce nous-même qui avons tendance individuellement à nous comparer ? C’est une chose dont je ne peux pas être sûre. En tout cas, quand j’étais adolescente, je faisais plus attention à l’apparence des autres, comme un miroir par rapport à moi même.
Mais je pense que ce n’est pas une pression qui venait de l’extérieur mais des questions que nous nous posons nous-mêmes. Mais si je réfléchis entre l’époque où j’ai dessiné ces mangas et aujourd’hui, je dirais que la place des réseaux sociaux a pris une réelle importance que, probablement, cela doit renforcer les complexes chez les jeunes. Et, paradoxalement, je me dis aussi que les personnes peuvent aujourd’hui s’habiller plus librement et qu’il y a une acceptation évidente des variétés de styles.
Tout comme Switch Girl !! mais aussi C.L.A.S.S., l’héroïne a un fort caractère et prend souvent plus de place que le héros. Dans Ugly Princess, nous la voyons évoluer et prendre de plus en plus d’assurance au fil des tomes. Avez-vous souhaité créer des modèles pour vos lectrices?

Quand j’écris mes personnages, tout ce qui m’importe c’est de plaire au lectorat, sans chercher à influencer. Cependant la manière dont chaque lecteur s’identifie à un personnage ou à une œuvre est propre à chacun. Et justement, s’il y en a qui peuvent se reconnaître dans mes personnages, c’est quelque chose qui me touche beaucoup.
Dans Switch Girl !!, vous avez même répondu à des questions de lecteurs et lectrices sur ces sujets. Cela montre aussi qu’en dehors de poser des questions sur vos personnages ou sur l’histoire, certains souhaitent vous demander des conseils qui peuvent aller dans l’ordre de l’intime. Avez-vous souhaité, en plus de devenir mangaka, aider votre lectorat à grandir et à s’épanouir, surtout quand la majorité des lecteurs et lectrices sont des adolescents ?
En réalité, cela s’est passé de manière imprévue : je voulais faire des pages bonus intéressantes qui pourraient plaire aux lecteurs et lectrices. Je leur ai dit que s’ ils avaient des questions et des envies, qu’ils n’hésitent pas à me les faire parvenir. Naturellement, les questions ont commencé à devenir très personnelles et, petit à petit, cela m’a permis de me souvenir qu’à la puberté, j’avais moi aussi beaucoup de questions mais peu de références et de possibilités de poser des questions aussi intimes.
Je me souviens qu’il y avait un moment où vous aviez répondu à une lectrice qui avait posé une question sur l’épilation, qu’elle pouvait faire ce qu’elle voulait.
(Rires) En effet, je n’ai rien à dire aux personnes sur quoi faire avec leur corps et je leur disais comment moi je faisais et qu’ils peuvent eux faire comme ils le souhaitent, subir des échecs aussi et trouver la méthode qui leur correspond.
Nous vous remercions pour ce conseil ! (Rires)
Écrire des tranches de vie : entre moments douloureux et situations comiques
Dans la plupart de vos œuvres, vous abordez plusieurs sujets graves comme le harcèlement, ou encore le viol. Switch Girl !! est un manga “feel good”, comment avez-vous pu aborder ces thèmes tout en retournant la situation et en la rendant comique ? Notamment avec le personnage de Meika et surtout, de Zen et Luna?
Encore une fois, quand nous voulons rendre un manga intéressant, il faut forcément réfléchir à la manière de le faire. Si nous faisons un manga comique avec seulement des gags et de l’humour, il y a des risques que cela devienne un peu plat. Ce qui est important, c’est de faire des choses qui font bouger les sentiments du lecteur, et pour cela, il n’y a pas que le rire. Pour avoir de l’impact sur le lectorat, je me suis dit qu’il fallait des scènes marquantes. Utiliser le cadre de Shibuya, avec des personnes qui ont l’air un peu dangereuses, pourrait être une bonne base avec laquelle les lecteurs pourraient ressentir des émotions fortes. Pour parler de Meika, je l’avais juste créée comme un personnage qui aimait casser les couples, comme lorsqu’elle est apparue dans le tome 2. Je me suis ensuite demandée pourquoi elle se comportait de cette manière et j’en suis venue à l’idée qu’elle avait été harcelée auparavant.
Que ce soit dans Le Bourge et la Cagole ou dans vos précédentes œuvres, vous abordez la différence de classe sociale et de pauvreté. Est-ce, comme le harcèlement, une thématique que vous souhaitez aborder et pourquoi ?
Quand je réfléchis au processus de création d’un manga, ce qui est important pour moi c’est de réfléchir à ce que tout soit cohérent et j’essaie d’adapter le décor et le contexte de chaque personnage. Je pense que, d’une manière générale, pour écrire une histoire intéressante, il y a beaucoup plus de choses à dire sur des personnes qui ont des situations difficiles et les enjeux pour leur permettre d’avancer.

La famille est aussi très présente dans la plupart de vos mangas. En grande majorité, elle est chaleureuse et accompagne bien l’héroïne. Pensez-vous que pour créer un personnage et son caractère, il faut imaginer sa famille et le rôle qu’elle a eu sur son développement ?
La famille est indispensable à mon sens car, systématiquement, lorsque je crée un personnage, je me pose des questions sur son environnement social et sa famille. Ils sont comme nous, l’endroit où nous grandissons et notre éducation ont un impact sur notre personnalité. Donc je créé à ce moment-là tout le contexte global autour d’eux.
Il y a aussi la question de la sexualité et de la puberté qui revient assez souvent. Comment écrire et dessiner des shôjo avec des propos très crus voire drôles sans pour autant basculer dans le vulgaire ?
Je pense être parfois tombée dans le vulgaire (rires). Mais la manière dont j’avais de le faire était de trouver le juste équilibre et, par exemple, de ne pas montrer les scènes de sexe de manière trop explicite, qu’un parent puisse l’accepter. Par exemple, concernant la première fois entre Nika et Arata, je n’avais pas envie de tout décrire et je me suis dit qu’il y aurait une manière assez drôle de l’aborder en la dessinant de manière gekiga.
Pour finir, quel message souhaitez vous transmettre à votre lectorat francophone ?
En venant à cette foire, j’ai eu l’occasion de rencontrer et d’échanger avec mes lecteurs et lectrices et je réalise qu’ils me suivent depuis très longtemps. J’ai mis beaucoup d’investissement dans les œuvres que je crée, et toutes ces personnes qui viennent me dire qu’ils me lisent depuis des années me touchent beaucoup donc je compte sur vous pour la suite.
Nous serons présents et prendrons encore plaisir à vous lire ! Merci infiniment pour cet entretien.
Vous pouvez retrouver toutes les informations sur le Bourge et la Cagole sur le site des éditions Akata.
Journal du Japon remercie sincèrement et chaleureusement Natsumi Aida pour sa bonne humeur, sa gentillesse et son investissement dans l’entretien, ainsi que Bruno Pham, directeur général des éditions Akata et interprète lors du festival, pour son travail et de sa disponibilité. Merci enfin à Caroline Obringer, chargée de communication chez les éditions Leduc pour la mise en place de cette interview.
