Kariyushi, des chemises venues d’Hawaï

Okinawa est connue pour ses textiles traditionnels comme la teinture bingata. Mais l’occupation américaine a aussi donné naissance au kariyushi wear, inspiré des chemises hawaïennes et désormais concurrent sérieux au costume-cravate dans la préfecture la plus au sud du Japon. Retour sur un succès qui n’allait pas de soi.

Si vous vous promenez dans le centre-ville de Naha, le chef-lieu de la préfecture d’Okinawa, il y a de fortes chances pour que vous croisiez des employés de bureau vêtus de chemises à manches courtes et aux motifs tropicaux. Appelées kariyushi wear, elles sont en effet devenues une alternative courante au costume-cravate, au point d’être portées par les hommes politiques locaux et même par les ministres en déplacement depuis Tokyo.

Cinq hommes debout comparent des chemises fleuries à manches courtes. Au centre, Fumio Kishida, alors Premier ministre japonais.
Le gouverneur d’Okinawa, Denny Tamaki (2e à gauche) offre une chemise kariyushi à Fumio Kishida, alors Premier ministre japonais (au centre), en mai 2023 © Cabinet du Premier ministre japonais

Au premier abord, difficile de voir la différence avec les célèbres chemises fleuries hawaïennes. Et pour cause, le lien avec Hawaï est bien réel. C’est là, dans le 50e État américain au milieu du Pacifique, que naissent les chemises kariyushi à la fin des années 1960. À l’époque, Okinawa est encore sous administration américaine – une occupation qui durera jusqu’en 1972, soit vingt ans de plus que le reste du Japon. Quatre gérants d’hôtel sont envoyés à Hawaï pour s’inspirer de l’industrie touristique locale. L’objectif : développer l’économie d’Okinawa, qui peine à se remettre des ravages de la Seconde Guerre mondiale. Pendant leur visite, ils sont séduits par les chemises hawaïennes et décident d’en créer une version propre à leur région. Le kariyushi wear – un terme signifiant « harmonie » ou « bonheur » en langue okinawaïenne – était né.

Entre hommage à la tradition et motifs contemporains

S’appuyant sur une industrie textile florissante, les pionniers de la chemise kariyushi s’inspirent en premier lieu du bingata. Cette teinture traditionnelle, aux couleurs vives comme le jaune et l’indigo, comporte des ornements symbolisant la double influence des cultures japonaise et chinoise. Parmi les motifs les plus courants figurent ainsi la fleur de cerisier et la feuille d’érable, caractéristiques de l’Archipel, mais aussi le dragon et le phénix, typiques de l’univers graphique chinois. Autant d’éléments fréquemment retrouvés dans le kariyushi wear moderne.

Un kimono traditionnel d'Okinawa jaune avec des motifs floraux rouges et bruns
La teinture bingata, ici utilisée sur un kimono du XIXe siècle exposé au Metropolitan Museum of Art de New York, a servi d’inspiration aux chemises kariyushi © Wikimedia Commons

Au-delà de ces hommages à la tradition, les designers de chemises okinawaïennes développent des thèmes plus contemporains, à même de séduire une clientèle plus jeune ou venue de métropole. Les plantes tropicales comme l’hibiscus, le bougainvillier et le deigo (Erythrina variegata ou griffe de tigre), les animaux marins ou le shîsâ (un chien-lion porte-bonheur typique d’Okinawa) font désormais partie de la panoplie mobilisée par les créateurs pour élaborer de nouveaux modèles.

Une explosion à partir des années 2000

Mais derrière le succès d’aujourd’hui se cache un historique plus sombre. Car la mode ne prend pas tout de suite : pendant les années 1980 et 1990, les ventes ne décollent pas. Les chauffeurs de bus et de taxi, qui se voient proposer des chemises kariyushi en guise d’uniforme, refusent de les porter : dans l’imaginaire collectif, leurs couleurs vives sont associés aux vêtements des voyous. L’industrie naissante subit aussi la conjoncture économique : la période est marquée par la dégradation des relations commerciales entre le Japon et les États-Unis. Face aux exportations massives de l’Archipel, le géant américain impose des quotas. Une restriction qui touche également les vêtements fabriqués à Okinawa, désormais estampillés « made in Japan » depuis le début des années 1970.

Ce n’est qu’en 2000 que la situation évolue. Pendant le sommet du G8, qui se déroule à Okinawa, les dirigeants des plus puissants pays du monde sont vus en train de porter les fameuses chemises. Cette soudaine médiatisation fait exploser la production du kariyushi wear.

Quatre hommes debout échangent en riant. Le plus à gauche est Bill Clinton, alors président des Etats-Unis. Il porte une chemise kariyushi noire avec un motif de dragon.
Bill Clinton (à gauche), alors président des États-Unis, porte une chemise kariyushi au sommet du G8, en juillet 2000 © Cabinet du Premier ministre japonais

Autre facteur qui a contribué à la demande : le slogan « Cool Biz ». Cette campagne gouvernementale, lancée à la même période, cherche à limiter l’utilisation de l’air conditionné, et donc la consommation électrique. Une des solutions proposées est d’encourager la population à s’habiller de manière moins formelle l’été. C’est ainsi qu’à Okinawa, réputée pour son climat subtropical, la chemise à manches courtes commence à remplacer le costume-cravate.

La dernière raison derrière le succès du kariyushi wear réside dans l’essor de l’industrie touristique. Alors que la préfecture la plus au sud du Japon n’accueillait que 400 000 visiteurs en 1972, ils étaient 10 millions en 2019, pour une population locale de 1,4 million d’habitants. Attirés par les plages de sable fin et les températures estivales, les voyageurs achètent régulièrement des chemises okinawaïennes en souvenir. Un cadeau à 12 000 yens (70 euros) en moyenne qui fait la fortune de Mango House. La franchise la plus réputée du secteur, fondée en 2001, ne compte pas moins de six magasins à Okinawa, dont trois sur la célèbre Kokusai Street, la principale rue commerçante de Naha.

En 2022, les chemises kariyushi se sont vendues à 300 000 exemplaires. Une jolie réussite pour un vêtement dont personne ne voulait à sa création !

Où acheter une chemise kariyushi ?

  • Sur place : la franchise Mango House dispose de 6 boutiques à Okinawa, dont trois sur la rue commerçante Kokusai Street de Naha. Adresse : 2-7-28 Makishi, Naha, Okinawa 900-0013
  • En ligne : il est également possible de passer commande directement en ligne sur le site de Mango House (en japonais). Le prestataire Buyee, moyennant une commission, se charge de la livraison à l’international.

Clément Dupuis

Japonophone, j'ai eu l'occasion de partir en échange universitaire à Okinawa, au sud du Japon. Je suis tombé amoureux de cette région, au point de produire le podcast "Fascinant Okinawa" autour de son histoire et de sa culture. J'ai également travaillé 3 ans et demi au bureau du CNRS à Tokyo, une expérience qui m'a donné envie de partager avec le public les "success stories" de la collaboration scientifique franco-japonaise. Enfin, je suis un grand lecteur et vous proposerai à l'occasion des articles sur ce thème!

1 réponse

  1. jenck dit :

    Une histoire incroyable !
    Bravo pour avoir réussi à croiser toutes ces données, expliquant le succès tardif mais mérité de cette belle chemise.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *