All About Lily Chou-Chou : de l’enchantement au harcèlement
Il était une fois la vie. Et par la vie, nous voulons parler du quotidien ordinaire d’adolescents japonais vivant dans une petite localité à la fin des années 1990. Cette vie qui nous pousse à sortir de notre carapace et à célébrer tout ce qu’il y a de plus beau, de plus vibrant, par la découverte de soi et des autres, à cette période si charnière de l’existence. Le film All About Lily Chou-Chou (リリイ・シュシュのすべて) de Shunji Iwai, récemment croisé à la Japan Expo, explore par le prisme de la musique et du début des échanges anonymes sur internet, ces moments particuliers.
Des moments précieux, qui nous façonnent. Des moments remplis d’une joie sourde, parfois solitaire, d’espoir et de rêves plein la tête, de vie en groupe… et qui peuvent prendre une tournure inattendue. Ce groupe qui impressionne, qui nous fait oser davantage, jusqu’à nous dépasser, au risque d’aller trop loin. La frontière entre la célébration de cet âge fondateur et la destruction par la toute puissance ressentie est mince. Il nous appartient de ne pas l’oublier.
Alors, quand Iwai-sensei, de sa sensibilité et son intelligence de maître, fracasse nos cœurs et nos rétines en mêlant beauté et brutalité, il nous incombe d’accueillir cela religieusement. En planant, en pleurant, avec respect, humilité et beaucoup d’empathie.
Une plongée dans l’Ether
S’échapper, vite.
Le quotidien de Yūichi Hasumi, joué à l’écran par Hayato Ichihara qui s’illustre brillamment pour son deuxième rôle au cinéma à tout juste 13 ans – il jouera ensuite dans plusieurs films de Takashi Miike – est partagé entre la solitude existentielle de l’adolescence, et le besoin d’appartenance à une bande de camarades peu fréquentables de son collège. Passant le temps à s’essayer à la petite délinquance, il décide de voler le dernier album de son artiste favorite, Lily. Bien que le vol ne se passe pas comme prévu, il rentre malgré tout chez lui avec l’album. Au son de la voix de celle qu’il chérit tant, il peut s’évader de son quotidien de souffre douleur. Avec d’autres anonymes, ils se retrouvent sur un forum en ligne afin d’échanger sur le sujet. C’est une des caractéristiques artistiques du film : les scènes sont entrecoupées d’échanges écrits. Premières générations d’ados à échanger sur le web, avant même l’avènement des smartphones. Mais nous y reviendrons.
Les gens qui nous sont chers, sont ceux qui nous font le plus souffrir…
Il nous faut vivre avec cela. C’est pourquoi l’Ether existe. C’est un lieu de paix éternelle.
Ici, et pour cette communauté de fans de Lily, l’Ether représente un paradigme ultime, lieu de dissolution et d’accession à une réalité subtile, manifeste, peut-être le Saint Graal de la délivrance pour nos protagonistes en profond mal-être. Tout au long du film, cet état de grâce continue d’être évoqué, en toile de fond, survolé, si proche et si lointain à la fois. Car jamais il ne sera atteint, pour aucun d’entre eux.
Yūichi vit dans l’ombre de son antagoniste, Shusuke Hoshino, brillamment interprété par Shugo Oshinari que l’on reverra dans Battle Royale II : Requiem, ou encore l’adaptation TV de Death Note. Dans ce film, Shusuke, enfant d’une famille riche, issu des beaux quartiers, premier de classe, est quelques années auparavant moqué dans son école. À l’opposé du “cool”, il est relégué au rang des intellos peu populaires. Le contraire en quelque sorte de Yūichi, qui vit modestement avec son petit frère et ses parents issus de la classe moyenne.
Nous allons assister à un shift, un virage à 180 degrés, et plusieurs éléments déclencheurs vont amener Shusuke à progressivement devenir celui qui commande, qui ordonne, qui harcèle, qui écrase. Car malgré sa photographie éblouissante qui sublime l’indicible, et elle n’est pas là pour rien, le film nous emmène de la façon la plus crue possible, vers les thèmes les plus angoissants qui soient à cette période de la vie : le harcèlement, la violence en réunion, l’humiliation, la soumission. All About Lily Chou-Chou est une fenêtre ouverte sur la banalité d’un quotidien violent d’une bande de gamins ordinaires. Et ça va faire mal, très mal.

Bouleversement intergénérationnel
Comment nous rencontrer les uns et les autres quand les sentiments qui nous consument de l’intérieur, nous gardent en permanence à bonne distance de celles et ceux dont on aurait le plus besoin ? Besoin de leur regard, de leur écoute, de leur amour.
Les adultes présents dans le film semblent plus démunis que jamais, voir grotesques pour certains. Au-delà de traiter les sujets difficiles évoqués plus haut, le film interroge sur le devenir de ces jeunes, et le peu d’attrait que leur inspirent les exemples d’individus ayant vaillamment dépassé la majorité, eux-mêmes soumis au dictat d’une hiérarchie écrasante, et d’une négation de l’individu propre à la société japonaise. Finalement, pourquoi faire des efforts, si c’est pour finir soi-même sous pression au sein du système, ou déviant au point de payer pour coucher avec des adolescentes ?
De guide bienveillant, ils n’en trouveront pas.
Shunji Iwai apporte une vision singulière par l’utilisation d’un caméscope. Il nous permet de prendre la place de cette bande d’amis le temps d’un voyage à Okinawa, quand Yūichi et Shusuke pouvaient encore s’entendre. L’argent volé à un salaryman, a financé le voyage de la bande de copains, et va également servir à payer l’agence de voyage qui les guidera pendant leur séjour. Avec l’aide de jolies jeunes femmes, ils parcourent différents lieux de l’île, font des rencontres imprévues, côtoient l’attirance pour le sexe opposé et le besoin de transgresser toujours plus loin les limites physiques, jusqu’à frôler la mort, et de différentes manières. Peu de répit, beaucoup de questions.
Depuis le début des années 1990 au Japon, c’est le réveil brutal, la fin d’une croissance économique folle et d’une période d’engouement généralisée. Les perspectives d’avenir sont plus sombres, et les jeunes générations remettent de plus en plus en question le modèle traditionnel. Cette dissociation de leurs aïeux ainsi que le détachement toujours croissant des règles, fait écho au film Typhoon Club de Shinji Sōmai (1985), bien que ce dernier tende plus vers un nihilisme subversif.
Il importe d’être conscient de cela, pour mieux situer et comprendre l’étendue du déni de réalité vécu par chacun des personnages. Et pourtant, le thème du harcèlement a toujours existé. L’absence d’affirmation de soi que les Japonais se transmettent de génération en génération, va mener les personnages aux drames les plus absolus. Témoins impuissants de ce qui se joue entre eux, entre clans, entre idéologies, entre “cool” et “loser”.
Les parents restent aux abonnés absents, quasi invisibilisés par la narration. Largués par cette nouvelle génération qu’ils ne comprennent pas.
De quelques mots blessants, à la violence physique en réunion, il n’y a qu’un pas.
Tous ne seront pas égaux pour surmonter ces maux.

Il est difficile d’aborder un sujet aussi sensible que le suicide. Et toujours, la délicatesse extrême pour soigner chaque plan, pour soupeser chaque cadrage, jouant de la lumière du jour avec grâce, transcendant la mort elle-même. Plus d’actualité que jamais à l’ère des réseaux sociaux et de la surexposition en ligne, les thèmes abordés dans le film résonnent fort avec le réel de la jeunesse de 2025, rendant ce dernier encore plus percutant, et absolument pertinent.
Pépite cinématographique intemporelle, (re)découvrir All About Lily Chou-Chou bouscule inévitablement, invite à l’humilité, que l’on ait 15 ans ou 40 ans.
Lily, liant primordial à l’histoire
Lily est réelle !
Tout du moins, elle l’est dans l’histoire. Si réelle que son aspect fictionnel déborde au-delà du cadre du film. L’album éponyme, 呼吸 (Kokyuu, respiration), existe bel et bien, et sous-tend toute la progression de l’aventure. Ses compositions éthérées et atmosphériques offrent un peu de répit, tant pour les personnages que les spectateurs. Quelle voix, quel envoutement.
Présentée comme une véritable star de la J-Pop, rassemblant des dizaines de milliers de fans, Lily, incarnée par la chanteuse japonaise Salyu, n’apparaît pas dans le film, ce qui ne l’empêchera pas de voir sa carrière décoller (IRL) suite à la sortie du film et de la bande originale. Et même avant en fait.
Sa première apparition sur les écrans a lieu en juin 2000 dans l’émission de variétés, bien réelle celle-ci, Hey! Hey! Hey! Music Champ. Le public découvre alors une jeune artiste d’à peine 20 ans, au talent certain, et à l’avenir radieux. Elle s’appelle Lily Chou-Chou et non Salyu, mais personne n’a encore entendu parler d’elle.
Elle chante le titre 共鳴 (空虚な石) (Résonance (Pierre vide)), dont les paroles annoncent déjà la thématique du film : l’adolescence, la quête de sens, les questionnements existentiels.
生きていくためだけに生まれてきた
Né pour vivre他に意味があるの
Y a-t-il une autre signification ?それが何か愛という言葉か
Est-ce le mot « amour » ?
Epoustouflés par sa prestation, les internautes de l’époque vont alors prendre d’assaut Internet afin d’en savoir plus sur elle. Ils vont rapidement tomber sur un site intitulé “Lilyphilia”, qui prend l’apparence d’un Bulletin Board System (BBS) qui se trouve être un peu l’ancêtre des forums, et qui rassemble déjà un fil de discussion sur Lily. On y retrouve une conversation soutenue entre deux personnes, Philia et Blue Cat. Vous pouvez d’ailleurs en retrouver un clone via le lien lilychouchou.nekoweb.org/bbs, et laisser un commentaire vous-même.
La discussion entre ces deux internautes prendra fin soudainement en 1999, laissant un autre administrateur reprendre le site. Dans une section “Media”, il y a aussi divers articles de journaux en lien avec des concerts passés de Lily. Tout ceci semble terriblement réel. Et pourtant…
C’est l’oeuvre de Shunji Iwai et lui seul. Les personnages, les pseudos, l’histoire, Lily, tout est fiction. Tout introduit ce qui suivra l’année d’après sur les écrans.
Quoi de plus banal pour nous autres, enfants des nineties, que de nous retrouver sur le net à discuter de nos artistes préférés. Les forums et autres lieux de partages et de rassemblement virtuel préexistant aux réseaux sociaux, toujours utilisés, apparaîssent en filigrane pour soutenir une passion, des questionnements, et parfois aussi un excès d’égo personnel. Qui sera le plus grand fan de Lily ? Celui ou celle qui comprendra le mieux son art, qui le décodera jusqu’à la dernière note, la dernière parole ?
C’est elle qui offre toute sa volupté, toutes ses nuances à l’histoire, et qui la rend digeste. En superposant la violence à l’émerveillement de la fin de l’enfance. Le génie de cette œuvre tient dans la mystification de son univers : tout est fait pour transposer la fiction dans la réalité, la réalité dans la fiction, et les deux médias que sont la musique et internet jouent un rôle central. Le rapport au réel en est altéré, bousculé, piétiné.

Si Lily existe pour tenir les jeunes dans l’émerveillement et la joie, tout à l’écran nous rappelle que rien n’est plus difficile que de s’y résoudre. De flashback en confrontations, d’espoirs en déceptions, Yūichi et Shusuke trébuchent encore et encore. Jusqu’à, peut-être, ce qu’il ne soit trop tard. Et telle est la question : y’a-t-il un moment où, dépassé par nos actes, un point de non retour sera franchi à jamais ?
Prenez un moment, d’envoutement, d’écoute passive, comme autrefois…
D’une nouvelle en ligne, au grand écran
Internet a vu émerger ce que l’on appelle désormais des ARG, pour Jeu en Réalité Alternée en français. Ces histoires qui débutent en ligne, tissent des liens avec le monde réel afin de plonger les joueurs dans une aventure hybride d’une très grande richesse, où les actions des personnages peuvent influencer le cours de l’histoire.
All About Lily Chou-Chou n’est pas un ARG, néanmoins il en est l’ancêtre. Iwai-sensei a véritablement réussi un tour de force en créant un univers à part entière, une histoire qui s’étend et se déploie dans le monde réel. Lily et Salyu ne forment plus qu’une personne et de vrais jeunes Japonais s’émeuvent face à ses chansons, veulent la voir en concert, la rencontrer. Et puis le 7 septembre 2001, ils vont pouvoir assouvir leur soif d’en savoir plus, à l’aide d’un film au titre explicite. On saura tout sur Lily. Ou presque. Ou rien.
Détourner l’attention du plus grand nombre, pour nous recentrer sur ce qui fait mal à notre société. Avec humour, grotesque, avec le tranchant de la lame parfois, pour ne rien cacher. Mettre en perspective, comme il le fait si bien avec la caméra, l’émergence d’un monde nouveau pour chaque jeune en devenir, et les défis qui sous-tendent cette route unique que chacun.e devra affronter.
Incroyablement juste, une leçon de cinéma, une leçon de vie.

Au-delà des ténèbres
Si ce film n’était “que” beau visuellement, et volontairement choquant dans son propos, il n’aurait peut-être pas eu l’aura qu’on lui connait aujourd’hui. Quelque chose d’autre est diffusé, distillé tout au long de l’histoire : l’espérance. Ténue, à peine visible parfois, elle n’en est pas moins partie essentielle du propos. Au-delà des maux, quelque chose d’autre est à l’oeuvre, quelque chose de puissant, qui pousse à ne rien lâcher, à l’image de la jeune pianiste de l’école Yōko Kuno, incarnée avec force par Ayumi Itō.
Au-delà de l’horreur des sévices que ces adolescents subissent ou font subir, se pourrait-il que tout ne soit pas perdu ? Qu’il perdure une lueur d’espoir dans ce flot de chaos relationnel, puit sans fond dont la nuit semble être là pour durer.
Il semblerait. Et Lily est là pour sans cesse nous le rappeler, suggérant un autre chemin, éprouvant, long, mais bien là.
Projet impressionnant et percutant, jouant avec le réel et les spectateurs, All About Lily Chou-Chou nous a profondément marqué. Une œuvre qui invite à plus d’empathie pour notre jeunesse, celle présente et celle passée. À plus de tolérance, et à ne jamais cesser de nous essayer à vivre notre belle humanité, envers et contre tout. Ou devrions-nous plutôt dire, pour tous.
