Mika Mori et les ningyo : une journée de conférences en sa mémoire

Le Centre Européen d’Etudes Japonaises d’Alsace a mis en place une journée de conférences sur le thème des poupées japonaises, au Musée Unterlinden de Colmar le 4 octobre 2025. Ce moment était d’autant plus symbolique puisqu’il était en hommage à Mika MORI, experte sur ce sujet et fille de Hatsuko OHNO, qui est décédée l’année dernière. Travaillant pendant près de 10 ans avec le CEEJA, elle affirmait que « les poupées doivent pouvoir exprimer des sentiments, des pensées… comme si elles avaient une âme ». C’est dans cet esprit que cette journée s’est tenue en présence de quatre conférenciers issus de plusieurs écoles et universités en France et au Japon. Durant toutes ces démonstrations, Journal du Japon a voulu s’intéresser de plus près au contenu de cet évènement et en savoir plus sur cette passion de toute une vie chez Mika MORI.

Affiche Journée de Conférence : Poupées, marionnettes et automates dans l'imaginaire japonais (1700 - 2000)
©CEEJA

Mika Mori et Hatsuko Ohno : une passion transmise de mère en fille

Cet amour pour les poupées japonaises qu’avait Mika Mori, c’est à sa maman, Hatsuko Ohno, qu’elle le doit. Cette artiste, née en 1915, a été formée à la peinture et au design. Elle devient alors célèbre au pays du Soleil Levant pendant la Seconde Guerre mondiale qui la conduit ensuite à apprendre la technique de création en bois de paulownia réputé pour sa résistance que l’on retrouve en Asie. Toutes ces connaissances vont se matérialiser à travers une collection d’une trentaine de poupées créées à partir d’argile et de la poudre de bois. L’artiste puise son inspiration dans les estampes du mouvement artistique du monde flottant ukiyo-e mais aussi des moments de la vie quotidienne durant l’ère Taisho (1912 – 1926) quand elle n’était qu’une enfant…

Cette collection, à l’initiative de sa fille Mika Mori, avait fait l’objet d’une exposition éphémère au Musée Unterlinden de Colmar en 2016. Elle avait de nouveau présenté les poupées de sa mère en 2023 à la Maison de la Culture du Japon à Paris. Il s’agissait d’ailleurs de son dernier voyage en France. Pour elle, « la poupée pouvait avoir une âme » car « elle tombe amoureuse, aime les enfants, se réjouit d’accueillir une nouvelle saison » . Toutes ses formes d’expression se retrouvent dans cette collection. On peut voir par exemple une poupée avec un miroir à main qui sourit en voyant son visage ou encore une autre poupée qui semble s’ennuyer en écoutant les histoires de sa mère.

Poupées, statuettes… les moments forts de ce marathon de conférences

Tout au long de la journée, la place des poupées, marionnettes et automates dans l’imaginaire japonais mais aussi au-delà de l’archipel japonais a été le fil rouge. Financé par Toshiba International Foundation et Japan Airlines, ce cycle de conférences a réuni quatre intervenants. Parmi eux, deux professeurs, Tanaka MASARU de l’Université des Arts et Métiers de Kyoto qui est intervenu sur les poupées dans les couvents impériaux et Toshie NAKAJIMA de l’Université de Toyama et sa présentation de Lafcadio Hearn. Enfin, deux autres professeurs issus de l’Ecole Française d’Extrême Orient, François Lachaud autour des ningyo (poupées) dans l’imaginaire japonais et Alain Arrault qui a évoqué cette dimension religieuse dans le Hunnan en Chine.

Intervention d'Alain Arrault, professeur à l'Ecole Française d'Extrême Orient : Le Corps des Dieux : le statuaire du Hunnan (XVIe - XXe siècle)
©Leo Thomas pour Journal du Japon

Échange autour des poupées dans les couvents impériaux avec le professeur Tanaka Masaru

Issu de l’Université des Arts et Métiers de Kyoto, Tanaka Masaru s’intéresse aux réinterprétations du design contemporain par rapport à la culture traditionnelle. Le sujet qu’il a abordé pendant son intervention portait sur les poupées dans les couvents de la famille impériale. Afin d’en savoir davantage, nous avons échangé avec lui sur leur rôle et la tendance de ces poupées à l’heure d’aujourd’hui.

Professeur Tanaka MASARU
©Leo Thomas pour Journal du Japon

Journal du Japon : Merci monsieur Tanaka d’échanger avec Journal du Japon. Tout d’abord, pouvez-vous nous parler de votre spécialité ?

Tanaka MASARU : Ma vraie spécialité, ce sont les études sur le folklore ou l’ethnofolkloristique japonais. Je m’intéresse particulièrement à la culture autour de Kyoto, c’est-à-dire des jouets ou poupées.

En quoi était-ce important pour vous de participer à cette journée de conférences ?

Le fait de pouvoir présenter des poupées de Kyoto est extrêmement important et je trouve très intéressant de pouvoir le faire dans un contexte qui n’est pas celui du Japon.

Avez-vous eu l’occasion de rencontrer Mika Mori ?

Au Japon, il y a une société de l’étude des poupées et des jouets traditionnels. Comme j’étais administrateur adjoint, elle était également membre de ce comité. J’ai entendu de la part de Mika Mori qu’elle avait sa mère qui était une créatrice de poupées et qu’elle avait le projet d’une exposition en France.

Durant la conférence, vous avez parlé des gosho ningyo, quelles sont leurs particularités ?

A l’origine, elles étaient souvent offertes à une personne à l’occasion de la naissance d’un enfant pour qu’il ait une croissance vigoureuse et sans maladie. Elles ont une forme un peu pouponne, le corps un peu en reflet pour montrer un enfant en bonne santé.

Est-ce qu’il arrivait que les membres de la famille impériale se les échangent ?

Le principe de ces poupées dans les couvents impériaux est que l’empereur offre une poupée à sa fille. Les monastères par la suite les gardaient car elles avaient un sens précieux. C’était vrai aussi pour les familles de la noblesse.

Vous avez apporté quatre poupées, pouvez-vous nous les présenter ?

Voilà ces deux petites poupées. Il y a beaucoup de symboles qui apportent la fortune. Il y a une grue qui est un symbole auspicieux. On voit aussi une sorte de ballon utilisé par les enfants de l’aristocratie. Elle sont censées être décorées sur des choses qui doivent porter bonheur.

Poupées japonaises apportées par le professeur Tanaka MASARU
©Leo Thomas pour Journal du Japon

Cette poupée qui est plus grande n’est pas de la même époque. La forme des yeux permet de différencier les époques. A mesure que les enfants formulent des vœux, la forme devient un peu déformée comme si on voulait conjurer quelque chose.

Enfin, vous avez la poupée articulée. Concernant les vêtements, on a demandé des tissus spécifiques pour ce genre de poupées.

Comment est-ce que les artisans de Kyoto arrivent à préserver ce savoir-faire ?

J’ai parlé pendant la conférence des artisans qui sont impliqués dans le processus de fabrication des poupées. D’autres sont spécialisés dans la restauration ou leur préservation. En ce moment, une de mes tâches est de guider ces personnes qui veulent en fabriquer. Il faut entraîner la nouvelle génération pour ces activités qui sont très spécifiques.

Pensez-vous que les futures générations auront envie de perpétuer cet héritage ?

Il faut se poser la question du changement, pas forcément pour maintenir cette tradition mais qu’elle reste une force créatrice. Cela se peut qu’il n’y ait pas vraiment d’avenir pour ces poupées, cela reste des pièces que l’on préserve ou crée.

Poupée articulée
©Leo Thomas pour Journal du Japon

Pour terminer, estimez-vous qu’il faut mettre davantage en valeur cet art des poupées dans des pays comme la France ?

Si on est très clair, c’est nécessaire de le faire. Les artisans qui se vouent à la fabrication de ce genre de poupées ont une expertise énorme ne pensent pas à la manière de diffuser cette culture. Des personnes comme moi essaient de faire des interventions comme celle d’aujourd’hui pour la promouvoir et la faire connaître.

Les ningyo : entre rituels et collections dans l’imaginaire japonais

Depuis des années, le professeur François Lachaud travaille sur l’histoire des religions du Japon et de l’image religieuse. Au début de la conférence, il a tenu à rappeler ce que sont les ningyo. Ce terme ne se résume pas seulement aux poupées mais aussi aux automates ou encore les poupées mécaniques. Il y évoque les hitogata, qui sont des figurines qui peuvent être fabriquées en bois, en métal ou dans d’autres matériaux. Comme il l’expliquait, les hitogata « servait à maudire quelqu’un ou étaient des corps de substitutions ». Au delà de ce type de ningyo, François Lachaud mettait en avant les poupées dans les rituels qui servaient à « repousser les démons » ou pour « implorer la prolongation de la vie » .

Au-delà de cet aspect, il parle du fait de vouloir collectionner les ningyo, à l’effigie des poupées kokeshi fabriquées en bois et originaires du Nord du Japon. François Lachaud parle du travail de Eitaro SATO, auprès duquel il a appris le plus sur l’histoire de ce type de poupées. Né en 1939, il tient une boutique de kokeshi au Japon. Le professeur était allé à sa rencontre pendant la pandémie de Covid-19 et lui avait montrer ses réalisations. Il se questionne en disant « où va la technique et l’innovation tout en imaginant cet aspect traditionnel ». Dans sa conclusion, François Lachaud dédie sa conférence à Eitaro SATO en montrant son atelier de kokeshi.

Mika Mori et le CEEJA : 10 ans de collaborations raconté par Virginie Fermaud

Pendant 10 ans, le Centre Européen d’Études Japonaises d’Alsace et Mika Mori ont travaillé main dans la main avec des moments-clés. En 2015, elle a proposé l’organisation d’une exposition temporaire sur la collection de poupées de sa mère au Musée Unterlinden l’année suivante lors du dixième anniversaire du CEEJA. Elle a d’ailleurs apporté son soutien en tant que mécène au projet du Musée Européen du Manga et de l’Animé. C’était d’ailleurs Mika Mori qui a présenté le mangaka Kaiji KAWAGUCHI venu en 2024 présenter ses planches à Guebwiller et Colmar.

Pour l’occasion, Virgine Fermaud, directrice générale du Centre Européen d’Études Japonaises d’Alsace nous raconte cette décénie de collaboration.

Journal du Japon : Merci Madame Fermaud de nous accorder un peu de votre temps. Pourquoi était-ce important pour vous de mettre en place cette journée de conférences ?

Virgine Fermaud : C’était nécessaire pour nous de marquer le coup par rapport au décès de Mika Mori. Elle était une mécène de notre futur projet du MEMA et grâce à elle, nous avons fait deux magnifiques expositions : une au musée de Colmar en 2016 et l’autre à la Maison de la Culture du Japon à Paris en 2023. On s’est dit que c’était l’occasion de leur rendre hommage.

Comment avez-vous rencontré Mika Mori ?

Cette rencontre m’a été proposé il y a 10 ans par le président de Toshiba International Foundation pour faire une exposition de poupées qu’on a mise en place en 2016 avec Mika Mori. Quand j’ai vu ces poupées, je les ai trouvé extrêmement cinématographiques. Deux jours plus tard, Madame Morivenait me les présenter et ainsi démarrait le projet et c’est dans ce même musée Unterlinden que cette histoire a commencé.

Quels ont été les moments forts ?

Il ne faut pas voir que la collaboration à travers les poupées. Elle était un trait d’union entre le CEEJA et les artistes du Japon. Les temps forts, ce sont aussi les échanges que j’ai eu avec elle. C’était quelqu’un qui connaissait beaucoup l’art japonais. Elle était vraiment incroyable !

Qu’est-ce qui vous a fasciné chez elle ?

Elle a cette simplicité. Je suis tombée instantanément amoureuse de ces poupées, elle l’a ressenti alors que je ne savais pas qui elle était donc elle savait que c’était sincère. Un lien d’amitié s’est créé entre elle et moi. Quand elle a vu l’effort que nous avons fait en Alsace pour exposer ses poupées, elle en a été reconnaissante. Elle nous a même envoyé, pour la boutique du musée, quelques unes à vendre si on le souhaitait.

Pouvez-vous nous expliquer le choix de faire venir ces quatre intervenants ?

Mika Mori m’avait demandé en 2023 de rentrer en contact avec le temple Hokyo-ji dédié aux poupées impériales. Et quand j’ai décidé avec notre présidente Catherine Trautmann d’organiser cette journée, je les ai contacté et ils m’ont proposé de faire venir le professeur Tanaka pour le côté historique. Monsieur Lachaud est membre de notre conseil d’administration et bénévole au CEEJA. Nous avons choisi ensemble de faire venir la professeure Toshie NAKAJIMA et Alain Arrault.

Vous parliez du soutien de Mika Mori pour le projet du Musée Européen du Manga et de l’Animé. Était-ce une évidence pour elle ?

Elle disait que c’était vraiment un projet qui lui paraissait très ambitieux mais en même temps important pour la culture japonaise et mettre en avant des artistes qui n’ont pas souvent la possibilité d’exposer. Kaiji Kawaguchi n’avait d’ailleurs jamais exposé ses planches en Europe et c’est pour ça qu’elle nous l’a présenté. Elle savait que ce genre de musée allait peut-être développer la connaissance que nous avons sur le manga de manière plus juste. C’était pour elle une vitrine du Japon en Europe. D’ailleurs, elle imaginait créer un espace retraçant l’histoire des figurines et poupées depuis les statuettes préhistoriques jusqu’aux figurines des manga.

Où en est d’ailleurs ce projet du MEMA ?

Nous sommes co-organisateur de l’exposition Isao Takahata qui a démarré le 14 octobre à la Maison de La Culture du Japon à Paris et par l’intermédiaire de Monsieur Nguyen, notre responsable scientifique, nous avons fait le catalogue de cette exposition qui partira à Lausanne en 2026. Nous avons eu l’acquisition de la Maison des Vins d’Alsace et nous essayons tant bien que mal de sécuriser un minimum de travaux.

Pour terminer, si une une ningyo était faite à l’effigie de Mika Mori, quelles en seraient, selon vous, les caractéristiques ?

Elle a déjà une poupée à son effigie. Je crois que son style, ses cheveux coupés et ses lunettes. C’était une dame digne et très élégante. D’une manière générale, ce serait l’image de la poupée mais elle existe déjà.

Cette journée de conférence ne s’est pas résumée qu’en l’hommage à Mika Mori mais elle a été la continuité de cet intérêt que suscite les poupées japonaises et de leur rôle dans la société nippone et au delà. Qu’elles fassent l’objet de rituels ou de collection dans de simples maisons comme des couvents impériaux, les ningyo représentent un art qui doit être préservé et repris par les nouvelles générations et mis en avant dans le monde entier. Merci au professeur Tanaka Masaru et à Virginie Fermaud pour leurs échanges. Comme le disait la présidente du CEEJA Catherine Trautmann, Mika Mori sera pour toujours « une amie de l’Alsace ». Tâchons alors de donner une âme à cette passion de mère en fille.

Leo Thomas

Passionné de la culture japonaise depuis plusieurs années, je fais transpirer cette passion via des articles sur des domaines variés (conventions, traditions, littérature, histoire, témoignages, tourisme).

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *