Le bio, une filière en friche au Japon

Avec près de 127 millions d’habitants qui sont autant de consommateurs au quotidien, le Japon, 3ème puissance économique mondiale, est loin de squatter le podium en matière de consommation de produits biologiques. Ces derniers représenteraient même moins de 2 % de l’ensemble du marché alimentaire. A titre de comparaison, en 2016, le bio en France représente 16% du marché hexagonal. On ne vous apprend rien si on vous dit que les Japonais apportent une importance particulière à leur alimentation et à leur santé. Alors comment expliquer ce « désamour » ? Peut-on manger « sainement » en résidant au Japon ? Les Japonais se moquent-ils du contenu de leur assiette ? Journal du Japon vous propose de décortiquer le marché des produits biologiques au Japon.

Crédit Banter Snaps // Unsplash

Marché au Japon – Photo Banter Snaps // Unsplash

Les Japonais consomment huit fois moins de produits bio que les Français. Mais finalement, manger « bon et sain » pour les Japonais, est-ce automatiquement manger des produits issus de l’agriculture biologique ? En effet, pour expliquer cette consommation particulièrement faible, il faut savoir que les filières bio se sont structurées tardivement sur l’archipel nippon. Axant leur consommation sur des produits identifiés comme sains, bons et naturels, l’appellation « biologique » fait réellement son apparition dans les années 1970 avec le « Teikei », un immense réseau de partenariats entre consommateurs et producteurs locaux distribuant des produits autant issus d’une agriculture biologique que raisonnée. La certification JAS Bio n’est créée qu’en 2001.

Dès lors, est estampillé « bio » tout produit jugé naturel, sans ou avec peu de pesticides, et n’ayant pas eu recours aux engrais. Cependant, à ce jour, les espaces agricoles consacrés à l’agriculture biologiques représentent moins de 1% des surfaces cultivables du pays. Les agriculteurs se consacrant au bio sont une denrée rare et ils ne seraient que 12 000 environ. La faute aux puissantes coopératives qui monopolisent le marché agricole nippon en arrosant les consommateurs avec une majorité de produits issus de l’agriculture conventionnelle.

Le Japon, 22e pays du monde sur le plan des dépenses par habitant

Cependant, les habitants de l’archipel dépensent chaque année très peu en produits biologiques. Les légumes et le riz bio trustent le haut du panier de la consommation nippone. Aussi, ces deux produits représentent 85% de la production et consommation de produits biologiques au Japon, suivis par les fruits et le thé.

En abordant la place de la filière bio au Japon, on ne pouvait pas occulter la catastrophe nucléaire de Fukushima. L’accident de 2011 a effectivement permis de remettre sous les projecteurs l’importance de la sécurité et de la traçabilité alimentaire. En outre, la lutte contre l’obésité, le vieillissement de la population et les catastrophes naturelles sont autant de raisons qui conduisent les Japonais à être davantage en quête d’un panier constitué d’aliments sains.

Malgré tout, les aliments d’origine biologique sont souvent perçus comme “haut de gamme” par les consommateurs. Et le sérieux frein de ces dernières années sur les salaires contribue à ralentir leur diffusion dans un pays où le prix du panier alimentaire moyen est très élevé. Les moyennes surfaces et grands groupes ont pourtant développé leur gamme bio mais l’offre reste restreinte tout de même. Le groupe Aeon a été le premier à s’intéresser à ce marché via sa marque « Topvalu » déclinée en 3 familles : « Organic », « Natural » et « Free From » (sans additifs). En 2016, l’enseigne française Bio c’ Bon ouvre sa première adresse dans la capitale tokyoïte et poursuit actuellement son développement.

Champ de rizière au Japon Photo Robson Hatsukami Morgan // Unsplash

Rizière au Japon – Photo Robson Hatsukami Morgan // Unsplash

Prix élevés, offre limitée… pour avoir une perception plus fine de ce que représente le marché bio nippon, Journal du Japon a rencontré Amélie-Marie, nantaise installée au Japon depuis plusieurs années et consommatrice avertie de produits biologiques, qui se cache également derrière le blog AmelieMarieInTokyo, où elle partage son quotidien au Pays du Soleil Levant.

Journal du Japon : Peux-tu te présenter en quelques lignes pour nos lecteurs ?

Amélie-Marie : Je m’appelle Amélie-Marie, j’ai 31 ans et, nantaise d’origine, je vis à Tokyo depuis 2013. Venir m’installer au Japon n’était pas dans mes plans de vie, malgré un intérêt certain, né de mon exposition à la culture populaire japonaise (jeux vidéo, animation, manga…). C’est durant mes études à l’étranger que j’ai fait la rencontre de celui qui est aujourd’hui mon mari, un Japonais originaire de la région de Tokyo. Nous avons opté pour une première installation au Japon, mais nous avons tous les deux la bougeotte !

Après la catastrophe de Fukushima, comment expliquer que les Japonais, qui se classent en queue de peloton mondial de la consommation de produits bio, restent frileux à consommer des produits plus « sains » ?

Ma belle-famille est très sensible à la question du bio et d’une alimentation saine, la plus éloignée possible des pesticides et des produits chimiques de l’agriculture intensive. Mais cette sensibilité est née après que ma belle-mère ait survécu à un cancer du sein, lorsqu’elle avait la quarantaine. Peut-être est-ce l’une de causes de cette absence d’intérêt : à moins d’être exposé très concrètement et personnellement aux effets nocifs de l’industrie agroalimentaire, le public ne se pose pas trop de questions au jour le jour.

Bien sûr, Fukushima a eu un impact sur la consommation des Japonais. Les produits de cette région ont pour un temps disparu des rayons et les Japonais refusaient et refusent encore aujourd’hui en grande partie, d’en consommer les produits. Mais le gouvernement, pour soutenir cette préfecture fortement touchée économiquement, a pris le partie d’encourager le public à consommer des fruits, des légumes, du riz en provenance des zones agricoles de Fukushima. Ou alors l’origine, généralement précisée sur les paquets, se limite à mentionner “Japon”. Est-ce que ces produits sont sans danger ? Pour le discours officiel, oui.

Cela m’amène à une impression personnelle qui est que les Japonais sont aussi très fiers de leurs spécialités régionales. Cette fierté est encouragée par un lobby très fort des agriculteurs. Il faut voir les fréquents stands de fruits et légumes de telle ou telle préfecture du Japon dans les supermarchés, mais aussi les épiceries un peu plus luxueuses des “malls” japonais ! Et pour survivre économiquement, je suppose que comme en France, ils doivent produire plus, toujours plus.

Au delà des quantités, les Japonais attachent beaucoup d’importance à avoir des produits frais, beaux et visuellement parfaits. Si la pomme n’est pas bien ronde, rouge et luisante, elle finira à moitié prix ou pire, jetée ! Or, sauf erreur de ma part, atteindre une telle perfection avec l’agriculture biologique, n’est pas possible.

Enfin, le dernier point qui est sans doute le plus important pour expliquer la difficulté à faire changer les habitudes, est la situation économique du Japon. Les salaires stagnent, le coût de la vie augmente et les Japonais cherchent à payer le moins cher possible pour manger, parce qu’ils n’ont pas forcément d’autres options.

Selon des chiffres de 2018, les Japonais consomment 8 fois moins de produits bio que les Français. Quelle perception ton entourage japonais a-t-il du bio ? Est-ce que tu tentes de les convaincre de s’intéresser à la traçabilité des produits qu’ils consomment ?

Je l’ai mentionné précédemment, mais ma belle-famille est fortement sensibilisée voire engagée activement dans la promotion du bio. Ils ont leur propre potager, s’y connaissent très bien en labels et savent lire les étiquettes avec un savoir impressionnant.

Dans mon cercle de connaissances et collègues (japonais, mais aussi étrangers), je ne peux pas en dire autant. J’ai eu des discussions intéressantes et je pense que fondamentalement, les gens ont envie de mieux manger. Or un premier obstacle est de passer le pas et de se renseigner activement. Les informations en japonais ne manquent sans doute pas, mais cela veut dire lire pas mal d’articles, prendre plus de temps pour faire ses courses… Le temps, ceux qui vivent et travaillent au Japon en manquent cruellement. Lorsque l’on sort tardivement du bureau, je ne crois pas que la priorité des gens soit de “bien” manger.

Un autre obstacle, peut-être plus pernicieux, est cette angoisse que l’on peut traverser lorsque l’on commence à se poser des questions sur ce que l’on a dans notre assiette. Si je devais faire une métaphore un peu maladroite, il est sans doute plus confortable de faire l’autruche que d’avoir une prise de conscience sur la nécessité urgente de vraiment se concentrer sur une agriculture biologique.

Je crois que l’image du bio, ici, n’est peut-être pas si différente qu’en France il y a de ça quelques années. C’est “cher”, “peu accessible”, “pas très attractif”, “snob”. Je peux bien sûr me tromper !

Aoyama Farmer's market

Produits du terroir au Aoyama Farmer Market chaque week-end à Tokyo // Photo © Rachida Ourahou

C’est un fait, fruits et légumes issus de l’agriculture conventionnelle sont plutôt chers au Japon, est-il donc possible de consommer quotidiennement du bio sans craquer son PEL ?

Bonne question ! Je crois que les gens qui consomment quotidiennement du bio sont aussi dans une démarche de moins consommer et planifient leurs repas de manière à tout cuisiner. C’est probablement une évidence mais les aliments issus de l’agriculture biologiques sont plus nutritifs : fruits, légumes, mais aussi viandes, à quantité moindre, nous nourrissent plus. Une personne bien informée et sachant bien gérer son budget peut tout à fait s’en sortir. Par contre, une personne souhaitant changer d’alimentation et passer au bio aura sans doute plus de mal à gérer le coût d’un panier repas. Objectivement, consommer bio au Japon coûtera forcément toujours plus cher que d’acheter des produits pas chers, vu que le marché est inondé de produits en provenance de Chine vendus à très bas prix.

Le monopole des coopératives est l’une des explications pour justifier la difficile percée des circuits courts et de l’agriculture biologique. Cependant avez-vous quelques bons plans pour trouver des produits bio à prix raisonnable à Tokyo notamment ?

Sur Tokyo, avec l’ouverture de la branche japonaise de Bio C Bon, les Français se retrouvent en territoire connu. Tout n’est pas hors de prix, notamment pour les produits locaux (condiments japonais, sauce soja etc…) qui restent relativement abordables. C’est sans doute plus la loterie pour les produits frais, mais un œil averti saura repérer les réductions de 10, 20 ou 30% sur les produits que le magasin souhaite liquider au plus vite, la date de péremption étant proche ou soit que le légume ou le fruit n’est plus de première fraîcheur.

Dans les supermarchés classiques, il faut repérer le label JAS, équivalent de notre AB en France. C’est un label contrôlé par le Ministère de l’agriculture, des forêts et de la pêche apposé sur les produits respectant les standards de l’agriculture biologique japonaise. Est-ce que JAS est un label sérieux ? J’ai quelques réserves sur ce que recouvrent véritablement ces standards. Toujours est-il qu’il reste un indicateur utile pour au moins éviter des produits issus de l’agriculture japonaise classique, ultra gourmande en pesticides. Les termes オーガニック et 有機, tous deux signifiant bio, sont aussi à connaître pour faire ses courses.

Pour les plus débrouillards et à la recherche de prix raisonnable, je pense judicieux de passer par le système des AMAPs affichant clairement une démarche en faveur du bio. Malheureusement pour les expatriés, je n’en connais aucune offrant un service dans une langue autre que le japonais. La bonne nouvelle, c’est qu’il existe beaucoup de circuits et les prix sont assez compétitifs. Madgalena AKIMOTO, Polonaise vivant au Japon et mariée à un Japonais, tient un site (en japonais) très actif sur le sujet. En 2019, elle a fait un comparatif des AMAPs les plus connues, indiquant notamment lesquels livrent des produits bio. C’est un guide bien utile pour les curieux qui souhaitent explorer cette option.

 

Un grand merci à Amélie-Marie d’avoir pris le temps de répondre longuement à nos questions !

Les chiffres cités dans cet article sont tirés de l’étude du service économique régional de l’Ambassade de France au Japon publié en mai 2018. 

UPDATE – En complément d’information nous vous conseillons aussi cette vidéo sur le sujet, sur un fermier japonais plus précisément :

 




 

2 réponses

  1. Poyjo dit :

    Je ne compte pas le nombre d’objets culturels de Mushishi, à Nausicaa, du film à la bd, qui ont évoqué l’opposition entre homme et nature, infiniment plus qu’en France. Du coup c’est étonnant de voir que le Japon ne soit pas davantage happé par l’agriculture biologique.

    En tout cas, tant mieux pour eux x). L’agriculture bio repose sur une conception de la nature, du chimique et des pesticides erroné. Ce n’est qu’un argument marketing assez creux qui repose sur l’ignorance des consommateurs sur les méthodes et raisons de l’agriculture conventionnelle et comment celle-ci continue d’évoluer. C’est une bonne chose que ça invite des personnes à réfléchir sur leur alimentation mais j’espère pour le Japon que ça conduira à un peu de considération pour les agriculteurs. Pas à de la méfiance et du mépris comme en France pour un des corps de métier ou on répertorie le plus de suicides.

  1. 28 mars 2020

    […] sur un produit, vous avez tiré le gros lot parce que le bio au Japon, c’est presque peanuts. J’en ai essayé beaucoup, c’est le meilleur rapport qualité-prix. Avant de faire […]

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