Elles nous racontent leur Japon #17 – Chantal Jaquet

Chantal Jaquet, Philosophie du kôdô : L’esthétique japonaise des fragrances – Crédit photo : Sophie Lavaur

Chantal Jaquet est une philosophe éprise de culture japonaise qu’elle s’efforce de comprendre au travers de son exploration du Kōdō, la voie des fragrances, un art traditionnel oublié. 

Bercée par une douce senteur d’encens, j’ai été portée par la poésie de ses mots et sa sensibilité à sonder l’âme japonaise en parlant du Kōdō.

Une rencontre dans l’instant, à la découverte d’un Japon méconnu qui a beaucoup à nous apprendre.

Sophie Lavaur : Bonjour Chantal, qu’auriez-vous envie de nous dire sur vous ?

Chantal Jaquet : je suis philosophe, professeure à l’Université Paris I Panthéon Sorbonne. Mes travaux de recherche portent principalement sur l’histoire de la philosophie moderne, Spinoza notamment, sur la philosophie du corps, en particulier l’odorat, sur la philosophie sociale, les transclasses. Depuis mon enfance passée dans un village savoyard, la philosophie est une source et une ressource pour vivre et penser. Tout mon itinéraire personnel est marqué par cette démarche philosophique dépaysante qui m’a conduite à traverser les frontières aussi bien géographiques que disciplinaires et à m’engager dans des voies incluant d’autres formes de pensées, présentes dans  les arts, les sciences et les cultures étrangères.

Comment s’est passée votre rencontre avec le Japon ?

Du plus loin que je me souvienne, c’est à l’adolescence avec le livre Au clair de la lune de T. Trilby. Depuis mon petit village de cinquante habitants, je n’imaginais même pas qu’il puisse exister quelque chose derrière les montagnes. Cette histoire m’a fait découvrir un autre univers, la culture japonaise, grâce à l’héroïne et aux illustrations, bien que j’aie ultérieurement pris conscience de son caractère édifiant et frelaté. Je me suis mise en tout cas  à rêver de ce monde, ne sachant pas si il était réel ou imaginaire. 

Mon goût du Japon vient probablement de là. Il a été conforté par la découverte plus tardive de Kitagawa Utamaro et du monde des estampes, de leur finesse et de leur délicatesse. Et puis, comme je m’intéressais d’un point de vue philosophique au XVIIe siècle, la période d’Edo m’a beaucoup passionnée, j’essayais de comprendre pourquoi les cultures d’une même époque se constituaient de façon si différente.

La véritable étape a été ma rencontre avec le Kōdō, la voie des fragrances ou la voie de l’encens, à travers ma propre recherche philosophique qui portait sur ce sens oublié qu’est l’odorat. 

J’ai d’abord écrit Philosophie de l’odorat, pour réhabiliter ce sens parfois considéré comme le résidu archaïque de la bête en l’homme. Et j’ai pensé que le meilleur moyen de le faire était la voie de l’art. 

Pour montrer la puissance de la vue et de l’ouïe, on peut prendre appui sur la peinture et la musique, exalter la beauté artistique et les valeurs esthétiques auxquelles donnent lieu ces sens. J’ai d’abord cherché s’il était possible de suivre une démarche analogue pour l’odorat en me penchant sur la parfumerie d’art. Et au cours d’un séminaire, une étudiante japonaise m’a signalé l’existence du Kōdō, un art dont elle avait vaguement entendu parler. Le Kōdō est totalement inconnu du grand public au Japon, c’est assez frappant.

J’ai eu envie de creuser cette piste, et un monde nouveau s’est ouvert à moi. J’ai pu alors monter un projet financé par l’Agence Nationale de la Recherche, partir au Japon et rencontrer des maîtres de Kōdō.

Voilà comment mon amour du Japon s’est fortifié.

Justement, pourriez-vous nous en dire plus sur le Kōdō ?

Le Kōdō , littéralement la voie des fragrances ou de ce qui est odorant,  est né au XVe siècle dans le sillage des arts traditionnels japonais plus connus, comme la cérémonie du thé ou les arrangements floraux et il connaît son apogée au milieu de l’ère d’Edo (1603-1866).

Il se présente comme une rencontre où les participants sont invités par un maître de cérémonie non pas à sentir, mais à “écouter” les parfums des bois aromatiques précieux, les jinkô, découpés en fines lamelles.

Jinkô, bois aromatiques utilisés dans le Kōdō – Crédit photo : Sophie Lavaur

Cette rencontre peut prendre différentes formes, mais le plus souvent elle comporte deux phases. Suivant des règles esthétiques et une étiquette scrupuleuse, le maître présente d’abord une ou plusieurs fragrances de bois aromatiques nommément désignées et les fait circuler sur une sorte de chauffe-parfum appelé koro, contenant un charbon incandescent recouvert de cendre. Les participants “écoutent” tour à tour les fragrances, s’en imprègnent et les mémorisent. Dans un second temps, le maître fait circuler une combinaison de bois aromatiques composée soit des fragrances précédemment senties, mais en ordre aléatoire, soit des mêmes fragrances au sein desquelles il introduit un invité, une odeur inconnue. 

Les participants sont invités à identifier les fragrances et à restituer la composition dans son intégralité en la calligraphiant sur des rectangles de papier à leur nom. Leurs réponses sont reportées sur une grande feuille de papier appelée kiroku. Le maître révèle la composition des parfums écoutés et remet au gagnant en signe de récompense la feuille calligraphiée qui porte la trace de l’événement. 

Les diverses combinaisons de fragrances, kumiko, portent des noms poétiques qui évoquent la nature, le passage des saisons, les voyages, les légendes et la littérature japonaise. Leur écoute silencieuse est associée à des poèmes ou des chapitres de livres célèbres de la culture japonaise comme Le Dit de Gengi . Elle éveille la sensibilité, la mémoire et les émotions en les nourrissant de l’alliance subtile des fragrances avec une culture lettrée. Le Kōdō est donc un art du nez  très raffiné.

Et sur ce projet de recherche au Japon ?

J’ai mené ce projet « Du Kōdō vers les pratiques artistiques olfactives contemporaines » financé par l’ANR en collaboration  avec deux chercheurs en neurobiologie sensorielle de l’olfaction, Roland Salesse, à  l’INRA, et Didier Trotier,  au CNRS, ainsi que deux post-doctorantes, Sophie Domisseck et Akiko Ishii Foret, qui a découvert à cette occasion sa propre culture et m’a beaucoup accompagnée. J’étais responsable de la partie Kōdō et du Japon ancien. J’ai fait un premier séjour de trois mois à Kyoto puis je suis allée à Tokyo pour compléter mes recherches. 

J’ai pu bénéficier d’interprètes pour m’aider à décrypter les textes anciens. Je possède quelques points de repère en japonais mais ce n’était pas suffisant. Les textes sont écrits en caractères chinois et  transcrits dans un japonais daté. Il faut se rappeler que l’écriture japonaise est récente, et qu’elle a beaucoup évolué depuis le XVIIe siècle. Passer par la médiation d’un interprète était indispensable pour saisir l’esprit des textes  et aussi pour échanger avec les maîtres, car la transmission du Kōdō est surtout orale.

Il m’a été très vite évident que, pour comprendre la philosophie du Kōdō, il fallait m’initier à sa pratique et apprendre à maîtriser les gestes afin de le connaître de l’intérieur. Chaque rencontre est un événement unique et suppose que les participants prêtent leur concours à la naissance d’un corps collectif  harmonieux, en écoutant tour à tour les fragrances et en les donnant à sentir à leur voisin selon un cérémonial réglé. Chacun se doit d’être  attentif à l’autre et  l’accepter tel qu’il est et au niveau où il est, car l’important n’est pas de gagner mais de célébrer l’instant d’une rencontre. 

J’ai participé à de nombreuses séances, et j’ai continué à mon retour en France même si ce n’était pas aussi facile.

Il reste quelques maîtres de Kōdō au Japon mais ils ne sont pas tous accessibles. Maître Hachiya de l’école Shino m’a bien aidée, une relation de confiance s’est nouée entre nous. Il a initié quelques Occidentaux, pour avoir des relais à l’étranger à même de faire des démonstrations dans leurs pays. Les maîtres ont dû assouplir les règles traditionnelles pour faire connaître leur art et éviter qu’il ne meure.

Je suis retournée au Japon par la suite pour vérifier mes hypothèses et rencontrer des chercheurs en esthétique. 

Le projet est à présent  terminé. Il s’est achevé par un grand colloque à la Sorbonne, avec la participation de chercheurs japonais venus parler de l’usage des fragrances dans l’art contemporain de leur pays. Les actes du colloque ont été publiés collectivement sous le titre L’art olfactif contemporain et mon travail de recherche a donné lieu ensuite à la parution d’un livre Philosophie du Kōdō, l’esthétique japonaise des fragrances

Pouvez-vous nous raconter la genèse du livre ?

Ce livre avait pour ambition de faire connaître le Kōdō en France. C’est un art olfactif sans équivalent ailleurs. Je voulais comprendre et expliquer comment il avait pu éclore et évoluer à travers les siècles. 

Il faut savoir que les Japonais ne se parfument pas, par discrétion et pour ne pas imposer leur odeur aux autres, c’est une forme de politesse.

Une de mes hypothèses est que de ce fait, les parfums peuvent faire l’objet d’une mise à distance et d’une contemplation hors d’un usage d’hygiène corporelle ou de séduction. Ils peuvent être appréhendés en eux-mêmes et par eux-mêmes, d’où le goût des Japonais pour les bâtonnets d’encens et l’odorisation des espaces. Déjà à l’époque ancienne, des vapeurs d’encens étaient utilisées pour parfumer les kimonos et les intérieurs.

J’ai eu beaucoup de doutes en écrivant ce livre. J’étais une Occidentale qui s’efforçait de s’approprier des modes de pensée qui n’étaient pas les siens. Il m’a fallu assumer cette étrangeté, en sachant que je resterais malgré tout extérieure à ce monde. J’étais comme une passeuse, une intermédiaire entre ces deux cultures, ni vraiment dans l’une ni dans l’autre.

La rencontre avec les Japonais a été d’une grande aide. Et vice versa, le fait d’être une étrangère posant des questions de béotienne leur permettait de prendre du recul par rapport à leur propre culture. Certains ont ainsi pris conscience de l’originalité de cet art, et ont pu réfléchir aux fondements de l’esthétique  japonaise. 

Je me souviens d’une chercheuse japonaise à qui j’avais demandé de relire mes recherches de manière critique. Elle m’a dit « Tu es vraiment une Japonaise de la Japonaise », elle était très émue, cela m’a touchée. J’ai trouvé cela très beau, sa bienveillance m’a été précieuse pour la suite, ça m’a donné des forces.

Et c’est tout cela que vous expliquez dans votre ouvrage ? 

La première partie intitulée “histoire raisonnée du Kōdō” est consacrée aux étapes de la constitution du Kōdō pour en donner des clés. J’ai fait des recherches historiques pour montrer que cet art s’est d’abord enraciné dans une culture de cour où les nobles organisaient des compétitions de boulettes odorantes, les nerikô.  Ensuite est apparue la respiration de bois aromatiques, les jinko, qui dégagent une odeur suave quand on les chauffe. J’ai essayé de comprendre le passage de l’un à l’autre et comment cela s’était organisé en écoles, puis j’ai relaté l’histoire des deux grandes écoles de Kōdō, Oie, qui reflète la culture aristocratique et Shino, qui rassemble les guerriers et les samouraïs .

Il y a toute une part de non-dit, l’initiation se fait à l’oral de maître à élève et reste difficile d’accès. Les écoles gardent leurs compositions de fragrances secrètes et sont peu ouvertes à la communication.

Au moment où le Japon s’est occidentalisé à la fin de la guerre, le Kōdō a décliné pour renaître ces dernières années avec l’internationalisation. C’est surprenant comme un art d’abord jalousement gardé à l’intérieur des frontières, s’exporte aujourd’hui… c’est assez beau comme démarche.

Et comme je voulais aller plus loin que cette approche purement historique, je parle dans la deuxième partie, du type d’esthétique que le Kōdō amène à penser en le confrontant aux autres arts traditionnels comme la cérémonie du thé. Le Kōdō invite à une sorte de méditation silencieuse, une forme d’ascèse marquée par le bouddhisme zen et par le shintô, où toute la culture japonaise est en jeu pour célébrer l’élégance des fragrances. Au Japon, on appréhende le Kōdō comme une voie, comme une pratique artistique en permanence en chemin, vers soi ou vers les autres, comme un apprentissage impliquant la fluidité des gestes et non pas la production d’ une œuvre achevée et figée.

Les catégories qu’on peut avoir en Occident pour le penser volent en éclats, cela m’a beaucoup intéressée. J’ai été amenée à travailler ça pour comprendre le type de sensibilité qui était à l’œuvre. Chez nous, on divise les arts en catégories: les beaux-arts, les arts décoratifs ou d’agrément, et l’on sépare  musique, peinture, et littérature, alors que l’idée d’un art global intégré à la vie ordinaire est plus prégnant au Japon.  Les maîtres de Kōdō pratiquent aussi la calligraphie, la poésie, la cérémonie du thé.  Il n’y a pas de séparation des mondes, j’ai voulu montrer cette fluidité.

Qu’avez-vous appris de cette aventure littéraire ?

Je suis marquée par l’idée que cette voie des fragrances est une voie de méditation qui intègre tous les arts. La vie elle-même devient une œuvre d’art, une sorte de culture de soi et de la relation à l’autre qui vise à introduire une forme d’harmonie discrète, une ouverture à la rencontre et à l’éphémère.

J’ai surtout appris que cet éphémère a une beauté propre qu’il est possible d’apprécier sans avoir la crainte de la perte. Je crois que c’est quelque chose de profond dans la culture japonaise, l’idée que cette beauté qui va mourir n’a rien de triste; il y a  une sorte de jouissance à contempler ce qui est en train d’éclore ou sur le point de dépérir.

C’est quelque chose de très précieux : apprendre à ouvrir les mains, à accepter ce qui s’en va sans vouloir le posséder pour toujours et sans le voir s’évanouir avec tristesse. 

C’est très en lien avec le bouddhisme zen, et c’est aux antipodes de la conception de l’art occidental d’une certaine époque. André Malraux disait « l’œuvre d’art est un anti destin », quelque chose d’éternel qui conjure la destinée de mort de l’artiste au travers de ses œuvres.

Au Japon, l’art est intégré dans la vie, il n’est pas enfermé dans un musée. Il consiste à accepter ce qui va disparaître, au profit de l’instant qui passe et qu’il nous incombe de saisir.

Crédit photo : Sophie Lavaur

La part de Japon dans votre quotidien ?

Ce sont avant tout les liens que j’entretiens avec mes amis japonais à travers nos échanges épistolaires. Et la littérature, je lis énormément de romans japonais et beaucoup de poésie, sans oublier le cinéma tout empreint de la beauté amère du monde. Il y a aussi la gastronomie japonaise, plus occasionnellement. 

J’ai une sorte d’attachement secret et subtil au Japon, il y a quelque chose en moi qui est passé lors de mes voyages et de mes échanges, qui me conduit au printemps, par exemple, à aller admirer les cerisiers en fleurs, en bas de chez moi, sans peur du ridicule. 

Je ne vis pas vraiment à la japonaise, j’ai juste un style de vie qui intègre ce que ce pays m’a appris : une contemplation de l’instant qui permet de saisir la magnificence dans l’impermanence.

C’est un mode d’être propre à la culture japonaise qui me marque, une sensibilité à l’instant et à la rencontre, et aussi l’acceptation de la patine du temps qui mène à une autre forme d’esthétique plus sobre et dépouillée, libérée de la symétrie, et de la perfection achevée.

Et l’écriture ?

L’écriture fait partie de mon métier de chercheuse, comme les échanges et les conférences.

Votre livre ou auteur préféré sur le Japon ?

Le Dit du Genji (Genji monogatari) m’a beaucoup marquée bien sûr. Dans le Kōdō, les combinaisons de fragrances sont associées aux chapitres de cette œuvre majeure de la littérature classique japonaise. Il y a également les Notes de chevet (Makura no sōshi) de Sei Shōnagon et toute la poésie japonaise, avec Bashō en tête.

Des projets actuels autour du Japon ?

J’espère pouvoir y retourner bientôt. J’aimerais continuer ma recherche sur ce renouveau de l’art des fragrances au Japon, sur la manière dont les artistes japonais contemporains intègrent la culture du Kōdō dans leurs performances olfactives et dans les arts kinesthésiques, pour exprimer par exemple le temps qui passe.

J’ai envie de vous laisser le mot de la fin….

Ce qui me semble vraiment important dans cette voie des fragrances, c’est cette forme de réconciliation des sens qui ne sont plus pensés comme séparés. 

Je trouve très belle et très poétique l’idée d’avoir affaire à une écoute des fragrances, comme une musique des odeurs. Il y a une revalorisation du corps tout entier, cela participe à cette démarche d’écoute de soi. Le Kōdō, c’est aussi l’harmonie des gestes, comme dans la cérémonie du thé et la calligraphie. Et par le geste, c’est l’essence mouvante de l’art qui s’exprime, d’une certaine façon.

Merci Chantal Jaquet pour cet entretien passionnant, je vous souhaite une bonne continuation dans vos recherches.

Découvrez les livres de Chantal Jaquet Philosophie de l’odorat, PUF, 2010 et Philosophie du kôdô – L’esthétique japonaise des fragrances, Vrin, 2018.

En France sur Paris, la Maison de la Culture du Japon et le fabricant d’encens Nippon Kodo organisent régulièrement des démonstrations.

Chantal Jaquet, Philosophie du kôdô : L’esthétique japonaise des fragrances – Crédit photo : Sophie Lavaur

2 réponses

  1. Philippe Macé dit :

    Merci beaucoup pour cet interview particulièrement intéressant et enrichissant !

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