Mushae : le guerrier japonais s’expose à Paris

13 ans se sont écoulés depuis la triple catastrophe de Fukushima du 11 mars 2011. Il est inutile de revenir ici une fois de plus sur les détails des dégâts causés par cette dernière : ce désastre naturel puis nucléaire a touché, et continue encore d’affecter de nombreuses vies dans le nord-est de l’archipel japonais. C’est face à ces vies bousculées que naît au Japon de nombreux élans de solidarité, dont l’un d’eux, sous l’initiative de l’animateur multi-casquette Mamoru YOKOTA a donné naissance à l’exposition Mushae à la Maison de la Culture du Japon.

affiche de l'exposition Mushae à Paris

Guerriers japonais et chasse au cheval : aux origines du projet

Musha : les guerriers japonais

Avant de parler plus en détail de l’exposition, il semble nécessaire de présenter le sujet de cette dernière : le guerrier japonais, musha. Si le mot samurai 侍 est passé depuis bien longtemps dans la langue française, au point d’avoir sa propre graphie française “samouraï”, il n’est en vérité pas le seul terme utilisé au Japon pour désigner les iconiques guerriers en armures traditionnelles. Peut-être son équivalent le plus célèbre est le bushi 武士, présent dans bushidô 武士道, la voie du guerrier, mais ici c’est un autre de ses synonymes qui est utilisé : musha 武者.

estampe dans le style ukiyo-e représentant un guerrier japonais brandissant un sabre au dessus de sa tête, un autre sabre et son adversaire décapités se tiennent à ses pieds
Un exemple typique de Mushae : Masatsura KUSUNOKI, guerrier de l’époque Kamakura dessiné par Kuniyoshi UTAGAWA en 1853

Son sens et son écriture ne diffèrent presque pas de bushi : il est lui aussi composé du kanji 武 mais est suivi d’un caractère différent, mono, ici lu sha 者, qui évoque la personne. Il n’y a pas de grande différences de sens entre ces deux mots mais le terme de musha à tendance à se combiner avec d’autres expressions pour désigner des types de guerriers particuliers : yoroi musha 鎧武者 est utilisé pour mettre l’accent sur l’armure du soldat, quand kiba musha 騎馬武者 insiste sur sa monture. Comme son nom l’indique donc, l’exposition Mushae présente des dessins de guerriers japonais traditionnels. Le terme de Mushae fait référence à un genre de l’ukiyo-e, fameux mouvement artistique d’estampes imprimées à partir de gravure sur bois, qui a comme sujet les guerriers japonais. Mais quel est le lien au juste avec la catastrophe du 11 mars 2011 ?

Le festival millénaire de Sôma Noumaoi

Au nord du département de Fukushima se trouve la région de Sôma qui tient tous les ans le festival de Sôma Noumaoi (littéralement la chasse des chevaux des plaines). Cet événement a, selon la légende, comme origine le don d’un cheval sauvage fraîchement capturé à un sanctuaire de la région par le guerrier Taira no Masakado, issu de l’illustre clan des Taira alors en position de force au milieu de la période de Heian (794-1192). Ce dernier organisait également des exercices militaires dans la région pour entraîner ses troupes à la capture du cheval : les Noumaoi.

sôma noumaoi
Affiche de l’édition 2023 du Sôma Noumaoi © Comité d’organisation du Sôma Noumaoi

Après la mort de Taira no Masakado en 940, les entraînements cessent mais un seigneur local du clan Sôma, Sôma no Morotsune, décide de reprendre l’événement et de le tenir de manière annuelle au cinquième mois de l’ancien calendrier japonais (équivalent de fin-mai jusqu’à fin juin). C’est en héritage des ces événements, bien qu’ils aient été interrompus et relocalisés à de nombreuses reprises, que se tient encore aujourd’hui le Sôma Noumaoi dans la ville de Minami Sôma.

De nos jours, le festival se tient sur 3 jours fin mai (il avait lieu en été mais a été avancé pour éviter la chaleur) et mêle cérémonie martiale et religieuse, défilé de soldats en armure et à cheval dans la ville, course hippique traditionnelle et chasse aux chevaux. Si le nom ne nous dit rien en France, il s’agit d’un grand événement de la région du nord-est du Japon : c’est plus de 100 000 visiteurs (130 000 en 2018) qui viennent de tout le pays pour admirer les guerriers et les plus de 400 chevaux réunis.

Mushae : un soutien post-catastrophe original

Au delà des conséquences matérielles

Située sur la côte du département de Fukushima, la ville de Minami Sôma est touchée par la triple catastrophe de 2011, notamment par le tsunami. Selon les rapports officiels de la mairie, 1509 maisons sont endommagées, dont 1164 sont entièrement détruites, 87 habitants sont déclarés portés disparus et 588 sont retrouvés décédés. Les infrastructures sont également endommagées : l’autoroute A6 est bloquée et il devient donc difficile d’accéder à la ville. Autre conséquence de la catastrophe, moins matérielle mais tout aussi grave, l’incident nucléaire de la centrale de Fukushima réveille une peur, infondée dans le cas de Minami Sôma, de la pollution et la contamination radioactive  : la ville qui accueillait tant de visiteurs pour son festival traditionnel de la chasse aux chevaux n’est plus une destination envisageable pour le tourisme alors qu’elle a maintenant besoin de plus de soutien que jamais auparavant.


Image de l'autoroute A6 tirée du rapport de la mairie de Minami Sôma suite à la catastrophe du 11 mars 2011
Image de l’autoroute A6 tirée du rapport de la mairie de Minami Sôma suite à la catastrophe du 11 mars 2011 © Mairie de Minami Sôma

Mais face à la détresse du département de Fukushima naissent de nombreux élans de soutien et de solidarité dont Mushae se trouve être un représentant un peu particulier. Avant de décrire l’initiative, retournons sur le parcours de l’homme qui en est à l’origine : Mamoru YOKOTA. Animateur (Dragon Quest la quête de Daï, Death Note…), producteur et illustrateur régulier des conventions françaises, Mamoru YOKOTA vit la catastrophe depuis Tôkyô où, bien que les conséquences ont été moins graves, les secousses étaient tout de même violentes. Touché par les dégâts et les récits des victimes, il commence par venir en aide aux habitants de la région de Ishinomaki, ville côtière du département de Miyagi au nord de Fukushima gravement touchée par le tsunami où se trouve le musée dédié au grand mangaka Shôtarô ISHINOMORI. Il aide également un centre de réfugiés de la ville d’Aizuwakamatsu (au centre du département de Fukushima) où, tirant parti de son expérience de cuisinier, il participe à la préparation de centaines de plats pour les sinistrés.

C’est à l’occasion de ses premières activités de soutien aux victimes que, par l’intermédiaire de la famille d’un ami…d’un ami, Mamoru YOKOTA est mis en relation avec le maire de la ville de Minami Sôma. Le festival de Noumaoi s’impose comme un événement à ne pas louper pour la municipalité. Ce dernier est annulé en 2011 mais son retour en 2012 serait en effet l’occasion de donner une image plus positive à la région. C’est ici qu’interviennent les compétences de Mamoru YOKOTA. En plus des événements traditionnels du festival, une exposition au rez-de-chaussée de la bibliothèque municipale du quartier de Haramachi ainsi qu’une vente aux enchères caritatives vont être organisés. Et, à l’image du festival, quel meilleur thème que le guerrier japonais, le musha.

De l’estampe aux illustrations pop

Mushae
Quelques tableaux de l’exposition Mushae à Paris dont on reconnaît au premier coup d’œil les personnages de Sergent Keroro © Elliot Têtedoie pour Journal du Japon

Pour ce faire, Mamoru YOKOTA contacte donc de nombreux talents du monde de l’animation, du manga ou de l’illustration qui produisent, dans le cadre de l’exposition, des illustrations inédites ensuite vendues aux enchères et dont les bénéfices sont directement utilisés pour la reconstruction de la région. C’est la naissance de l’exposition Mushae qui a pour objectif d’attirer un nouveau public au festival : celui des fans d’anime, de manga ou d’autres domaines de la culture otaku, attirés par le nom et la renommée des artistes participant et qui ne seraient d’ordinaire pas venus à ce type d’événement. Des estampes traditionnels de guerriers, le Mushae devient donc des illustrations aux styles modernes et divers des artistes contemporains de la culture populaire japonaise.

Le projet Mushae va évoluer lors des éditions suivantes. Le lieu change d’un espace dans une gare routière de la région à l’Office du tourisme de la ville, et la vente aux enchères n’est plus tenue : ce sont les frais d’entrée à l’exposition ainsi que la vente de produits dérivés sur place qui sont reversés pour la reconstruction. La destination des sommes varie elle aussi. Par exemple, lors de la série de séismes de Kumamoto en 2016, l’argent récolté sera versé à la région du sud du Japon. Enfin, le nom et le concept du projet permet une portée internationale : les dessins sont exposés à la Japan Expo dès 2013 dans le cadre d’une récolte de soutien pour Fukushima, ainsi qu’aux Etats-Unis (Kansas) et en Belgique.

Mushae
Beaucoup de guerriers chats ici avec en haut au milieu, le dessin réalisé par Ichiha MAGOKORO © Elliot Têtedoie pour Journal du Japon

Organisé pour la première fois en 2012, le projet Mushae devait se terminer en 2020 année symbolique de la tenue des Jeux Olympiques au Japon. L’Histoire n’en a pas voulu ainsi et la crise sanitaire du Covid 19 contraint l’arrêt provisoire du festival ainsi que de l’exposition en 2020. Le festival reprend en 2021 mais sans l’exposition : le décalage de l’événement en mai n’arrange pas de nombreux artistes qui sont alors occupés par les nouvelles sorties d’anime de la saison du printemps. L’exposition Mushae s’interrompt donc à sa 8e édition mais le projet continue sous de nouvelles formes que l’on peut apprécier en ce moment même à Paris.

Le “Best of” de Musha-ten à Paris

La diversité avant tout

C’est à la suite des expériences à l’international de Mushae que naît l’exposition que l’on peut visiter actuellement dans le hall de la Maison de la Culture du Japon jusqu’au 6 avril. Au côté des collectifs Ai no Kame et Ake no Tsuru, ainsi que du Comité d’Organisation du Sôma Noumaoi, Mamoru YOKOTA a sélectionné 100 pièces à travers les 8 éditions des expostions Mushae pour les montrer au public français.

Mushae
Ici, on peut reconnaître le coup de pinceau à encre typique de Junichi HAYAMA en bas à gauche, ainsi qu’à sa droite, les illustrations aquarelles de Peach Momoko © Elliot Têtedoie pour Journal du Japon

C’est d’abord la diversité des illustrations qui saute aux yeux. Le thème du guerrier japonais s’adapte en vérité aux styles et aux obsessions des nombreux artistes. Le musha devient tour à tour jolie jeune fille ou belle éphèbe, robot géant, petit chat mignon, cyborg futuriste ou au contraire semble sorti d’un monde de high-fantasy. Une diversité des sujets représentés, doublée d’une diversité technique : de l’illustration numérique à l’aquarelle en passant par le pinceau à encre, les artistes explorent tous le thème selon leur sensibilité et leur style.

On peut d’ailleurs reconnaître certains noms sous les tableaux : Peach Momoko, invitée de l’édition 2024 du FIBD d’Angoulême, Yoshizaki MINE, créateur du manga loufoque Sergent Keroro, Araizumi RUI, mangaka derrière Slayers le hit fantasy des années 90, ou bien Ichiha MAGOKORO, jeune talent à l’origine de Tsugumi Project… La liste entière de tous les artistes présentés et de leur travaux en dehors de l’exposition occuperaient bien trop de place dans cet article. C’est d’ailleurs sur ce point que l’on peut faire un petit reproche à l’exposition. Les noms d’artistes sont évidemment tous notés sous les illustrations, mais sans indication sur les carrières ou les travaux précédents de ces derniers. Des informations de la sorte pourraient en effet aider le public à se rendre compte de la diversité des artistes et de la renommée de certains.

Tsuguo OKAZAKI et Osamu KANEKO : deux visions du Musha

Revenir sur chaque tableau prendrait un temps et un espace considérable. Pour donner une idée de la diversité de l’exposition, revenons ici sur deux artistes dont les travaux nous ont particulièrement marqué, mais pour des raisons très différentes !

Tsuguo OKAZAKI, mangaka phare des années 80 peu connu en France (Cosmo Police Justy et Ragnarok Gai sont paru chez Black Box, Doki Doki Heartbeat est annoncé chez le même éditeur) dessine deux illustrations aquarelles exposant sa maîtrise des compositions et des poses des personnages. Du classique kiba musha à au guerrier affrontant des démons, il montre également un aperçu de l’étendu de l’image du guerrier japonais.

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Tsuguo OKAZAKI produit les illustrations en haut à gauche et en bas à droite, toutes les deux d’un bleu caractéristique © Elliot Têtedoie pour Journal du Japon

Osamu KANEKO est quant à lui à l’opposé de la plupart des illustrations de l’exposition. Jamais édité en France, cet artiste est un homme de l’ombre de la célèbre franchise de JRPG Dragon Quest. C’est lui qui dessine les manga mettant au centre la mascotte de la saga, le Slime bleu mignon tout sourire : Slime Morimori, Slime Bôken-ki, Slime Dai-sakusen et plus récemment Slime Doon. Son illustration exposée à la MCJP est dans la droite lignée de ses travaux sur les créatures excentriques de Dragon Quest : dans un casque de guerrier tombé au sol évolue toute une faune de créatures mignonnes aux couleurs vives. Une preuve de plus qu’il est difficile pour un artiste d’être limité par un sujet.

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Le style et le sujet de l’illustration de Osamu KANEKO tranche avec le reste de l’exposition © Elliot Têtedoie pour Journal du Japon

Illustration exclusive et soutien à la reconstruction

Aux artistes japonais s’ajoutent de nouveaux dessins d’artistes européens réalisés spécialement pour l’exposition. Jérôme Alquié (les éditions BD de Saint Seiya et Albator chez Kana), Benjamin Faure (animateur 2D et 3D ayant notamment travaillé sur Jujutsu Kaisen) ou bien Roxanne Herbstmeyer (récemment animatrice sur Unicorn Warriors Eternal) ont, parmi d’autre, dessiné leur propre vision du guerrier japonais. Une attention et une reconnaissance pour les artistes en dehors du Japon qui fait plaisir à voir !

Une exposition qui n’oublie pas son but initial : le soutien pour la reconstruction du département de Fukushima. Mamoru YOKOTA était présent accompagné de son fidèle ami, lui aussi animateur, Junichi HAYAMA, lors de la première semaine d’exposition. Contre un don de 50 euros pour la reconstruction de Fukushima, on pouvait ainsi mettre la main sur le catalogue de cette exposition événement ainsi que sur des dessins originaux réalisés sur place de Junichi HAYAMA pour une somme plus élevée. Des dons libres étaient aussi possible, auquel cas des illustrations format carte postale étaient distribuées.

Mamoru YOKOTA a d’ailleurs profité de sa présence pour tenir une conférence, toujours à la MCJP, autour du projet Mushae et de son engagement pour la région de Fukushima. C’était l’occasion pour le public français d’en apprendre plus sur les origines de l’exposition ainsi que de poser directement des questions à Mamoru YOKOTA et Junichi HAYAMA qui réalisaient, simultanément, un live drawing. Résultat : un guerrier dont la lune sur le casque peut évoquer le célèbre samouraï Masamune DATE, mais qui en réalité, selon l’image de référence apparue subrepticement sur la caméra, est directement inspiré par le casque du robot géant de la série Muteki Chôjin Zambot 3 (série culte de 1977 par Yoshiyuki TOMINO qui a notamment influencé l’apparence du robot principal de Gurren Lagann). Un live drawing qui montre, encore une fois, l’étendu et les mutations de l’image du musha au Japon.

Mushae live drawing
Résultat du live drawing de Junichi HAYAMA lors de la conférence © Elliot Têtedoie pour Journal du Japon

Une exposition originale qui brille aussi bien par la qualité des dessins que par son but caritatif. Le sujet des guerriers japonais couplé à la participation d’artiste renommés de la culture otaku font que l’exposition Mushae peut aussi bien être appréciée par des amateurs de culture traditionnelle japonaise en quête de nouvelles représentations d’une figure classique que par les maniaques en tout genre d’animation et de manga qui chercheront à reconnaître et replacer les noms des artistes.

Mamoru YOKOTA n’est certes plus présent à l’exposition mais Ake no Tsuru et Ai no Kame organisent une récolte de dons contre des catalogues de l’exposition et des illustrations format carte postale le samedi 30 mars et 6 avril. Une dernière occasion de pouvoir conserver chez soi les illustrations de l’exposition tout en soutenant la reconstruction de Fukushima ! Restez également attentif aux futurs articles : nous avons eu la chance de nous entretenir avec Mamoru YOKOTA et nous publierons d’ici peu le contenu de notre échange.

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