A la découverte de Sekigahara, de Masato HARADA
La nouvelle adaptation du roman Shôgun de James CLAVELL (1975), diffusée par Disney+ depuis fin février 2024, connaît actuellement une grande couverture médiatique. Présenté en dehors du Japon seulement dans quelques festivals, le film Sekigahara (2017) de Masato HARADA, situé à la même période, est de son côté beaucoup moins connu en Occident. Pourtant, il mérite d’être vu autant que la série, apportant un autre regard sur des éléments qui s’y déroulent. Autour des figures de Ieyasu TOKUGAWA et de Mitsunari ISHIDA, HARADA construit un film à la narration et aux enjeux esthétiques riches que Journal du Japon vous propose de découvrir, spoilers inclus !
Contexte historique et approche du cinéaste
La Bataille de Sekigahara a eu lieu le 21 octobre 1600, près du village de Sekigahara dans l’ouest de la province de Mino qui fait aujourd’hui partie de la préfecture de Gifu. Elle était le point culminant d’une campagne militaire de plusieurs mois et qui opposait l’armée dite de l’Est, commandée par Ieyasu TOKUGAWA (1543-1616), et l’armée de l’Ouest, sous le commandement de Mitsunari ISHIDA (vers 1560-1600), représentant la maison Toyotomi. Il n’est pas exagéré de dire que la bataille de Sekigahara a changé le cours de l’histoire japonaise, et ce n’est pas un hasard si Journal du Japon l’a déjà traité à maintes et maintes reprises. Même si les Toyotomi n’ont été définitivement vaincus qu’en 1615, elle est un moment décisif pour l’unification du Japon et est un événement clé de l’histoire du pays, qui a ouvert une période de paix relative de près de 250 ans. Trois ans après la bataille, Ieyasu TOKUGAWA, le vainqueur, est devenu shôgun. C’est le début de l’ère dite « Tokugawa » qui ne s’est terminée qu’en 1867 avec l’abdication de Yoshinobu, dernier shogun de la famille Tokugawa.
La seconde scène de Sekigahara de Masato HARADA lie directement le film avec sa source littéraire majeure, le roman éponyme de Ryôtarô SHIBA, paru en 1966 puis qu’elle montre Shiba enfant visitant le temple Sanjuin dans l’actuelle préfecture Shiga. C’est dans ce temple que Mitsunari ISHIDA, figure centrale de Sekigahara, a rencontré son futur mentor Hideyoshi TOYOTOMI (1537-1598). Une première rencontre recréée dans le film – dans une scène montrant le jeune Mitsunari servant du thé à Hideyoshi au temple Sanjuin – au même titre que bon nombre de moments précédant la bataille. Autant de scènes qui révèlent le rôle de Mitsunari comme ministre influent et intime de Hideyoshi, devenu l’homme le plus puissant du Japon et qui font de Sekigahara le film qu’il est : autant une chronique historique réussi que le fin portrait de deux hommes.
Réviser l’image négative de Mitsunari ISHIDA
En effet, si Sekigahara culmine dans ses scènes de batailles, le réalisateur HARADA s’intéresse davantage à la psychologie de ses participants, notamment Mitsunari dont nous parlions plus tôt et Ieyasu TOKUGAWA, les deux antagonistes majeurs. Ieyasu, joué par Kôji YAKUSHO, est dépeint comme un homme vif et plein d’énergie, une véritable force de la nature. Son jeu intense est essentiel pour ce portrait original et sensuel de Ieyasu. Il lui accorde une dimension archaïque, plus grande que nature, celle d’un démon qui émerge de la terre, capable de tout dévorer. Selon le film, Ieyasu est aussi et avant tout un homme conscient de son importance et avide de pouvoir qui ne cesse de comploter.
Cependant, Harada met davantage l’accent sur Mitsunari, le perdant de la bataille. Durant le règne des Tokugawa et encore au-delà, Mitsunari est resté un personnage dans l’ombre de l’Histoire. Pendant longtemps, son rôle a été réduit à celui d’un bureaucrate. Historiens et auteurs de fiction historique, s’appuyant sur la propagande des Tokugawa, ont continué à le représenter comme cruel et sans scrupules. Ainsi est-il parfois considéré comme responsable de l’exécution de la famille entière de Hidetsugu, le neveu et fils adoptif de Hideyoshi TOYOTOMI, forcé au seppuku pour trahison. Mary Elizabeth BERRY dans son ouvrage sur Hideyoshi (Hideyoshi, 1982) écrit qu’il n’ y a aucune preuve de cela : Mitsunari ne serait même pas mentionné dans le cas de l’exécution des épouses, concubines et enfants de Hidetsugu. L’image de Mitsunari comme intriguant ambitieux persiste dans maintes œuvres littéraires et cinématographiques. C’est le cas dans Shôgun, le roman et les deux séries télévisées tournées d’après l’ouvrage de Clavell en 1979 et 2023. Il en est de même dans Rikyū (1989) de Hiroshi TESHIGAHARA, dans lequel Mitsunari est dépeint comme un personnage perfide et impitoyable.
Des études historiques plus récentes présentent Mitsunari sous un jour plus favorable. Son image publique a changé, elle aussi. La représentation positive de Mitsunari dans les taiga drama – des fictions historiques diffusées chaque années sur la NHK, sous la forme de séries – Tenchijin (2009) et Gō (2011) et le jeu vidéo Sengoku Basara (2010) ont stimulé un intérêt grandissant pour le personnage. La ville natale de Mitsunari dans la préfecture Shiga est devenue une destination touristique et Mitsunari une figure publicitaire de grande valeur pour la région.
Sekigahara, quant à lui, refuse l’image de Mitsunari comme grand intrigant. Au contraire, HARADA le présente comme un homme courageux qui ose contredire l’omnipotent Hideyoshi sur son désir de conquérir la Chine. Pourtant, il révèle aussi sa profonde loyauté pour ce dernier et son clan. À la question de pourquoi il reste fidèle au tyran Hideyoshi, il répond simplement : « Ce tyran m’a créé. » Dans une interview conduite dans le cadre du New York Asian Film Festival en juillet 2018, le réalisateur se réfère à la vision qu’a Ryōtarō SHIBA de Mitsunari ISHIDA : « L’écrivain a fait preuve d’une certaine justice en présentant le seigneur Ishida comme une personne rationnelle et logique, contraire à tout autre personnage historique japonais. Sa façon de penser est plus proche de celle des Occidentaux contemporains, ce qui m’a permis de mieux comprendre le personnage d’Ishida. » Dans son film, il le dépeint comme un homme moderne, empathique et honorable. Le fait que Jun’ichiro OKADA – chanteur et acteur populaire, membre du boys band V6 – incarne Mitsunari n’est pas sans signification en vue d’une réception positive du personnage. L’apparence juvénile de l’acteur facilite les possibilités d’identification avec une nouvelle génération de spectateurs et la seule présence d’Okada rend le personnage sympathique.
Le portrait d’un idéaliste : contrecarrer l’image conventionnelle du samouraï
HARADA s’intéresse plus à l’être humain qu’au politicien Mitsunari. Ce dernier se distingue de la plupart des autres samouraïs par sa personnalité empathique. Quand il déclare : « Je veux changer le monde injuste », il ne se contente pas seulement de paroles. Ainsi a-t-il libéré un otage, comme le rappelle le seigneur Toshiie MAEDA (Tokuma NISHIOKA). Ce dernier constate : « Vous allez jusqu’au bout pour ce qui vous tient à cœur. C’est aussi votre faiblesse. Vous supposez que l’objet de votre affection vous rendra la pareille. Vous êtes peut-être trop pur pour devenir le général des généraux ». HARADA, tout en insistant sur l’idéalisme de Mitsunari, ne cache pas à quel point il se heurte à la dure réalité déterminée par des hommes avides de pouvoir.
Non seulement le jeu d’OKADA se démarque par sa subtilité, mais il lui accorde aussi une allure de modernité. Cette modernité réside dans la complexité du personnage et dans les contradictions qui l’habitent. La séquence de l’exécution des femmes et enfants de Hidetsugu sur la rive du Sanjō à Kyoto en 1595 révèle la nature compatissante de Mitsunari et en même temps son impuissance face aux ordres de son bienfaiteur Hideyoshi.
Le comportement de Mitsunari oscillant entre le devoir et la compassion révèle sa fragilité. Okada réussit à merveille à exprimer les doutes et tourments intérieurs de son personnage. En outre, le film présente Mitsunari comme un homme qui n’est pas un combattant, et admire d’ailleurs ses vassaux s’illustrant par leurs prouesses guerrières, à l’image de Sakon SHIMA (incarné par Takehiro HIRA). À rebours de l’image d’Épinal du samouraï que la mort n’effraie pas, Mitsunari refuse le suicide et fuit même après une défaite. Une attitude qui contredit l’idée conventionnelle du samouraï mais qui ne fait pas lui un lâche pour autant.
Bien au contraire. Quand ses adversaires découvrent sa cachette, il se rend afin de sauver la vie du paysan qui lui a accordé abri. Il supporte de manière stoïque les humiliations et la torture qu’Ieyasu lui fait subir alors qu’il est son prisonnier. Mitsunari est un perdant honorable qui, fier et en paix avec lui-même, est mené vers le lieu d’exécution. Sur le chemin vers la mort, il aperçoit son amante Hatsume. La jeune femme cite le crédo de son seigneur « Dai ichi, dai mon, dai kichi » qui signifie « un homme au service de tout, tout au service d’un homme et tous heureux ». Le rappelant au moment de leur ultime rencontre, elle exprime l’espoir selon lequel les idéaux de Mitsunari vont survivre.
La vision traditionnelle de Mitsunari est celle d’un chef militaire médiocre. Dans son roman Ryōma! The Life of Sakamoto Ryôma (Ryôma ga yuku, 1963-1966), Ryôtarô SHIBA rappelle que Takamori SAIGÔ, un des samouraïs responsables de la chute du shōgunat des Tokugawa, était un grand admirateur de Mitsunari. Harada montre que les raisons de la perte de l’armée de l’Ouest ne se trouvent pas forcément dans la supposée médiocrité de leur commandant. Son vassal Sakon SHIMA le met au point : « Vous êtes dur avec vos alliés et tendre envers vos ennemis ». Il comprend que les normes morales très élevées et la nature intransigeante de Mitsunari suscitent de l’hostilité à son égard. Le film suggère que son entêtement explique en partie sa défaite à Sekigahara et la défection de plus d’un tiers de ses forces. Mitsunari s’accroche à son plan de bataille, croyant jusqu’au dernier moment à la fidélité du jeune seigneur Hideaki KOBAYAKAWA (Masahirō HIGASHIDE).
Mouvements et immobilité
Le manque de coopération et les rivalités parmi les daimyō de l’armée de l’Ouest sont au cœur de sa défaite. À Sekigahara se sont confrontées l’armée de Ieyasu – une force cohérente de vassaux et d’alliés loyaux – et la coalition querelleuse de Mitsunari, dont les membres poursuivaient leurs propres objectifs au lieu de sa battre pour le jeune héritier de Hideyoshi. La mise en scène de la bataille rappelle que HARADA est un grand connaisseur de l’histoire du cinéma. Dans une interview, il affirme s’être inspiré d’autres scènes de bataille connues de l’histoire du cinéma : de celle d’Alexandre Nevsky de Sergueï EISENSTEIN à celle des Sept Samouraïs (1954) d’Akira KUROSAWA. Les mouvements de caméra virtuoses et le montage complexe témoignent de la maîtrise de son art. La symétrie de l’architecture japonaise et la chorégraphie des mouvements sophistiqués dans des scènes de dialogues suivant les règles de l’étiquette sont mises au défi par le rythme effréné des scènes de combat. Comme dans une pièce du théâtre nô, le réalisateur fait alterner mouvement et immobilité. Le vide des grandes pièces contraste avec les plans remplis de corps humains dans les moments de combat. Le silence cède aux bruits de la bataille ou à celui de discussions passionnées des samouraïs. HARADA porte une grande attention aux détails – dans l’architecture, les costumes, les objets. De même, il s’est bien documenté sur l’époque. Ainsi, reconnaît-on les armures et casques laqués de vermillon des « diables rouges » du clan Ii (combattant pour Ieyasu). Le film montre aussi l’hôpital provisoire établi par Hanano (Noriko NAKAGASHI), la femme de Sakon – un des personnages féminins forts du film – près du champ de bataille.
Ainsi, HARADA réussit à créer un tableau historique d’une grande vivacité. La scène de l’exécution de la famille de Hidetsugu au bord de la rivière comprend des plans généraux et une action rapide aussi bien que des plans rapprochés plus contemplatifs. Ils révèlent les tourments d’âme de Mitsunari aussi bien que le font ses mouvements trépidants. Les plans d’intérieur témoignent quant à eux de la complexité derrière l’apparente simplicité de l’architecture japonaise. Piliers et paravents séparent des pièces presque vides. La conception spatiale se reflète dans le style fragmenté de la narration d’une longue tradition au Japon. Le récit filmique fait alterner les événements centrés sur Mitsunari et Ieyasu et ceux des trois ou quatre autres personnages importants tels Hatsume et Sakon. Les flash-backs sont un autre moyen de briser la linéarité.
Il y a aussi des variations sur un même motif. À la veille de la bataille, Mitsunari remet la statue d’un Jizô qui s’était écroulée au bord de la route à sa place. Après la bataille, Ieyasu fait la même chose. Le Jizô est un bodhisattva dédié au soulagement des souffrances de tous les êtres, et plus particulièrement à la protection des âmes des enfants morts. Cet « être éveillé » très vénéré au Japon désigne celui qui aide autrui à trouver le chemin de l’éveil avant de penser à sa propre libération. Le film crée un lien entre la signification de la statue et l’idée de la protection et de l’altruisme incarnée par Mitsunari. Quant à l’action de Ieyasu, elle évoque plutôt la remise en ordre, voire la fin d’une période tumultueuse. Ce geste révèle l’attention que HARADA porte au détail. Il montre à quel point les deux personnages principaux se ressemblent et, surtout, ce qui les distingue.
Avec Sekigahara Harada réussit à faire revivre un moment crucial de l’histoire japonaise et à rendre compréhensibles les actions de ses agents majeurs à un public contemporain. Mais plus qu’un cours d’histoire, son film est aussi une œuvre éblouissante par sa beauté formelle, le jeu magistral de ses acteurs et surtout, par sa narration complexe qui donne encore plus de saveur à une histoire déjà passionnante.