Frieren, ou l’écho des jours que l’on n’a pas su vivre
On pensait tout connaître de la fantasy et de ses structures narratives. Les quêtes épiques, les héros flamboyants et les antagonistes à terrasser pour, bien souvent, sauver le monde. Mais un manga a, il y a quelques années, totalement renversé ce que nous pensions immuable. Dans Frieren, la quête est terminée, le démon est vaincu et le monde est sauvé. Alors, que reste-t-il ?
Pour la sortie du quatorzième tome de la série, il est peut-être temps de revenir sur une œuvre dans laquelle l’après est devenu le fil rouge d’une histoire où comprendre l’autre, c’est se comprendre soi-même.

C’est en mars 2022 que le manga Frieren sort officiellement en France au sein du catalogue de la maison d’édition Ki-oon. Dès la sortie du premier tome, ce titre s’impose comme une œuvre atypique. Si certains lecteurs ne vont pas adhérer à son rythme, d’autres, au contraire, en font un incontournable de la fantasy. Le titre surprend, bouleverse, horripile, mais ne laisse personne indifférent. Aucun lecteur n’est neutre face à Frieren. Et pour cause, s’il n’a pas la prétention d’être donneur de leçon, il a pourtant le pouvoir de nous pousser à nous questionner sur notre relation au temps, aux autres et à nous-mêmes. Tandis que notre société va vite, Frieren nous invite à ralentir, à respirer profondément et observer attentivement ce qui nous entoure.
Frieren, l’elfe face au vertige du temps qui passe

Lorsque le groupe de héros se sépare, Himmel pleure, Heiter retourne à son activité de prêtre, Eisen le nain retourne à ses montagnes et Frieren, elle, continue sa quête de sorts. À ses compagnons, l’elfe leur promet alors une chose : elle reviendra un jour. Mais pour elle, le temps n’est rien. Un jour, 10 ans ou 50 ans, ce n’est rien, elle qui est déjà quasi millénaire. Ainsi, lorsqu’elle revient rendre visite à Himmel, elle se retrouve face à un ennemi inattendu et plus bien insidieux que n’importe quel démon : le temps qui passe. Face à elle, ses compagnons ne sont plus ceux qu’ils étaient, contrairement à elle qui n’a pas changé.
Alors lorsqu’Himmel meurt, Frieren réalise soudain une chose : cette humanité qu’elle côtoie depuis si longtemps, elle ne la connait finalement pas. Pire : et si, en dépit des siècles qu’elle a traversés, elle n’avait finalement pas réellement vécu ? Soudainement, des discussions entre amis, un regard échangé ou le souvenir d’un champ de fleurs bleues deviennent des cicatrices sur l’âme. Commence alors un long voyage au travers duquel Frieren n’a qu’un objectif : comprendre le cœur des hommes. Et à travers cette nouvelle quête, elle nous entraîne avec elle dans le périple d’une vie… qui pourrait bien nous apprendre ce que vivre veut réellement dire.
« On ne voit bien qu’avec le cœur« , disait Antoine de Saint-Exupéry

Ce qui surprend dans Frieren, ce n’est pas uniquement le fait qu’il nous offre une autre approche de la fantasy, mais également sa capacité à nous faire réaliser une chose. Antoine de Saint-Exupéry avait raison lorsqu’il disait : « On ne voit bien qu’avec le cœur« . En effet, si en tant que lecteur ou lectrice de fantasy, vous aviez l’habitude des grandes batailles, des dragons et des quêtes interminables, Frieren préfère célébrer les petits gestes. Ces petits détails qui font toute la saveur de la vie : un sort pour faire fleurir un champ de fleurs, une conversation sur le chemin ou un repas partagé avec des amis. Sauf en certains moments, la magie de Frieren n’est jamais spectaculaire. Elle est fonctionnelle, discrète, presque banale. Pourtant, elle apaise l’âme et le cœur.
Ces sorts, que Fern, l’apprentie de Frieren qui a été recueillie par Heiter, considère par ailleurs comme inutiles, deviennent alors autant de métaphores de ce qu’être humain peut vouloir dire. Ils incarnent la tendresse, l’attention, l’amour que les humains peuvent éprouver les uns pour les autres. Une humanité que Frieren tente, dans cette aventure, d’apprivoiser. Et à ses côtés, la jeune Fern ne va pas uniquement apprendre la magie, elle va découvrir une certaine manière d’habiter et d’appartenir au monde. Ce faisant, elle apprend elle-même à créer du lien avec autrui.
Une œuvre contemplative, qui parait parfois trop linéaire

Bien que Frieren puisse nous bouleverser par sa tendresse et sa philosophie du quotidien, le rythme du manga peut également être son plus gros point faible. Car à force de lenteur et de silences, le titre flirte parfois avec une certaine monotonie qui pourrait faire fuir plus d’un lecteur. Le récit se refuse en effet à toute forme d’urgence, bien loin des blockbusters que l’on connait, où tout va toujours très vite. Les enjeux peuvent ne pas être compris, les arcs narratifs nous semblaient extrêmement longs, voire presque étouffés par cette volonté de rester dans une certaine retenue. Dans un certain sens, on pourrait même dire que Frieren sacrifie volontairement la tension dramatique au profit d’une atmosphère douce-amère. Ce faisant, la lecture devient plus exigeante pour un lectorat peu habitué à ce genre d’approche.
Mais si le titre pourrait souffrir d’une certaine lenteur, l’histoire n’est pour autant pas dépourvue de tensions. Certaines rencontres, avec d’anciens compagnons, de nouveaux ennemis ou même des figures du passé, permettent à Frieren de nous offrir des moments plus intenses. Une intensité que l’on peut ressentir avec beaucoup plus de force dans l’adaptation animée diffusée à l’automne 2023 sur Crunchyroll et, depuis peu, sur Netflix. Pourtant, la série n’a pas vocation à nous maintenir dans un suspense permanent. Elle va, au contraire, préférer nous faire ressentir le poids des années, la nostalgie d’un souvenir. Une construction narrative pour le moins audacieuse qui enseigne au lecteur à faire preuve de patience et à accepter comme il se doit le non-évènement. Un apprentissage qui ne peut se faire sans efforts, alors que nous vivons dans une société où tout va trop vite.
Loin de la fantasy spectaculaire de Tolkien, Frieren nous offre la fantasy de l’intime
Lorsque l’on pense à la fantasy, nombreux sont les titres à nous venir en tête. Le Seigneur des Anneaux, Les annales de la Compagnie Noire ou encore Les Annales du Disque-Monde sont autant de titres qui ont marqué les lecteurs par leur côté spectaculaire, grandiloquent. Et, face à eux, se tient Frieren qui nous propose un recentrage de la fantasy sur l’intime. Si vous avez été habitués aux récits de conflits politiques et de grandes batailles, ce manga se veut plus minimaliste. Chaque ville traversée, chaque rencontre devient un prétexte à une observation fine de l’âme humaine et de ce qui l’anime : le deuil, la transmission, la solitude, la gratitude, l’héritage. Le titre refuse de faire de l’esbroufe et privilégie l’humain derrière la magie.

Une posture narrative qui pourrait rappeler certaines œuvres littéraires japonaises contemporaines, comme La Papeterie Tsubaki d’Ito Ogawa ou encore les romans de Banana Yoshimoto, dans lesquelles l’émotion se dissimule dans les détails et dans les gestes anodins du quotidien. La magie n’est plus simplement là pour faire rêver, elle devient un langage à part entière, un langage symbolique et un prolongement de l’attention que l’on porte à l’autre. Un rapport à l’autre d’autant plus important que, tout au long de son aventure, le personnage de Frieren vit entre le présent et le passé et représente le paradoxe de ceux qui survivent. S’ils survivent aux autres, ils n’en sont que plus solitaires et sont parfois, souvent, hantés par leurs souvenirs. Une mélancolie particulièrement bien représentée dans certaines scènes où le regard de Frieren en dit bien plus que n’importe quel monologue.
Malgré les défauts que l’on pourrait trouver au titre, Frieren reste une œuvre précieuse que l’on pourrait même qualifier de nécessaire dans une époque toujours pressée où ralentir semble être devenu un luxe. L’histoire de cette elfe nous rappelle que vivre ne se résume pas à cocher les cases d’une to-do list ou à forcément accomplir de grandes choses. Il s’agit de savoir ce qu’on laisse derrière soi, sur la façon dont nous avons été aimés et dont nous avons su aimer, même sans forcément réussir à le dire.

Au fond, Frieren, nous invite à regarder autour de nous et à être plus attentifs au monde, à être un peu plus présents et surtout davantage humains. Une humanité que nous pourrions avoir oublié au profit d’une modernité toujours plus exigeante.
