Rencontre avec Claude Leblanc, auteur de Shôtarô Ishinomori – Il était une fois le Roi du manga

Après un ouvrage remarqué retournant au source du magazine de manga révolutionnaire Garo, Claude Leblanc revient cette année avec un nouveau livre sur un géant méconnu, et pourtant au combien central, de l’histoire du manga : Shôtarô Ishinomori, le « roi du manga ». Journal du Japon a le plaisir de vous présenter un entretien fleuve avec Claude Leblanc pour en savoir plus sur ce mangaka aux innombrables facettes ainsi que sur la place qu’occupe aujourd’hui le manga patrimoniale en France.

Shôtarô Ishinomori, il était une fois le roi du manga

La genèse d’un projet sur un géant oublié du manga

Un intérêt progressif pour Shôtarô Ishinomori

Avant de parler de votre livre, pouvez-vous nous raconter votre rencontre avec les œuvres de Shôtarô Ishinomori ?

Mon premier contact avec Shôtarô Ishinomori s’est effectué lors du premier voyage que j’ai fait au Japon il y a plus de 40 ans maintenant. Dans la famille chez laquelle j’habitais, il y avait quelques mangas qui trainaient, et parmi eux il y avait des mangas de Shôtarô Ishinomori et des magazines de Garo également. C’est comme cela que j’ai pris contact avec cet univers du manga. Ishinomori en faisait partie sans qu’il m’ait forcément marqué à ce moment-là, pour être tout à fait honnête.

magazine Garo
Le premier numéro du magazine Garo, publié le 24 juillet 1964

Il y avait un ou deux volumes de Cyborg 009, mais je dois dire qu’à l’époque je commençais l’apprentissage du japonais donc je n’avais pas suffisamment d’éléments pour me permettre de tout comprendre. Mais le graphisme était séduisant, et ses mangas m’ont plu sans pour autant que cela soit un choc pour moi. Je pense malgré tout que lorsque l’on fait des rencontres comme celles-ci, c’est l’époque où j’ai également fait la connaissance du cinéma de Yôji Yamada, ce sont des choses qui nous marquent finalement assez durablement. Cela reste gravé dans notre mémoire et il suffit d’un autre moment pour que les choses ressortent et prennent une autre dimension. Je pense que c’est ce qu’il s’est passé à la fois avec Garo, Yôji Yamada et Ishinomori.

Quel était donc cet “autre moment” qui vous a vu plonger plus en profondeur dans l’univers de Ishinomori ?

C’est lié à l’histoire de Garo. Quand je suis retourné vivre au Japon à la fin des années 80, en me promenant dans le quartier de Jinbôchô (NDR : quartier célèbre pour ses magasins de livres d’occasion) à Tôkyô, je suis tombé sur des exemplaires de Garo qui m’ont rappelé le numéro que j’avais eu entre les mains quand je vivais dans cette famille d’accueil la première fois que je suis allé au Japon. Cela a ravivé un intérêt, qui s’était inscrit dans ma mémoire sans qu’il m’ait marqué au premier moment.

En plongeant dans Garo et dans son histoire, je me suis rendu compte qu’il y avait un contexte un peu particulier, lié à un autre magazine qui s’appelle COM, lancé par Osamu Tezuka. Dans ce magazine que j’ai également commencé à compulser à ce moment-là, il y avait une œuvre d’Ishinomori, Jun, qui m’a beaucoup marqué. Sur le moment, pour être honnête, je n’avais pas fait le rapprochement avec Cyborg 009 mais en m’informant et me renseignant auprès de gens qui connaissaient le mangaka, j’ai commencé à voir qu’il y avait des relations. A vrai dire, sans vraiment m’intéresser de manière aussi forte que pour Garo, j’ai commencé à regarder de temps en temps des œuvres d’Ishinomori, encore appelé Ishimori à l’époque d’ailleurs.

Jun Shôtarô Ishinomori
©Imho

C’est venu progressivement mais Jun a été l’œuvre déterminante comme élément déclencheur de mon intérêt pour Ishinomori. C’était un manga très différent de ce qui se faisait à ce moment-là dans les grands magazines de manga : avec un graphisme “classique” si l’on peut dire mais servi d’un découpage et d’une narration complètement innovante et inattendue. Il est resté dans ma mémoire, et en travaillant progressivement sur Garo, en collectionnant COM et en m’intéressant à des œuvres antérieures d’Ishinomori, je me suis rendu compte que c’était un mangaka qui a joué un rôle fondamental dans l’histoire du manga moderne. Cela m’a amené à m’intéresser davantage à son travail, à faire des recherches, à lire une bonne partie de son œuvre et à collectionner les magazines dans lesquels il a publié.

A un moment, je me suis dit qu’il fallait lui accorder davantage de place dans l’histoire du manga, que celle qu’on lui a accordé jusqu’à maintenant en occident et en France, parce qu’au fond c’est celui qui est peut-être le moins connu de tous les grands dessinateurs de manga alors que, pour moi, c’est l’un des trois grands piliers du manga moderne.

Shôtarô Ishinomori, le « deuxième pilier » du manga

Par curiosité, quels sont ces deux autres “piliers” pour vous ? Tezuka semble évident mais le troisième ?

Pour moi le dernier pilier c’est l’univers Garo. Ce n’est pas un dessinateur en particulier, mais c’est l’univers Garo, qui est la voie alternative dans le manga. C’est Yoshiharu Tsuge, Sanpei Shirato, Shigeru Mizuki, Yû Akita, Maki Sasaki, … Tous ces dessinateurs qui ont évolué dans l’univers Garo.

Tezuka est celui qui a lancé les choses, ensuite apparaît Garo, et Ishinomori se trouve entre les deux parce qu’il a une approche expérimentale du manga, qui existe depuis qu’il a commencé à dessiner dans les années 50, mais qui n’a pas forcément toujours été remarquée car il évoluait dans un univers très commercial à la différence des dessinateurs de Garo. Au fond, Ishinomori a été un pionnier mais il se trouve relégué à l’arrière-plan face à Tezuka qui a donné l’impulsion. Mais Tezuka a longtemps été “à la traine” ensuite parce qu’il a toujours essayé de rattraper ceux qui avaient développé d’autres choses. Il s’en sortait bien parce qu’il savait retomber sur ses pieds, mais il restait toujours un peu derrière. Ishinomori, lui, était toujours en avant.

Pouvez-vous revenir sur la genèse de Ishinomori Shôtarô – Il était une fois le Roi du manga ? Est-elle liée à l’arrivée prochaine de titres de l’auteur (Jun) chez IMHO ?

Cet ouvrage est venu naturellement après avoir écrit La Révolution Garo 1945-2002, sorti en novembre 2023 (NDR : également publié aux éditions Imho), qui raconte l’histoire du magazine du même nom. Comme je disais, Garo et les dessinateurs qui ont travaillé pour ce magazine sont un des trois piliers du manga moderne. Autrement, il y a déjà des monographies qui existent à propos de Tezuka, en français ou dans d’autres langues occidentales, donc je ne me voyais pas apporter quelque chose sur lui, à part donner mon opinion, ce qui n’est pas forcément la chose la plus intéressante.

En revanche, sur Ishinomori il n’existe quasiment rien chez nous en termes d’études sur l’auteur, et même au Japon, il n’y a pas de biographie proprement dite bien qu’il y ait beaucoup de monographies sur certaines de ses œuvres et que Ishinomori ait aussi écrit beaucoup sur lui. A ma connaissance, à part une biographie en une quarantaine de pages sous forme de manga qui a été publiée il y a quelques années sous la houlette de Ishimori Pro, l’entreprise qui gère l’héritage de Ishinomori, il n’existe pas de biographie d’Ishinomori, même au Japon.

Le Japon vu par Yamada Yôji

Il y a peu de biographie en général au Japon : il y a trois ans j’ai publié une biographie de Yôji Yamada (NDR : Le Japon vu par Yamada Yôji aux Editions Ilyfunet), cinéaste pourtant le plus populaire de l’archipel, et il n’y en avait jamais eu jusqu’à maintenant. A ma connaissance, Shôtarô Ishinomori – Il était une fois le Roi du manga est la seule biographie du mangaka, qui couvre de sa naissance jusqu’à sa mort, voire un peu plus après son décès et un peu avant sa naissance également pour que le lecteur comprenne dans quel contexte social et politique l’auteur est né puis a évolué, mais aussi pour comprendre la portée de son œuvre. Ce n’est pas uniquement du divertissement : ses œuvres s’appuient sur une réalité sociale et politique qu’il a souvent abordé dans ses histoires. Il y a également sa vie personnelle, les drames qui ont marqué son existence, notamment le décès de sa sœur qui a joué un rôle fondamental dans son évolution en tant que dessinateur et qu’on retrouve dans son œuvre.

Mais il n’y avait personne qui avait écrit sur son rôle dans l’histoire du manga, et qui explique d’où viennent ses œuvres ou son lien avec sa région natale, qui est à mon avis très important pour comprendre son évolution en tant que dessinateur. Ce sont ces raisons qui m’ont poussé à écrire ce livre : il permettait de remettre les choses d’équerre et de montrer que le rôle qu’a joué Ishinomori est aussi déterminant que celui de Tezuka et d’une partie des dessinateurs de Garo.

C’est mon opinion que de dire qu’il y a trois piliers. Certains me citeront d’autres auteurs et, effectivement, il y a d’autres dessinateurs et dessinatrices très talentueux avec des œuvres marquantes qui ont joué des rôles importants. Mais ils n’ont pas eu, selon moi, un rôle aussi déterminant que Tezuka, l’univers Garo et Ishinomori.

Dans la foulée de la sortie de Shôtarô Ishinomori – Il était une fois le Roi du manga, le manga Jun que vous évoquiez plus tôt, a également été publié chez Imho. Vous savez si c’est un nouvel élan d’intérêt de l’éditeur vers Ishinomori ?

Je ne suis pas sûr que d’autres ouvrages d’Ishinomori soient prévus chez Imho. C’est un éditeur qui est plutôt dans la mouvance du manga alternatif de Garo, et c’est vrai que Jun, dans son ampleur, sa portée et la manière dont il casse les codes qui existaient jusque-là dans le manga, est assez proche de cet univers et s’accorde assez bien avec la vision du patron des éditions Imho. Mais je ne sais pas si il en fera d’autres : cela dépend surtout du succès de Jun.

Ce que j’espère, c’est que les éditeurs qui ont déjà publié Ishinomori, parce qu’il n’est pas inédit en France certaines de ses œuvres ayant été publiées il y a maintenant presque 20 ans, rééditent son travail voire complètent leur collection. Par exemple Cyborg 009 a été arrêté sans que tous les volumes soient édités en français.

La révolution Garo

Est-ce que mon livre et Jun permettront de relancer un petit intérêt du public pour Ishinomori ? Je l’espère et je pense que oui car je trouve que le public français est assez mûr pour le recevoir. Si je mesure par rapport au succès de La Révolution Garo il y a presque deux ans, c’est très clair qu’il y a un public, y compris assez jeune, qui a un intérêt marqué pour le manga que l’on appelle “patrimonial”, c’est-à-dire un peu ancien. Ces personnes qui ont lu beaucoup de mangas contemporains finissent par se demander d’où vient ce qu’ils lisent aujourd’hui. On leur a souvent dit que cela venait de Tezuka, mais c’est une réponse sans doute un peu courte. Ils se rendent bien compte qu’il y a d’autres influences et qu’il est important de bien distinguer des “piliers” dont je parlais plus tôt.

A partir de là, on peut espérer que les éditeurs fassent un vrai travail de découverte et de suivie de l’œuvre d’Ishinomori qui est très marquante parce qu’aujourd’hui encore il reste très populaire au Japon : ses œuvres sont régulièrement rééditées et certains personnages qu’il a créé font parti de la mémoire collective japonaise, même si parfois certaines personnes connaissent les personnages sans forcément savoir que Ishinomori en est le créateur.

En tout cas, il y a des possibilités beaucoup plus grandes aujourd’hui pour un éditeur français de reprendre ou d’éditer de nouvelles œuvres d’Ishinomori sans que cela soit une catastrophe éditorial. On ne peut pas prétendre être l’un des pays les plus bienveillants vis-à-vis du manga, sans donner une part importante de l’histoire du manga. Ishinomori est un des grands pans de cette histoire, ne serait-ce que par l’ampleur de son œuvre, et par la multitude de voies qu’il a ouvertes au cours de sa carrière.

Résumer la vie du « Roi du manga » en 300 pages

Un mangaka indissociable de l’histoire et du territoire japonais

Quand avez-vous commencé à travailler sur le livre et comment avez-vous abordé la recherche et le travail sur les (très) nombreuses sources ?

La rédaction du livre a commencé l’an passé, juste après le festival de la bande dessinée d’Angoulême (NDR : en janvier 2024). Le travail de recherche est un travail que j’ai fait depuis de nombreuses années mais sans vraiment avoir en tête d’en faire un livre à vrai dire. C’était d’abord un intérêt personnel qui m’a conduit d’abord à lire son œuvre et, comme je disais tout à l’heure, à collectionner des magazines, etc.

Quand je me suis mis d’accord avec l’éditeur pour faire concrètement un ouvrage sur Ishinomori, j’ai commencé à mettre les choses en ordre. Il fallait en premier lieu savoir comment j’allais utiliser toutes les sources primaires : les ouvrages et les magazines de parution. Ensuite j’ai lu et pris des notes sur les multiples monographies qui ont été publiées sur certaines de ses œuvres.

Enfin, j’ai contacté un certain nombre de personnes qui l’ont côtoyé et je les ai interviewées en posant parfois des questions précises sur un point pour de dresser un portrait robot du mangaka ou recouper des informations. Ce qui est toujours compliqué dans l’univers du manga c’est que les sources sont souvent des témoignages d’êtres humains qui ont parfois des intérêts contradictoires ou des souvenirs un peu flottants. On n’est jamais certain absolument d’avoir la date précise pour un événement, ou la description de telle ou telle réaction. C’est sans doute cela la partie la plus fastidieuse : vérifier et confirmer les informations auprès de différentes sources.

C’est sur le temps long, mais je connais très bien la région où est né Ishinomori, même si c’est un hasard. Je l’ai beaucoup parcourue et j’ai rencontré d’anciens de ses amis d’enfance, ce qui m’a permis d’avoir quelques informations sur son enfance et sur l’environnement qui était le sien dans sa jeunesse. On se rend bien compte, et c’est vrai pour tout le monde en général, que ce qu’il se passe dans l’enfance marque durablement nos trajectoires. Notamment quand on est dans le monde de la création, il y a souvent des souvenirs qui ont été forgés durant l’enfance qui rejaillissent et qui servent de points d’appuis pour construire des récits ou des décors.

Ville d'Ishinomaki
Point de vue sur la ville d’Ishinomaki, ville voisine du village natale de Ishinomori ©Elliot Têtedoie pour Journal du Japon

Rendre hommage à la région natale de Ishinomori, était aussi une de mes motivations pour faire ce livre. C’est une région un peu dure dans le sens où il y a un climat compliqué, et qui a subi à nombreuses reprises des catastrophes naturelles, la plus récente étant celle du 11 mars 2011. Faire ce livre était une manière de rappeler que le lien entre cette région et Ishinomori était très fort, et que l’on ne pouvait pas comprendre totalement son œuvre sans savoir un peu plus sur cette région. C’était aussi une façon pour moi d’amener les lecteurs, francophones pour l’instant, à aller voyager du côté de Miyagi pour aller à la fois découvrir les deux musées qui lui sont consacrés (NDR : le musée du manga d’Ishinomori à Ishinomaki, et le musée à la mémoire de Ishinomori à Tome) et découvrir cette belle région et ses habitants qui sont aussi sympathiques.

En plus de ce lien avec sa région natale, votre livre appuie aussi beaucoup sur les évolutions sociales du Japon et leurs impacts sur l’auteur : comment ce lien s’est-il imposé à vous ?

Cela ne s’est pas imposé à moi : c’est ce qui me semble le plus intéressant quand j’écris des livres sur le Japon, ou d’autres pays d’ailleurs. Dans tous les livres que j’ai pu écrire sur le Japon, que ce soit la biographie de Yamada ou l’histoire de Garo, j’ai toujours essayé de remettre les choses dans leur jus. Rien n’arrive ex nihilo. Garo n’aurait pas pu exister si les deux fondateurs, Sanpei Shirato et Katsuichi Nagai, n’avaient pas vécu la guerre d’une certaine façon. L’expérience qu’ils en avaient tiré les a poussé un jour à se dire qu’il faudrait faire quelque chose pour que la guerre ne se reproduise pas. C’est la même chose pour Ishinomori : il est né dans une période particulière du Japon. Par exemple, l’épisode où il est témoin de la capitulation du Japon avec le discours de l’empereur à la radio a été assez marquant dans sa vie.

Je pense que c’est essentiel de raconter au lecteur, qui n’est pas forcément familier avec l’histoire du Japon de cette époque, le contexte dans lequel cela s’est déroulé. Il s’agit aussi de raconter qu’après la guerre, la région où il est né a été beaucoup transformée d’un point de vue du paysage parce qu’on a fait des champs des rizières alors qu’ils n’en étaient pas au départ, et que les paysages de forêts ont disparu petit à petit. Finalement, Ishinomori les a reconstitués dans ses mangas, et c’est ce qui est intéressant : le lien avec sa région natale qui reste très fort dans son œuvre.

J’ai toujours envisagé, dans tout ce que j’ai pu écrire autour du Japon, de certains personnages ou d’événements, de remettre dans un contexte, parce que pour moi tout est lié à l’histoire. Il faut quand même éviter, et j’espère que j’y arrive, de trop tomber dans le côté historique et d’oublier le personnage central. C’est un équilibre qu’il faut trouver, et c’est aux lecteurs de témoigner si j’ai réussi ou non. Je sais que pour mon livre sur Garo, ils étaient satisfaits de cette approche : ils n’avaient pas l’impression de lire uniquement quelque chose sur le manga, mais aussi d’apprendre l’histoire du Japon et de comprendre les tenants et les aboutissants de cette société durant la période si importante qu’est les années 60 et le début des années 70.

C’est la même chose pour mon livre sur Ishinomori. On se rend compte, par exemple, à propos de son rapport avec la notion de “Dieu”, que ce soit avec l’empereur du Japon en 1945 qui perd son statut divin, ou à travers sa relation avec le “Dieu du manga” qu’est Tezuka, que tout joue un rôle et que tout est lié au final. C’est cela qui m’a toujours motivé et qui me motive encore aujourd’hui quand je pense à écrire un ouvrage. J’essaye de remettre les choses dans leur contexte car je pense toujours à mes lecteurs qui ne sont pas forcément des spécialistes ni du Japon, ni du personnage sur lequel j’écris.

Shôtarô Ishinomori, le mangaka aux (presques) mille séries

Avec ses 770 séries et près de 130 000 planches, il semble impossible de connaître l’entièreté de l’œuvre de Ishinomori : comment savoir où s’arrêter pour comprendre l’auteur ?

Il aurait fallu au moins quatre volumes de la taille de celui que j’ai écrit pour pouvoir aborder l’ensemble de son œuvre. Mais l’objectif du livre n’était pas non plus de faire l’analyse intégrale de l’œuvre d’Ishinomori : c’était de rappeler l’existence d’un auteur fondamental dans l’histoire du manga, et montrer qu’il a produit des œuvres majeures dans ses à peu près quarante ans de carrière. Il s’agissait donc de se focaliser sur ces œuvres-là et de les remettre dans leur contexte.

Effectivement, il a produit 770 titres et je n’ai pas tout lu. Je n’ai pas lu toute l’œuvre intégrale de Ishinomori en 500 volumes publiés par Kadokawa en 1998. Je n’ai d’abord pas les moyens de me payer ces 500 volumes (rires). Ce que j’espère, c’est que cet ouvrage, comme celui sur Garo, soit une base à partir de laquelle d’autres personnes pourront s’intéresser davantage et plus précisément sur un pan particulier de son œuvre.

Cyborg 009
©Glénat

Au Japon par exemple, il existe beaucoup de monographies sur Cyborg 009. C’est une série importante : Ishinomori disait lui-même que c’était l’œuvre de sa vie. La série possède différents épisodes, j’en ai évoqué quelques-uns dans mon ouvrage, mais elle en possède beaucoup d’autres qui méritent, comme au Japon, d’avoir au moins un livre écrit sur le sujet. Il y a d’autres mangas, comme Jun, qui mériteraient un ouvrage pour essayer de décortiquer l’œuvre et de la remettre dans son contexte.

C’est ce que j’aborde dans mon livre, mais pas suffisamment profondément : j’ai conscience que je ne peux pas rentrer dans la profondeur de toutes les œuvres et tout ce que Ishinomori a voulu dire. Mon objectif était de montrer qu’il y a une œuvre gigantesque, et pour cela je mets en évidence celles qui me paraissent les plus importantes et qui permettent de saisir le rôle fondamental de l’auteur dans le manga d’après-guerre. Mais il y a évidemment beaucoup d’autres facettes de son œuvre qui mériteraient d’être un peu plus creusées. J’aurais pu écrire davantage mais l’éditeur m’aurait dit “ça suffit !” (rires).

Le problème aujourd’hui c’est aussi que les gens lisent de moins en moins. Je l’ai observé dans les festivals : quand ils prennent le livre en main, le feuillettent et remarquent qu’il n’y a que des mots, il y a une certaine peur qui leur fait reposer le livre. Après, il suffit de discuter avec eux qu’ils ne vont pas tomber dans un livre abscons et illisible. Il peut se lire presque comme un roman : il y a de multiples couches avec différentes choses à apprendre. Ils finissent parfois par céder et l’acheter, même si je n’ai pas de garanti qu’ils le lisent après. Effectivement, sur Ishinomori, j’aurais pu faire la même chose que sur le livre que j’ai écrit sur Yôji Yamada qui fait 750 pages avec 2 millions de signes, ce qui est énorme. Celui sur Ishinomori ne fait que 660 000 signes (rires), pratiquement un quart de celui sur Yamada. Celui sur Garo aussi aurait mérité beaucoup plus que ce que j’ai écrit.

Comment avez-vous décidé de quelles œuvres étaient majeures ou non dans le travail d’Ishinomori ? Vous êtes-vous basé sur des travaux japonais sur l’auteur ou bien est-ce votre sensibilité personnelle ?

Je pense que c’est un mixte. Au fond, de manière générale, les lecteurs d’Ishinomori tombent à peu près d’accord sur les œuvres clés dans tout ce qu’il a publié, à quelques exceptions près. Evidemment, je n’aurais pas pu écrire un livre sur Ishinomori sans mentionner Cyborg 009 ou Jun par exemple. Cela aurait pu être un pari, mais il aurait été compliqué de justifier de parler de sa vie sans ces deux œuvres.

Il y a aussi des mangas qui ne sont pas forcément les plus connus au Japon mais qui me semblent, et après avoir discuté avec un certain nombre de personnes qui connaissent bien son œuvre, clés pour comprendre, par exemple, le développement d’autres séries qui ont eu plus de succès par la suite. Ces œuvres là apparaissent dans le livre : même si elles n’ont pas forcément un traitement très important en terme de nombre de pages, elles sont mentionnées de façon à ce que l’on comprenne qu’elles ont joué un rôle important. 

Une œuvre majeure pourtant méconnue

Des histoires inévitablement inscrites dans leur époque

Beaucoup de séries de Ishinomori prennent appui sur des événements contemporains à leur création : pensez-vous que ces mangas restent tout de même d’actualité ?

Oui, je le pense car nous vivons toujours des moments compliqués : même si ce n’est pas la guerre du Vietnam, il y a d’autres guerres aujourd’hui. Sinon des personnages comme ceux de Cyborg 009 ont une certaine actualité car on parle aujourd’hui de transhumanisme ou d’humains augmentés. Ishinomori n’en fait pas uniquement des super-héros qui cassent la figure aux méchants : il leur donne une vraie profondeur psychologique, une dimension humaine, qui, à mon avis, peut susciter l’intérêt des lecteurs d’aujourd’hui.

Il y a aussi une certaine modernité dans les sujets qu’il aborde. Par exemple, pour Kamen Rider, que ce soit au Japon ou en France, les personnes qui apprécient le personnage se limitent souvent à la dimension des effets spéciaux, alors qu’à la base c’est un pamphlet écologique. On ne peut donc pas dire qu’on soit hors sujet par rapport à aujourd’hui car nous vivons dans une période où l’on se pose beaucoup de questions sur la défense de l’environnement. Au fond, Ishinomori pose et soulève pas mal de questions du genre dans ses œuvres, et je pense que cela a un écho aujourd’hui. 

Au niveau du graphisme, il a exploré presque toutes les voies graphiques possibles du manga. Donc quelque soit l’inclinaison graphique des lecteurs, ils trouveront dans l’œuvre d’Ishinomori des styles qui leur conviendront. Il reste un auteur qui n’est pas dépassé par le temps, que ce soit au niveau du fond de ses récits ou du visuel.

Mais il n’a pas fait que des œuvres ancrées dans la réalité. Il a fait beaucoup d’œuvres de divertissement : ses premiers mangas quand il débute sont des thriller, un peu de science-fiction, qui n’ont pas spécialement de fond ou de message à porter. Mais les messages qu’il soulève dans ses autres œuvres sont des questions qui restent, heureusement ou malheureusement, d’actualité.

Certaines représentations graphiques de l’auteur posent problème aujourd’hui, je pense par exemple à ses personnages noirs. Selon vous, cela constitue-t-il un frein à l’appréciation des histoires de Ishinomori ?

Je dirais que ça dépend du lecteur. J’espère que non, car bien que ce soit la tendance désormais de vouloir réinterpréter des œuvres anciennes à l’aune de nos préoccupations contemporaines, je pense ce sont des œuvres qui ont été faites à une certaine époque et qu’il faut prendre telles qu’elles ont été créées à cette époque, dans leur qualité et leur défaut.

Cyborg 008
Statue à l’effigie du personnage de Cyborg 008 dans la ville d’Ishinomaki ©Elliot Têtedoie pour Journal du Japon

Pour rester sur Ishinomori, à propos de la représentation des personnages noirs, la nouvelle adaptation cinéma de Cyborg 009 par la Tôei en 1980 (NDR : le film Chô-ginga Densetsu), emmène le mangaka à redessiner le personnage de 008 qui est africain, en lui donnant une physionomie moins caricaturale, même si cela reste encore le cas. Le problème c’est que l’on est au Japon : on ne connaît pas bien l’Afrique et d’autres dessinateurs ont eu par le passé des représentations pas volontairement discriminantes mais basées sur des descriptions inexactes et des interprétations personnelles.

Les œuvres anciennes sont le fruit d’un moment particulier de l’histoire qui fait que les représentations que l’on pouvait se faire des individus étaient telles qu’elles le sont. C’est aux lecteurs de déterminer s’ils doivent se sentir choqués ou non, mais je trouve que l’on ne devrait pas modifier les œuvres anciennes selon les sensibilités contemporaines : elles témoignent de quelque chose de l’époque, c’est bien de s’en rendre compte mais ce n’est pas en gommant ces choses que l’on règlera les problèmes.

J’ai lu récemment un manga de Ishinomori où, dans la version japonaise, il y avait un message en fin de tome qui soulignait que certains propos ou représentations pouvaient être dépassés. Des solutions du genre permettent d’accompagner la lecture d’une œuvre…

Oui, tout à fait. Je ne sais pas si vous connaissez la série des Tora-san, mais quand on achète les DVD il y a un avertissement similaire qui prévient que les expressions utilisées sont celles de l’époque, etc. Qu’on le dise c’est très bien, mais ça me paraît plus tendancieux de vouloir les corriger. Les lecteurs ne sont pas bêtes non plus, ils savent qu’une œuvre de 1960 n’est pas une œuvre de 2025, et que les manières de penser ont évolué.

Un héritage entre patrimoine et mercantilisme

Quel est selon-vous le principal héritage de Ishinomori dans le Japon contemporain ?

Ishinomori a été le premier mangaka à aller explorer des univers jamais explorés jusque-là, d’utiliser le manga comme un outil éducatif pour l’Histoire par exemple. C’est aussi un pionnier dans le manga destiné au monde des salariés avec Les Secrets de l’Économie Japonaise par exemple, qui décode en partie l’histoire économique du Japon. Beaucoup d’autres auteurs se sont engouffrés dans ces brèches après lui.

Je pense que c’est cela l’héritage d’Ishinomori : c’est un auteur qui a été suffisamment conscient du poids et de l’importance du manga pour ne pas se limiter uniquement à un certain nombre de secteurs dans lesquels le manga était jusque-là cantonné. Quelques mois après le décès de Tezuka en février 1989, Ishinomori publie une sorte de manifeste dans lequel il dit que le manga est tellement puissant que le médium est capable d’aborder tous les sujets. Ishinomori va lui-même se lancer dans L’Histoire du Japon en manga en 50 volumes, s’occuper de l’économie, etc.

Un autre point qui reste fondamental dans son parcours ce sont les personnages qu’il a créé : pas uniquement pour le manga mais aussi d’autres supports comme la télévision. Ce sont des personnages “multimédias”. Il a été un des premiers à envisager ce type de création, et c’est un fait qu’il restera. Kamen Rider est le premier personnage du type mais il en a créé des dizaines d’autres. Certains ont pris des dimensions internationales comme les Power Rangers, une production américaine basée sur des personnages qu’il a créé quelques années auparavant. C’est un héritage qui restera indéfiniment inscrit dans l’Histoire.

Sur ces questions d’héritage, certains mangas reprennent encore aujourd’hui les personnages ou les univers d’Ishinomori. Que pensez-vous de ces productions ?

Ce qu’il faut savoir, c’est que quand Ishinomori décède en 1998, il a créé une multitude de personnages que lui-même n’a jamais vraiment utilisés. Ishimori Production ressort régulièrement des personnages qui font partie du panthéon des créations d’Ishinomori en les mettant en scène et les vendant dans des nouvelles histoires. L’idée originale est créditée à Ishinomori mais tel ou tel mangakas, parfois simplement crédités en “Ishimori Pro”, sont producteurs du contenu.

8-man vs Cyborg 009
8-Man vs 009, un manga dessiné par Masato Hayase faisant rencontre les personnages de Cyborg 009 avec 8-Man, héros populaire des années 60 ©Ishimori Pro et Hirai Kazumasa

Effectivement, des personnages comme Kamen Rider ont été régulièrement remis en scène par d’autres mangakas, toujours sous la tutelle d’Ishimori Pro. J’ai regardé sans vraiment regarder. Pour moi, c’est une utilisation intensive d’une œuvre pour faire un peu d’argent, ça n’apporte pas grand chose ni ne crée quelque chose de nouveau : ils ne font que reprendre des personnages en les mettant en scène de manière différente pour entretenir la mémoire d’Ishinomori, même si je pense que c’est plus à des fins commerciales que dans le but de défendre un patrimoine.

C’est quelque chose d’un peu dommage, pas forcément que concernant Ishinomori mais de manière globale au Japon. Je pense que les Japonais et les entreprises qui gèrent les héritages des auteurs n’ont pas en tête la dimension patrimoniale, l’héritage artistique ou culturelle que représentent ces œuvres. Ils voient en elles plutôt une exploitation purement commerciale. Comme ces œuvres ont marqué la mémoire des Japonais, si on peut mettre tel ou tel personnage sur un produit, cela rapporte un peu de sous. Il n’y a pas la dimension patrimoniale comme on peut la cultiver, peut-être parfois trop, chez nous. A mon avis, Ishinomori n’est pas suffisamment défendu de ce point de vue là.

Parmi ces auteurs, il y a notamment Masato Hayase qui reprend des séries connues d’Ishinomori comme Cyborg 009 ou Genma Taisen pour y apporter une conclusion avec un style graphique similaire. Avez-vous jeté un œil à ces mangas en particulier ?

Oui, j’ai lu son manga de Cyborg 009 (NDR : Cyborg 009 – Conclusion : God’s War), mais pour moi ce n’est plus Ishinomori, c’est quelqu’un d’autre. Comme pour les adaptations de Blake et Mortimer aujourd’hui : ce sont les mêmes personnages et on retrouve le trait de Edgar P. Jacobs, mais ce n’est pas lui qui a fait le scénario. Même si on est dans l’ambiance, ce n’est pas tout à fait la même chose. Je ne sais pas si Edgar P. Jacobs aurait fait la même chose, et je ne suis pas sûr qu’Ishinomori aurait fait la même chose non plus.

Je pense que lorsqu’un auteur décède, l’œuvre qu’il a construite jusque-là se suffit à elle-même pour être mise en valeur. Ce n’est pas nécessaire de vouloir absolument prolonger ou imaginer ce que l’auteur aurait fait, sauf si il a laissé des carnets avec des indications et que l’on demande à quelqu’un de l’imiter et de les suivre. C’est toute la limite de l’exercice. C’est pour ça que je regarde mais que je ne suis pas absolument séduit par le résultat de ces productions. C’est un exercice qui peut être intéressant si c’est de fait de manière ponctuelle, mais au Japon ce n’est pas le cas : c’est une industrie.

cyborg 009 fukkan.com
Premier volume de l’édition de Cyborg 009 par Fukkan.com ©Ishimori Pro et Fukkan.com

Le travail patrimonial autour Ishinomori évolue quand même ces dernières années, notamment autour de certaines œuvres comme Cyborg 009 qui a bénéficié de plusieurs éditions récemment dont une actuellement publiée par Fukkan.com qui reprend le découpage tel que mis en place dans les magazines. C’est une manière de relire Cyborg 009 différemment que sous forme de volumes car souvent, il y a des changements et des révisions entre la publication en magazine et en volume. C’est une initiative intéressante qui montre que l’on peut apporter quelque chose de nouveau pour les lecteurs contemporains car on n’a généralement pas la possibilité de retrouver les magazines des années 60, la plupart étant très rares. L’ouvrage recouvre le découpage du moment mais aussi les commentaires d’époque qui accompagnent l’histoire.

C’est ce que j’ai voulu faire aussi dans mon livre. A plusieurs reprise, je m’appuie non pas sur les volumes des séries, mais plutôt sur la manière dont les œuvres ont été publiées dans les magazines où il y a souvent, dans les marges, des commentaires des lecteurs ou des éditeurs : cela permet de comprendre dans quel univers l’œuvre a été construite au fur et à mesure. Elles ne sont pas faites à l’avance puis découpées pour être publiées en plusieurs fois ; elles sont vivantes et évoluent, semaine après semaine, mois après mois, selon les circonstances, sociales ou éditoriales, vers une certaine direction. On ne s’en rend pas compte en les lisant sous forme de volume.

Dans quelle mesure ces anciens magazines sont-ils conservés et accessibles ?

La Bibliothèque nationale de la Diète à Tôkyô n’a pas beaucoup de choses car ils n’ont pas beaucoup de mangas. Il n’y a pas le même système de dépôt légal qu’en France où on est obligé de déposer un exemplaire à la Bibliothèque Nationale. C’était fastidieux pour Ishinomori car il fallait se rendre dans plusieurs endroits pour accéder à telle ou telle collection. Il existe un fan club de Ishinomori créé en 1968 et qui publie un bulletin régulier : la Bibliothèque de la diète en a pratiquement tous les exemplaires mais ils n’ont pas l’intégrale des œuvres d’Ishinomori publiée par Kadokawa en 1998 par exemple.

On peut trouver les œuvres d’Ishinomori dans d’autres collections, mais l’intégrale de Kadokawa possède des volumes intéressants dont un avec beaucoup de témoignages de mangakas et de proches dans lequel on peut trouver des informations. Si vous avez acheté les 500 volumes, vous y avez accès, ce qui n’est pas mon cas. Ils ne l’ont pas dans la Bibliothèque de la Diète, mais en revanche je l’ai trouvé dans une bibliothèque à Matsumoto (NDR : Ville du département de Nagano) par exemple. Il faut chercher mais c’est aussi l’intérêt de ce genre de travail : on devient une sorte de détective quelque part.

Je cite aussi dans le livre un documentaire diffusé à la NHK en 1984, composée d’une série d’interviews avec Ishinomori. J’ai réussi à mettre la main sur ces interviews, et même si je n’ai pas appris beaucoup de choses en les écoutant, elles ont été tournées chez lui donc c’était important pour moi de voir le décor de sa maison et j’ai aussi relevé deux trois éléments intéressants que j’ai cité dans le livre. Cela demande de la débrouillardise pour trouver ce genre de chose :  quand on y parvient on est content et quand on y arrive pas on regrette, mais on ne peut pas faire autrement malheureusement.

Shôtarô Ishinomori, un roi sans couronne en France

Un roi dans l’ombre du Dieu

Comment expliquez-vous ce nouvel intérêt pour des auteurs classiques comme Ishinomori Shôtarô au sein du public français ?

C’est essentiellement l’intérêt soutenu des lecteurs pour le manga de manière générale, qui se questionnent sur les origines de ce qu’ils lisent maintenant et de comment les auteurs qu’ils aiment se sont formés. De fil en aiguille, ils remontent le temps et se rendent compte qu’il n’y a pas grand chose à leur disposition, en tout cas en langue française et en occident de manière globale. Les éditeurs qui se sont engagés dans l’édition d’œuvres un peu anciennes en les accompagnant des compléments d’information en introduction ou en postface, comme Cornélius par exemple, ont contribué à donner envie aux lecteurs d’aller plus loin.

Hagio Moto
Couverture du catalogue de l’exposition de Moto Hagio lors de l’édition 2023 du festival d’Angoulême

Le problème d’Ishinomori est que ses œuvres ont été publiées en 2010, telles qu’elles. Ce sont des gros volumes de plus de 1000 pages et il n’y a pas de remise en contexte qui les accompagne. C’est cela qui est important aujourd’hui et c’est ce que demande le lectorat. La biographie que je publie peut contribuer à partager un certain nombre d’informations qui seront utiles pour permettre de comprendre l’origine des choses, et cela permettra à des éditeurs de s’appuyer dessus pour ajouter à leurs œuvres des compléments d’informations.

Ce n’est pas la peine d’écrire 300 pages mais c’est bien d’expliquer ce que représente Cyborg 009, Sabu et Ichi, etc : ce sont des œuvres clefs de la carrière d’Ishinomori et c’est important de les remettre dans leur contexte de l’époque et de comprendre comment leur place dans l’histoire du manga ainsi que leur influence sur d’autres auteurs. Par exemple, l’année dernière à Angoulême (NDR : l’édition 2023 ) Moto Hagio bénéficiait d’une grande exposition et tout le monde s’en est réjouit ; mais elle n’existerait probablement pas sans Shôtarô Ishinomori et elle-même le dit. C’est pourquoi c’est important d’avoir des informations sur Ishinomori : il a une influence dans tous les domaines, du shôjo au shônen jusqu’au seinen.

Comparé au “Dieu du manga”, le “Roi du manga” se fait pourtant moins disponible en langue française : comment expliquez-vous cet écart ?

Parce que Tezuka est le “Dieu du manga”, et comme on dit “les voies du seigneur sont impénétrables” donc au fond, peu importe si l’on publie son œuvre sans l’expliquer. Le vrai problème, même si je caricature un peu en disant cela, c’est que l’on a considéré que Tezuka expliquait tout. Comme c’est lui qui a créé le manga moderne, qui a tout structuré, on a considéré qu’il n’y avait pas d’autres personnes aussi importantes que lui. Moi je pense que ce n’est pas le cas, et c’est ça que j’ai voulu remettre en place à travers mon ouvrage sur Garo et sur Ishinomori. Je ne m’attaque pas à Tezuka car beaucoup de choses ont été faites sur lui, en livre et en exposition, et je ne pense pas pouvoir apporter davantage d’éléments.

Le rapport entre Ishinomori et Tezuka est très intéressant : il montre que Tezuka n’était pas toujours en avance sur son temps, et qu’il était parfois obligé de ramer pour se remettre à niveau. C’était vrai pour Garo également. Cela ne dévalue pas l’œuvre de Tezuka et son rôle, il reste le “Dieu du manga” parce qu’il a apporté au manga la manière de mettre du mouvement dans des images immobiles. Mais ensuite, tous les développements qui ont eu lieu se sont faits sans lui et il faut en avoir conscience : le seinen par exemple ne s’est pas développé grâce à Tezuka. Le shôjo aussi s’est développé parce qu’Ishinomori y a apporté un certain nombre de contenu qui jusque-là n’existait pas dans cet univers là. Il l’a fait parce qu’il ne savait pas très bien dessiner les personnages féminins donc il a trouvé des manières alternatives pour attirer le regard des lectrices, mais peu importe : il a créé des choses que Tezuka n’a pas créées et que ce dernier a ensuite reprises.

Tezuka était effectivement quelqu’un de très talentueux et qui était capable de créer des récits formidables, mais à certains moments il était un peu à la traîne. Ce que l’on ne sait pas forcément chez nous, c’est que dès la moitié des années 50, Tezuka n’était déjà plus le mangaka le plus populaire : c’était Sanpei Shirato. Tout cela doit être montré, expliqué, même si cela n’empêche pas que Tezuka reste un auteur fondamental et formidable, d’autres auteurs ont joué un rôle clé, et parmi eux il y a Ishinomori.

Un futur idéal pour Ishinomori en France

Quelle(s) œuvre(s) non traduite de l’auteur souhaiteriez-vous voir publiée en France ?

Ryujin numa Ishinomori
Illustration de couverture pour Ryûjin-numa ©Ishimori Pro

Celle que j’aimerais voir absolument c’est Ryûjin-numa, “Le marais du Dieu du dragon”. C’est une œuvre qu’il avait commencé à dessiner en 1957, mais de manière insatisfaisante à ses yeux donc il est retourné dessus en 1961. C’est un manga majeur à la fois dans son parcours, mais aussi en termes de graphisme et dans le rapport qu’il a avec sa région natale notamment dans ses décors. De plus, c’est un manga sur lequel il s’est appuyé en 1965 quand il publie son Introduction à la vie du mangaka qui est une espèce de manuel qui apprend au futur mangaka à dessiner des mangas.

Il utilise Ryûjin-numa pour décortiquer et expliquer comment on dessine un manga, donc elle a joué un rôle fondamental car Introduction à la vie du mangaka a été le livre de chevet de centaines voire de milliers de mangakas en herbe, dont certains sont devenus des professionnels. Il y a plus de 100 éditions de cet ouvrage : c’est vraiment incroyable ! De ce point de vue là, Ryûjin-numa est vraiment fondamental et c’est donc l’œuvre que traduirais immédiatement.

L’idéal serait donc d’avoir Ryûjin-numa qui sort en même temps que son Introduction à la vie du mangaka !

Oui, cela serait absolument formidable ! Cela serait très utile et apprécié par des gens qui voudraient faire du manga : il y a une théorisation de ce qu’est le manga. Autant, Tezuka a aussi publié des livres sur comment dessiner le manga, mais comme il était “trop” génial, il était incapable d’expliquer ce qu’il faisait. Alors que Ishinomori, lui, l’explique très bien, notamment le rapport au cinéma, etc. Cette théorisation est très intéressante. Un an plus tard, il publie un deuxième volume de son Introduction à la vie du mangaka qui est une sorte de réponse aux nombreux courriers qu’il a reçus des lecteurs lors du premier volume et il donne des détails plus concrets ou des ressentis. Le tout toujours lié à Ryûjin-numa.

Quel titre disponible en France choisiriez-vous pour présenter l’auteur à un lecteur néophyte ?

Sabu & Ichi
Couverture japonaise de Sabu & Ichi ©Ishimori Pro

Sabu & Ichi je pense est très bien. C’est une œuvre qui montre toutes les qualités à la fois graphiques mais aussi le travail documentaire que l’auteur a réalisé. Même si c’est moins visible que dans Ryûjin-numa, il y a aussi un lien avec sa région natale parce que les décors, qui sont ceux de la période Edo normalement, sont ceux de son village natal car à Tôkyô il n’y a plus tout ces bâtiments qui datent d’Edo, contrairement à chez lui. Ishinomori s’est donc beaucoup appuyé sur ses souvenirs pour faire les décors. C’est aussi une œuvre clé dans son évolution en tant que mangaka, même si ce n’est pas forcément la première chose qu’un lecteur néophyte remarquera.

En France, l’intégrale des histoires publiées dans Big Comic est disponible. A l’origine, Sabu & Ichi était publié dans le magazine Shônen Sunday (NDR : de 1966 à 1967), et quand il passe dans Big Comic (NDR : de 1968 à 1972), comme le public visé est plus adulte, il change le graphisme et donne une certaine profondeur que l’on n’avait pas dans les shônen qui se concentrait plus sur l’action.

Peut-on espérer voir d’autres livres sur l’histoire du manga signé de votre main dans un avenir proche ? Pourquoi de tels travaux sont nécessaires aujourd’hui selon vous ?

Normalement le prochain livre qui va sortir n’a rien à voir ni avec le manga, ni avec le cinéma : c’est un livre sur le train. Je dois finir de l’écrire et il doit sortir normalement à l’automne 2025. Ensuite, j’ai trois autres projets dont je ne sais pas s’ils aboutiront ou pas mais je peux les évoquer. Le premier est “Le Japon vu par le tonkatsu”, donc raconter l’Histoire du Japon à travers le tonkatsu, un plat populaire mais savoureux. Ensuite j’aimerais bien pouvoir écrire une biographie autour de Sanpei Shirato, et Tsuge Yoshiharu ou les frères Tsuge ensemble. Avec sûrement d’autres projets qui peuvent apparaître entre temps car on ne sait jamais ce qu’il peut se passer !

Un grand merci à Claude Leblanc pour ses réponses et les nombreux éclaircissements qu’il apporte sur la création de son livre et l’histoire du manga. Shôtarô Ishinomori – Il était une fois le Roi du manga est un ouvrage indispensable pour tous lecteurs s’intéressant aux grands noms et à la formation du manga moderne. Le livre est vendu à 24 euros aux éditions Imho.

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