Guerre et paix dans The Silent Service : The Battle of Tokyo
Depuis février 2024, la première saison de la série The Silent Service est à découvrir sur Amazon Prime Vidéo. Cette minisérie en huit épisodes est la version approfondie d’un film distribué au Japon par le studio Tōhō en septembre 2023, produit par Shinzō MATSUHASHI et Takao ŌSAWA qui occupe également le rôle du personnage principal. Ōsawa a, de plus, contribué à établir la collaboration avec le ministère de la Défense du Japon et les Forces Japonaises d’Autodéfense (FJA).
Inspirée du manga très populaire Chinmoku no kantai de Kaiji KAWAGUCHI, paru en 32 volumes de 1988 à 1996, cette adaptation questionne l’armement et la menace nucléaire par rapport au contexte géopolitique actuel. Journal du Japon s’interroge sur les visions de guerre et paix que la série propose, dans un article qui contiendra plusieurs spoilers.

Face à une nouvelle réalité
Dans le monde anglophone, « silent service » est une expression désignant les forces sous-marines. Et c’est un sous-marin, le Sea Bat, qui est au centre de la série. Il s’agit plus précisément d’un sous-marin nucléaire d’un nouveau type particulièrement puissant, construit en secret par les Américains et les Japonais. Le jour de sa mise en service, son commandant japonais Shiro Kaieda (Takao ŌSAWA) s’empare du sous-marin et s’enfuit avec lui. Peu de temps après, il le déclare comme État indépendant qu’il baptise Yamato. Ses actions déclenchent un conflit entre les deux pays et mettent en question leur « traité de coopération mutuelle et de sécurité » (Anpō jōyaku), signé en 1960.
Série d’action, The Silent Service multiplie des scènes spectaculaires. Les plans généraux filmés en vol d’oiseau et montrant le sous-marin entouré d’un grand nombre de vaisseaux américains sont captivants. Il en va de même des scènes de combat dans les profondeurs de l’océan. Les plans de l’imposante carcasse noire du Sea Bat (« bat » signifiant « chauve-souris ») avançant sous l’eau vers la caméra, créent une forte tension latente. Une grande partie de la série se déroule dans l’intérieur étroit et sombre du sous-marin ainsi que dans le sous-marin japonais Tatsunami, d’abord censé intercepter le Sea Bat, pour, plus tard, le protéger. D’autres scènes ont lieu sur les porte-avions de la marine américaine et les vaisseaux des FAJ. D’autres encore montrent politiciens et militaires en discussion à Tokyo et à la Maison-Blanche où le président américain Bennett (Rick AMSBURY) a constitué son propre conseil de crise.

Le manga de Kaiji Kawaguchi est marqué par la Guerre froide. Depuis sa parution, le paysage politique mondial a connu des changements décisifs. Pourtant, les sujets du manga sont toujours d’actualité. Dans The Silent Service, l’action du commandant Kaieda force le gouvernent japonais à revoir son attitude envers son partenaire américain. Le gouvernement japonais est visiblement divisé sur cette question. Le ministre des Affaires étrangères (Yoshi SAKŌ) craint la vengeance des Américains, prêts à sacrifier Kaieda. La ministre de la Défense (Yui NATSUKAWA), en revanche, cherche à tirer profit de la situation. Sa volonté de protéger cache à peine son rêve d’un Japon puissant, une attitude qui la rapproche de celle de la droite japonaise. La possession d’un sous-marin nucléaire serait une étape importante vers ce but. Le Premier ministre (Takashi SASANO) finit par accepter des négociations avec la nation Yamato, traitant Kaieda comme un chef d’État.
Pour les Américains, Kaieda est tout simplement un terroriste qu’ils veulent éliminer à tout prix. Kaieda se sert de la peur d’une guerre nucléaire pour les tenir en respect. La question de savoir si le Sea Bat est équipé d’ogives nucléaires reste ouverte. Kaieda est un véritable superhéros qui mène constamment les Américains par le bout du nez. Ses stratégies et manœuvres sont époustouflantes. L’ensemble de la 7e Flotte américaine – navires de guerre, porte-avions, sous-marins – encerclent le Sea Bat, ce qui est montré dans des plans d’ensemble impressionnants, filmés en vue aérienne. Pourtant, ce n’est pas Kaieda qui s’est fait piéger. Au contraire, c’est le commandant japonais qui a attiré les Américains pour les mettre face à la terrible logique de la menace nucléaire. Et c’est ainsi qu’il explique la situation qu’il a créée : « L’Amérique a déclaré que les puissances nucléaires s’entraveraient mutuellement et préviendraient la guerre. Ici, dans ce rayon de 5 km, j’ai comprimé les réalités de ce monde. Nous tous devons confronter cette réalité. »
Peu de temps après, il met hors d’état de nuire trois sous-marins nucléaires américains, sans tirer une seule torpille. Mais il n’hésite pas non plus à lancer des missiles et à couler un des porte-avions américains. Ces manœuvres risquées sont montrées dans différentes séquences. Le Sea Bat surgit à l’improviste à côté d’un sous-marin ennemi ou bien navigue juste en dessous du Tatsunami, si près que les deux coques se touchent légèrement. Ces images spectaculaires dans des scènes pleines de suspense révèlent à leur tour sa témérité et son génie maritime. Kaieda, le marin d’exception, semble avoir intériorisé la topographie de tous les océans.

The Silent Service accorde aux Américains – politiciens et militaires – le rôle des méchants. Le président Bennett rompt sa promesse qui assurait à Kaieda un sauf-conduit pour se rendre à une conférence de l’ONU à New York. L’amiral Steiger (Aleks PAUNOVIC) et le commandant de la 3e Flotte sont des militaires agressifs dont le seul but est la destruction du Sea Bat. Pire encore, ils sont dépeints comme ignorants et irresponsables, car ni politiciens ni militaires ne savent si le Sea Bat est réellement équipé de missiles non conventionnels comme Kaieda le prétend. Notons à l’égard de ce portrait négatif des Américains qu’il semble ironique puisque la série est co-produite et distribuée par Amazon Prime.
Un héros aux multiples facettes
Le thème de la remilitarisation du Japon résonne en permanence dans The Silent Service. À cet égard, la série pourrait être facilement intégrée dans un discours nationaliste, et le manga a d’ailleurs déjà été au centre d’une discussion sur le sujet. Le fait que Kaieda appelle son État Yamato renforce une telle idée. Le terme n’évoque pas seulement le plus grand cuirassé de guerre jamais construit (lancé en 1940, le navire a été coulé en 1945 lors d’un raid aérien américain près d’Okinawa). Il fait aussi référence à l’ancien nom du Japon et désigne son ethnie majoritaire. Pourtant, le Premier ministre japonais confirme que malgré avoir conclu un traité avec Kaieda, le Japon va continuer son dialogue avec les États-Unis. Mais il insiste aussi sur l’idée que « la communauté internationale n’a pas pour seul objectif de répondre aux besoins des superpuissances ». C’est le Premier ministre qui désamorce la situation délicate, en proposant de placer le Yamato sous la surveillance de l’ONU, idée à laquelle Kaieda consent.
Kaieda justifie ses actions par la lutte pour la paix. Il rappelle que les kanji du mot « Yamato » (大和)signifient « grande paix ». Son but est l’abolition des nations en vue d’un monde uni et la création d’une suprastructure militaire comme garant de la paix. Le rôle de la nation Yamato sera d’intervenir dans des conflits comme une sorte de police du monde. Ce nouvel ordre idéal reposant sur la paix n’aurait plus à se soucier de la question du pouvoir ou de l’équilibre entre les puissances mondiales.
Les plans fréquents de l’océan et ceux de baleines font partie des motifs visuels qui suggèrent la liberté à laquelle aspire le héros. Néanmoins, sa vision pacifiste est contrariée par les moyens auxquels il a recours. Bien qu’il n’agisse que pour se défendre, il a, lui aussi, recours à la violence. Sa vision de la paix repose sur le contrôle de celui qui possède une arme aussi horrible que la bombe atomique. La menace seule rend Américains et Japonais inaptes à agir.
Dans le manga, Kaieda est un personnage beaucoup plus unidimensionnel que dans la série qui l’enrichit en lui accordant un côté sombre. La complexité du personnage principal est évoquée par son association avec la créature mythologique de Léviathan. L’évaluation psychologique de Kaieda est placée devant Bennett à côté d’un dossier portant le titre « Projet Léviathan ». Thomas HOBBES a utilisé Léviathan comme métaphore dans son traité politico-philosophique Léviathan, ou la matière, forme et puissance de l’État chrétien (Leviathan, or The Matter, Forme and Power of a Commonwealth Ecclesiasticall and Civil), paru en 1651. Selon le philosophe anglais, Léviathan représente l’État puissant qui, dans un contexte anarchique, rétablit la paix comme base d’un nouvel ordre. La métaphore créée au XVIIe siècle inspire l’idée, soutenue par les divers gouvernements américains depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, que la paix ne pourrait exister sans l’hégémonie américaine. Dans la série, le président américain en est visiblement le partisan. Pourtant, la présence des deux dossiers sur le bureau présidentiel a encore une autre signification. Elle est suggérée par Bennett lui-même qui, regardant les documents étalés devant lui, murmure : « Léviathan, créature de la mer. » Dans l’Ancien Testament, Léviathan est un animal maritime, une créature terrifiante, capable de changer, voire de détruire la planète. La référence à Kaieda, navigateur sans faille, qui est en train de bousculer l’ordre mondial, ne peut pas être plus évidente.
Les différents regards sur Kaieda mais aussi l’ultime ambiguïté du personnage sont également révélés dans une histoire personnelle développée dans une intrigue secondaire traversant les huit épisodes. Dans ce récit parallèle, le commandant du Tatsunami, Fukamachi (Hiroshi TAMAKI), se dresse comme le miroir inverse de Kaieda. Il ne contredit pas seulement les actions de ce dernier, mais est hanté par un événement du passé. Des années auparavant, il était premier officier d’un sous-marin sous la commande de Kaieda. Quand ce sous-marin a été menacé de couler suite à un accident, Kaieda a sacrifié la vie d’un des membres de son équipage, Shoshie Irie, afin de sauver tous les autres. La décision s’est avérée être la bonne, mais Fukamachi ne peut pas pardonner à Kaieda d’avoir abandonné le jeune marin à son sort. Plusieurs brefs flashbacks évoquent les moments dramatiques à bord du sous-marin en danger. De même, des plans de Fukamachi regardant l’écusson métallique de la marine du défunt qu’il a gardé en souvenir soulignent à quel point cet événement l’a marqué. Fukamachi est déterminé à agir différemment de son ancien supérieur. Et c’est dans le dernier épisode qu’il est forcé à mettre cette détermination à l’épreuve en se trouvant face à une situation similaire.

Kaieda n’a pas hésité une seconde à sacrifier la vie du jeune Soshi Irie. Tout au long de la série, il est montré comme un homme que son sang-froid ne quitte jamais. La plupart du temps, il est montré dans la salle de contrôle du Sea Bat, donnant ses ordres calmement, un homme conscient de ses responsabilités et de son autorité. Dans un flash-back, Irie transmet son admiration pour le charismatique Kaieda à son frère qui fait partie de l’équipage du Sea Bat. Enthousiasmé, il lui dit à quel point Kaieda est incroyable et comme il fait oublier à l’équipage l‘étroitesse du sous-marin.
La musique est un autre moyen de mettre en lumière la complexité de Kaieda, ses intérêts personnels aussi bien que sa créativité de combattant. Durant de rares moments de détente, il écoute de la musique classique, et elle lui sert également à des fins stratégiques. Les mouvements de sa première grande attaque sont orchestrés selon le rythme de la « 41e Symphonie » de Mozart qui souffle dans les profondeurs de l’océan. L’opération qui trouble profondément les Américains se déroule comme Kaieda l’a prévue et débouche sur une victoire du capitaine japonais. Il ne lui reste plus qu’à commenter son succès : « Nous avons joué une symphonie parfaite ». Notons que dans la série d’animation The Silent Service, diffusée de 1995 à 1998 par la chaîne privée TBS, Kaieda fait l’usage de la musique de Mozart, mais dans le seul but de camoufler le bruit de son sous-marin.
Kaieda est au centre du sous-marin comme de la série. La caméra tourne parfois autour de lui comme pour souligner son rôle crucial. Le jeu magistral d’Ōsawa contribue parfaitement à ce personnage imprévisible et mystérieux. Fukamachi est un homme tourmenté, constamment en proie à ses émotions, tandis que Kaieda est le calme incarné, un homme en contrôle de lui-même et de son environnement. Ainsi, ses mouvements sont restreints. Il est fréquemment montré debout dans la salle de contrôle du sous-marin, dans une posture pratiquement toujours identique. Bien qu’il bouge à peine, le jeu d’Ōsawa est extrêmement nuancé, véritable tour de force de l’acteur : un petit mouvement du doigt de ses mains croisées dans le dos ; un sourire triomphant qui étire ses lèvres ; un sentiment d’intériorité lorsqu’il écoute la musique les yeux fermés … La moindre expression faciale et le moindre geste sont parfaitement synchronisés. Bien qu’immobile, Kaieda semble incroyablement vivant.
Pourtant, c’est justement sa maitrise de lui-même et son attitude imperturbable qui révèlent le danger qui émane de lui et qui accordent à ce héros son côté sombre et inquiétant, tout en contraste avec le blanc immaculé de son uniforme. L’idéal de la paix auquel Kaieda aspire frôle l’obsession. Génie et folie semblent se côtoyer au sein de ce personnage de qui il est dit : « Shirō Kaieda est un homme terrifiant » . On pourrait d’ailleurs appliquer l’expression de « silent service » à sa conduite : un service rendu sans qu’il ait été demandé. Ou, pour reprendre les paroles de Fukamachi : « Personne ne lui a demandé [d’apporter] la paix au monde ».
Dès sa première apparition dans la série, Kaieda aborde le sujet de la violence au cœur de l’humanité : « La mer est vaste. Une étendue infinie. Face à un océan aussi vaste, pourquoi les hommes se battent-ils ? » Tout en exprimant constamment son désir d’apporter la paix au monde, Kaieda utilise une rhétorique similaire à celle de la Guerre froide qui reposait sur l’équilibre de la terreur. Il crée alors un nouvel équilibre de pouvoir, qui met au défi l’ethnocentrisme des Américains.
Cependant, il serait trop facile de catégoriser The Silent Service comme un simple jeu d’esprit nationaliste ou militariste. La série met en lumière le conflit entre idéal et réalité. Elle met le doigt sur le danger émanant d’un seul homme qui ébranle l’ordre géopolitique. Pourtant, c’est par ses mêmes actions que Kaieda révèle le désordre régnant sur le monde actuel et les faiblesses d’une superpuissance comme les États-Unis. Malgré un discours parfois incohérent, la série invite à réfléchir sur une situation mondiale dans laquelle tensions et conflits augmentent et dans laquelle les États-Unis ne sont plus un partenaire fiable. Le Sea Bat / Yamato, incarnation d’une utopie qui ne cesse de frôler la dystopie, nous rappelle en fin de compte notre propre vulnérabilité.
