80 ans après, la mémoire toujours douloureuse de la bataille d’Okinawa
Il y a 80 ans, d’avril à juin 1945, se déroulait la bataille d’Okinawa. Un des derniers affrontements de la Seconde Guerre mondiale, qui a causé la mort d’un quart de la population civile. La façon dont on commémore cet événement traumatisant est toujours sujet à controverse dans la société japonaise contemporaine.
Quand la bataille d’Okinawa éclate, en avril 1945, la guerre du Pacifique fait rage – et elle n’est pas à l’avantage du Japon. Alors que l’armée japonaise enchaîne les défaites, de Midway à Guadalcanal, les États-Unis entament leur approche en direction de l’Archipel. Après des combats sanglants sur la petite île d’Iwo Jima, la prochaine étape est Okinawa, à 1 500 km de Tokyo. L’objectif : en faire une base arrière pour bombarder les îles de Kyûshû et Honshû, où se trouvent les principales villes japonaises.
Des affrontements meurtriers
Les troupes américaines, fortes de 500 000 hommes et menées par le général Simon Buckner, débarquent à Okinawa le 1er avril. De façon inattendue, ils ne rencontrent aucune résistance pendant les premiers jours et se prennent à espérer une victoire rapide et sans douleur. La suite leur donnera tort. L’île est parsemée de collines et de grottes calcaires, transformées en forteresses par les Japonais. Les tanks et les bombardements aériens ne servent à rien. Les Américains sont contraints de se battre au corps à corps et doivent s’y prendre à plusieurs reprises pour conquérir le moindre mètre carré. Les Japonais cachés dans leurs bunkers résistent avec la force du désespoir et infligent de lourdes pertes aux Américains.

Malgré ces difficultés, les forces alliées avancent inexorablement. Fin mai, l’armée japonaise ne dispose plus que de 40 000 hommes, soit un peu plus d’un tiers des 100 000 soldats qu’elle avait au début des affrontements. Plusieurs contre-offensives sont lancées, sans résultat. Le général Mitsuru Ushijima demande des renforts, mais ne les obtient pas. Alors que la défaite apparaît de plus en plus inéluctable, les soldats japonais se rendent par dizaines. Finalement, Ushijima se suicide le 22 juin. Cette date conclut officiellement la bataille d’Okinawa, après trois mois d’horreur.
Pris en étau
Entre les armées japonaise et américaine, ce sont 450 000 civils qui sont pris en étau. Déjà lourdement impactée par les bombardements aériens de 1944, la population subit de plein fouet le « typhon d’acier ». Réfugiés dans les nombreuses grottes qui tapissent l’île, les civils n’osent pas se rendre. Depuis le début de la guerre, la propagande japonaise leur a présenté les Américains comme des monstres sanguinaires, qui les soumettront à la torture et au viol. Dans ces conditions, beaucoup d’Okinawaïens préfèrent se suicider. L’armée japonaise les y incite directement, en leur distribuant des grenades, des couteaux ou du poison.
Supposés protéger les civils, les militaires japonais s’avèrent en effet aussi dangereux que les Américains. Se jugeant prioritaires par rapport aux habitants, ils s’emparent de leurs maigres ressources ou les expulsent de leurs abris. Complètement à découvert, les civils courent alors le risque d’être touchés par les tirs ennemis. Les enfants et les adolescents font aussi partie des victimes. Près de 1 800 collégiens âgés de 14 à 16 ans sont mobilisés dans les tekketsu kinnô-tai (« bataillons de sang et d’acier loyaux envers l’empereur »). À peine la moitié est encore en vie à la fin des affrontements. Quant aux 220 lycéennes âgées de 15 à 19 ans et recrutées comme infirmières au sein de l’escadron Himeyuri, elles font face à l’état de détresse intense des soldats blessés. Dans les derniers jours du conflit, près de 140 sont tuées ou se suicident de crainte d’être violées par les Américains.
En 82 jours, la bataille d’Okinawa aura causé 15 000 morts côté américain et 100 000 morts côté japonais, selon les évaluations des historiens. On estime que les pertes civiles s’élèvent, elles, à 120 000 morts, soit un quart de la population de l’île. Si l’on additionne ces pertes, toutes nationalités confondues, c’est comme si une ville de la taille de Rennes était rayée de la carte en seulement trois mois.

Campagne d’intimidation
En 2025, nous commémorons les 80 ans de la bataille d’Okinawa. Pourtant, plus de trois quarts de siècle plus tard, la question mémorielle autour de cet affrontement majeur de la Seconde Guerre mondiale n’est toujours pas réglée. La façon dont on l’enseigne est régulièrement sujet à polémique dans la société japonaise contemporaine.
Ainsi, la rénovation du musée mémorial de la paix, en 2000, est marquée par une controverse : la presse dévoile que Keiichi Inamine, gouverneur d’Okinawa et proche du Parti Libéral-Démocrate (PLD), a essayé de faire modifier le contenu de l’exposition permanente. Quelques années plus tard, en 2007, c’est au tour des livres d’histoire d’être ciblés. Le ministère de l’Éducation est vivement critiqué après des tentatives de remaniement du matériel pédagogique de plusieurs éditeurs.
L’objectif de ces altérations est clair : atténuer les atrocités commises par l’armée japonaise sur les civils pendant la bataille d’Okinawa. Ces pressions s’inscrivent dans une dynamique plus vaste d’intimidation qui prône une forme de révisionnisme historique.

Un passé qui ne passe pas
Pourquoi est-ce que ces hommes politiques cherchent tellement à changer la façon dont est enseignée la bataille d’Okinawa ? Plusieurs représentants du PLD invoquent la nécessité de ne pas se lamenter sur le passé : la promotion de la paix doit être tournée vers l’avenir et ne doit pas gêner le développement de l’industrie touristique, qui s’affirme comme le nouveau moteur de l’économie d’Okinawa.
Cette volonté d’aller de l’avant peut s’entendre, 80 ans après la fin du conflit. Pourtant, les marques du passé sont toujours visibles dans le paysage, y compris en dehors des musées. D’abord, les bases militaires américaines qui ont été construites pour débarquer sur l’île de Honshû à l’été 1945 sont toujours là, malgré leurs changements de mission successifs.
Ensuite, beaucoup de victimes n’ont toujours pas de sépulture décente. Les associations de bénévoles continuent de chercher les restes des défunts, dans des campagnes de « collecte des ossements » (ikotsu shûshû). Fouillant les lieux, parfois devenus inaccessibles avec la végétation, les volontaires accomplissent un long travail d’exhumation et d’identification. Avec, à la clé, la possibilité pour de nombreuses familles d’enfin clore un chapitre de leur histoire, des décennies après.
Une dernière plaie qui ne parvient pas à cicatriser : les munitions non explosées. Environ 5% des 200 000 tonnes de bombes utilisées par l’armée américaine pendant la bataille d’Okinawa n’ont pas explosé sur le coup. Même si la majorité ont été éliminées, en 2020, les Forces d’autodéfense ont encore été appelées 650 fois pour désamorcer ces obus surgis du passé, soit deux fois par jour en moyenne. On considère qu’il faudra encore 70 à 80 ans pour en détruire les derniers vestiges.
Sources :
- Masaaki Aniya. “Compulsory mass suicide, the Battle of Okinawa, and Japan’s textbook controversy”. The Asia-Pacific Journal Japan Focus, volume 6, issue 1 (1er janvier 2008). Disponible en ligne : https://apjjf.org/-Aniya-Masaaki/2629/article.html
- Shiori Oshiro. 「これも遺骨だよ」とボランティア 沖縄戦から76年後も続々 次世代へ「収集を平和の授業に」(« Ça aussi, ce sont des ossements » Le travail des volontaires continue, 76 ans après la bataille d’Okinawa. Enseigner la paix aux jeunes générations avec la collecte des ossements). Okinawa Times, 23 juin 2021. Disponible en ligne (en japonais) : https://www.okinawatimes.co.jp/articles/-/774600
- Nozomu Takeuchi, “76 years after Battle of Okinawa, tons of unexploded US shells lie hidden beneath ground”. Mainichi, 24 juin 2021. Disponible en ligne : https://mainichi.jp/english/articles/20210623/p2a/00m/0na/025000c
- 「語り残す―戦争の記憶― 激戦を生き抜いたひめゆり学徒隊員」 (Raconter les souvenirs de la guerre pour ne pas oublier – les survivantes de l’escadron Himeyuri). Kyodo News, 5 août 2015. Disponible en ligne (vidéo en japonais) : https://www.youtube.com/watch?v=EUAeZWXtVJg
- « Survivre au suicide de masse. Témoignage de Shigeaki Kinjô ». Okinawa Prefectural Peace Memorial Museum. Disponible en ligne : http://peace-museum.okinawa.jp/evidence/french/survivre-au-suicide-de-masse/
- « Understanding Himeyuri ». Himeyuri Peace Museum, 2006. Disponible en ligne (archive) : https://web.archive.org/web/20211023055106/https://www.himeyuri.or.jp/EN/himeyuri.html
- Joseph Wheelan. Bloody Okinawa: The last great battle of World War II. Hachette Books, 2020.
- Julia Yonetani. “On the Battlefield of Mabuni : Struggles over Peace and the Past in Contemporary Okinawa”. East Asia History, volume 20 (décembre 2000). Disponible en ligne : https://eah.anu.edu.au/sites/default/files/article-content/20/EAH20_05.pdf
