À la découverte d’Okinawa, une île au cœur de la géopolitique asiatique

Journal du Japon vous fait découvrir un recueil de témoignages autour des enjeux actuels qui entourent l’archipel d’Okinawa. La journaliste indépendante Émilie Guyonnet est allée à la rencontre des Okinawaïens afin de mieux comprendre les problématiques qui opposent la plupart des habitants et les bases américaines. Cet ouvrage est également l’occasion de mesurer l’influence de l’île au cœur de la géopolitique asiatique et le rôle qu’elle jouera dans le Pacifique.

1945 : le point de départ d’une tension aux multiples visages

Okinawa, une île au coeur de la géopolitique asiatique d’Émilie Guyonnet ©GEORAMA

Comme point de départ à son livre, la journaliste indépendante Émilie Guyonnet a opté pour 1945. Cela correspond à la fin de la Seconde Guerre mondiale, à la capitulation du Japon après les deux bombes atomiques et le début de l’occupation américaine à Okinawa. Et ce moment est gravé dans la mémoire des Okinawaïens et des Japonais.

En effet, ces derniers ont vu leurs récoltes et habitations rasées au profit des bases américaines installées un peu partout dans la préfecture. Il s’agit de la première frustration ressentie par les Okinawaïens envers les États-Unis qui sont contraints par les mouvements de protestation des locaux à payer une compensation pour les terres réquisitionnées.

D’ailleurs, le mouvement de colère s’est amplifié dans les années 1970 après la rétrocession d’Okinawa au Japon. Le gouvernement japonais a imposé des contraintes qui ont révolté les propriétaires des terrains comme M. Arasaki, qui fait partie des témoignages recueillis dans le livre et qui explique les raisons de son engagement :

« Ce qui m’a motivé, ce sont les actes du gouvernement japonais. J’étais tellement écœuré et énervé ».

Les délits et crimes commis par des Américains sur l’île sont une autre raison qui explique la colère des habitants. La liste des faits divers marquants commence en 1970 avec un Okinawaïen percuté par un Américain qui conduisait une voiture en état d’ivresse. Cet accident a suscité un mouvement de révolte et la colère a été tellement intense qu’elle a poussée les États-Unis à rétrocéder l’île au gouvernement japonais en 1972. En 1995, le viol d’une collégienne de 12 ans par trois Marines américains a remis de l’huile sur le feu.

Enfin, il y a une frustration de nature écologique depuis plusieurs années. Une vive résistance demeure à cause de la base de Futenma transférée au nord de la préfecture. Certains locaux y sont opposés car elle mettrait en péril l’écosystème comme ses récifs de corail mais aussi des animaux marins comme les dugong.

Un recueil de témoignages variés

L’autrice a regroupé un total de six témoignages. Cette diversité de récits offre une valeur ajoutée et permet de comprendre la plupart des problématiques que l’île traverse. On y retrouve notamment le sujet du travail dans les bases américaines. L’histoire de M. Uehara a attiré notre attention. Malgré le ressentiment qu’il avait envers les Américains qui occupaient l’île : « la seule chose à faire était de travailler pour les bases ». Seiko Uehara a travaillé comme cuisinier quand il avait 13 ans, juste après la guerre. Même s’il souhaite le départ des bases, pour lui, « les Okinawaïens seront toujours victimes de cette alliance ».

L’autre catégorie évoquée dans le livre est celle des amérasiatiques. Le fort témoignage de Naomi Noiri, responsable administrative de l’école amérasiatique de l’île, parle de la difficulté pour les enfants de s’intégrer dans la société okinawaise. Elle rapporte notamment que les enfants qui ont grandi aux Etats-Unis et reviennent à Okinawa suite à la séparation de leurs parents  » ne sont pas très heureux de venir vivre à Okinawa. Ils se sentent américains et veulent rentrer aux Etats-Unis ».

Enfin, le témoignage de Mme Miyagi est particulièrement stupéfiant. Elle raconte son vécu des bombardements sur la préfecture. Elle n’a pas de ressentiments envers les Américains. Au contraire, elle émet une analyse assez « lucide » de la situation : « Les Américains mangeaient de la viande… c’est pour ça que les Japonais ont perdu la guerre ».

L’ensemble des témoignages ont une histoire commune, celle de la situation passée ou présente avec les Américains et leurs bases. Les ressentiments contre les États-Unis sont plus ou moins prononcés, voire absents pour Mme Miyagi.

Interview avec Émilie Guyonnet

Afin de nous éclairer sur les différents sujets du livre, Émilie Guyonnet, autrice du livre et journaliste indépendante nous a accordé un peu de son temps pour un entretien.

Journal du Japon : Bonjour et merci d’avoir accepté de répondre à nos questions. Afin d’éclairer nos lecteurs, pouvez-vous nous parler de vous et votre parcours ?

Emilie Guyonnet : Je suis journaliste indépendante depuis 18 ans. Avant ça, j’ai travaillé deux ans dans des agences de presse où j’étais salariée mais j’avais envie de travailler en indépendance et d’avoir plus de temps pour les articles et fouiller les sujets. Je suis devenue indépendante assez rapidement. La deuxième agence de presse pour laquelle j’ai travaillé en CDI a malheureusement déposé le bilan. Je me suis donc retrouvée au chômage et j’ai pu trouver grâce à un prix de journalisme sur le Japon, le prix Robert Guillain, que j’ai obtenu en 2005. Robert Guillain était le correspondant du Monde au Japon après la Seconde Guerre mondiale. Ce prix récompense des projets de reportages de jeunes journalistes et son objectif est de faire découvrir le Japon à ces derniers.

J’ai obtenu ce prix pour un sujet sur la Seconde Guerre mondiale. C’est à ce moment-là que j’ai découvert la situation d’Okinawa. Je ne savais même pas qu’il y avait des bases américaines au Japon ! En rentrant de mon voyage, j’ai contacté le Monde Diplomatique pour leur proposer un sujet et ils ont accepté. J’ai publié une double-page chez eux. C’est ainsi que j’ai commencé à travailler sur le Japon. Comme cela m’avait beaucoup plu, j’ai continué à me spécialiser sur ce pays. Le Monde Diplomatique m’a donné l’opportunité de faire des critiques d’essais, de livres de chercheurs… C’était formidable car j’ai lu de nombreux livres qui décrivaient la société japonaise. J’ai construit ma culture sur le Japon ainsi.

Passons maintenant à l’ouvrage. De quoi parlez-vous dans ce livre et qu’est-ce qui vous a encouragé à l’écrire ?

C’est un recueil de six témoignages d’habitants et locaux d’Okinawa qui racontent l’histoire récente de l’île mais aussi le problème qu’engendrent les bases américaines. La première fois où je suis allée à Okinawa, j’ai découvert cette situation et je me suis dit que c’était un sujet important. Je n’ai pas fait le livre tout de suite car j’ai commencé par plusieurs articles. J’ai commencé à le rédiger en 2011 et ai effectué pas mal d’interviews. Je suis restée 3 semaines dans la préfecture. Ce qui m’a motivé, c’était à la fois son importance dans la géopolitique asiatique et l’actualité. Aussi, j’ai trouvé les exactions des Américains et leur accaparement des terres très choquants. J’avais donc envie de donner la parole aux habitants pour témoigner de ce qu’ils ont vécu et pour faire de la géopolitique un sujet accessible/

Au niveau des six témoignages que vous avez recueillis, vous ont-ils dit « oui » immédiatement ou étaient-ils réticents à l’idée de parler de ce sujet avec vous ?

Les gens étaient très contents que quelqu’un leur donne la parole. On dit souvent que les Japonais n’aiment pas parler de la guerre, mais les personnes que j’ai rencontrées avaient très envie d’en parler. Cela a été difficile d’en parler tout de suite après la guerre, mais plus tard les gens ont eu envie d’en parler.

Aviez-vous eu d’autres témoignages et comment les avez-vous choisis ?

J’ai effectué une vingtaine d’interviews et j’en ai retenus seulement six car les autres étaient moins complets. Ma démarche était d’illustrer les différentes étapes historiques et certains points-clés. Il fallait que les témoignages évoquent ces aspects. J’avais aussi d’autres témoignages dont ceux d’Américains vivant à Okinawa, mais je voulais donner la parole aux locaux.

Parmi les différents témoignages, quel est celui qui vous a le plus marquée ?

Je pense que c’est le témoignage de M. Uehara qui raconte le moment pendant la guerre où il s’est retrouvé tout seul, lorsque ses parents ont été tués. C’est quelqu’un qui a fondé une famille, qui n’a pas pu faire d’études mais qui les a reprises plus tard. C’est quelqu’un de très courageux je pense, et il raconte tout cela comme si c’était facile.

Dans l’introduction, vous écrivez : « Si Okinawa et ses habitants se sentent Japonais, ils se sentent avant tout Okinawais ». Est-ce qu’il y a une envie d’indépendance de l’île d’une partie des habitants ?

Pas vraiment car les personnes qui prônent l’indépendance d’Okinawa sont très minoritaires. En revanche, c’est vrai qu’il y a une défiance vis-à-vis du gouvernement japonais qui a souvent sacrifié Okinawa à ses intérêts. Les Okinawaïens parlent de 3 sacrifices. Le premier, c’était celui pendant la Seconde Guerre mondiale. Le second était par rapport aux Américains avec la construction des bases. Enfin, ils ont été sacrifiés une troisième fois lors de la rétrocession de l’île au Japon en 1972 car les habitants s’attendaient à une suppression des bases et ce n’est pas du tout ce qui s’est passé. Au contraire, les bases sur le territoire japonais ont été transférées à Okinawa et ils ont fait de l’île le plus important complexe militaire. Les bases ont diminué sur le territoire japonais mais pas à Okinawa.

Dans le chapitre 1, Mme Miyagi est restée assez lucide sur son analyse. Elle dit : « Les Américains mangeaient de la viande. C’est pour cela que les Japonais ont perdu la guerre ». Comment expliquez-vous ce paradoxe entre cette analyse et la colère profonde de certains habitants ? Ont-ils plus de ressentiment envers les Américains ou le gouvernement japonais et est-ce que le point de vue de Mme Miyagi est partagé par d’autres habitants ?

Ils ne sont pas en colère contre les individus mais contre les gouvernements. Quand il y a des crimes atroces, ils sont en colère contre ceux qui les ont commis. Après la guerre, le Japon s’est tourné vers autre chose et a accepté la défaite dans le sens où la population s’est mobilisée pour la paix. Les dirigeants de l’époque ont entraîné le pays dans la guerre et la population, quoique endoctrinée, ne soutenait pas forcément la guerre.

M. Arasaki évoquait l’injustice que le gouvernement japonais a fait subir aux habitants. Pourquoi les autorités paraissent-elles aussi dures ?

Je pense qu’ils en veulent autant au gouvernement japonais qu’aux États-Unis parce qu’à eux deux, ils leur imposent beaucoup de contraintes. Le Japon a besoin de l’alliance avec les Américains. Il y a des voisins comme la Chine et la Corée du Nord qui sont assez menaçants. Ils en ont besoin pour leur résister. Le Japon se fait imposer beaucoup de choses par les Américains et c’est un héritage de la guerre. Cette dépendance n’est pas remise en question sauf.

Le Japon n’a-t-il pas envie d’être plus indépendant en matière militaire par rapport aux Américains ?

Il y a une volonté d’être plus indépendant. Les hommes politiques du PLD essayent de redonner au Japon sa puissance militaire normale. Mais la population est très attachée au pacifisme, garanti par l’article 9 de la Constitution, qui ne permet pas au pays de mener des opérations militaires à l’étranger.

Dans le témoignage de Mme Takazato, elle répondait sur une éventuelle disparition des bases. Elle répondait : « nous devons réfléchir aux moyens d’atteindre cet objectif ». Cet objectif sera-t-il vraiment atteignable et à quels moyens pense-t-elle ?

Pour l’instant, ce n’est pas possible de supprimer complètement les bases américaines. Il y a eu une remise en question des bases américaines à l’étranger de la part des Etats-Unis sous la présidence Trump mais rien n’a changé à Okinawa. Il y a des débats autour du coût financier des bases. Le gouvernement Japonais ne veut pas que les bases soient supprimées. Au niveau des moyens, ça passe par les manifestations. Les Américains ont fait des concessions lorsqu’il y a eu de fortes oppositions, comme par exemple la rétrocession de l’île au Japon en 1972 ou la réduction des bases lors du viol de 1995. L’autre solution est aussi de rester connecté au reste du monde comme l’a fait Mme Takazato en allant aux États-Unis.

Que pensent les Américains d’Okinawa de cette problématique locale ?

Ils minimisent beaucoup le fait qu’ils ne sont pas forcément les bienvenus. Comme ça ne leur plaît pas trop, ils n’ont pas envie d’en parler.

Est-ce que les habitants d’Okinawa ont conscience que leur île est « au cœur de la géopolitique asiatique » comme intitulé sur la première page de votre livre ?

Ils savent que toutes ces bases sont stratégiques. Non seulement elles produisent des nuisances mais ça peut être la cible d’attaques. C’est aussi pour cela qu’ils ont envie de voir partir les bases. Okinawa peut être une cible. La population d’Okinawa a aussi conscience d’être au cœur des relations entre le Japon et les Etats-Unis

Est-ce que les Japonais s’inquiètent des potentielles attaques venant de la Chine ou de la Corée de Nord ?

J’y suis allée avant qu’on parle de Taïwan. S’il y a une attaque sur Taïwan, Okinawa sera au premier plan. Les Etats-Unis ne laisseront a priori pas faire

Qu’est-ce qui vous plaît dans la culture japonaise ?

La sobriété dans les arts japonais, c’est ce qui me plaît beaucoup. Je trouve qu’il y a beaucoup de poésie dans l’art japonais, et une grande simplicité. et les gens sont adorables.

Quels sont vos endroits préférés au Japon ?

Je n’ai pas fait beaucoup de tourisme mais j’ai adoré Nara qui n’est pas très loin d’Osaka. Okinawa aussi en vaut la peine. On peut y faire du tourisme avec les plages mais on apprend beaucoup aussi sur l’histoire grâce aux musées. Hiroshima est aussi spéciale par rapport à la bombe atomique : on ne s’y sent pas forcément très bien mais c’est important d’y aller. J’ai eu aussi l’occasion de me rendre à Nagano dans les Alpes japonais et les paysages sont vraiment très beaux. Enfin, Kyoto est incontournable.

Pour terminer, quelle est votre définition de la culture japonaise ?

C’est une culture qui est marquée par la sobriété dans les arts et dans la vie quotidienne. C’est ce que je retiens.

Un dernier mot ?

Je prépare un autre livre sur le Japon. Il portera sur les secrets de santé des centenaires japonais.

En ayant lu l’intégralité du livre, ce que nous avons apprécié c’est la variété des témoignages mais aussi le côté pédagogique de l’ouvrage. Que ce soit les cartes, la frise chronologique, le contenu et les illustrations, ils permettent de mieux comprendre le rôle central d’Okinawa. Pour ceux qui s’intéressent à la géopolitique dans l’Asie-Pacifique, ce sera une véritable découverte ! Vous pouvez suivre le travail d’Émilie Guyonnet et lire ses articles sur le site du Monde Diplomatique. Merci à elle pour cet échange et foncez acheter Okinawa, une île au cœur de la géopolitique asiatique !

Image de Une réalisée avec la couverture du livre et une photo de paysage d’Okinawa par OIST (Flickr)

Leo Thomas

Passionné de la culture japonaise depuis plusieurs années, je fais transpirer cette passion via des articles sur des domaines variés (conventions, traditions, littérature, histoire, témoignages, tourisme).

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