Éditions Ki-oon : discussions autour des cycles et évolutions du marché du manga
Journal du Japon continue d’échanger avec les éditeurs manga de France et de Navarre autour du marché français du manga, de son explosion en 2020 et 2021, et de l’atterrissage qu’il connait depuis. Au cœur de cette évolution du manga dans l’hexagone, les éditions Ki-oon fêtaient leur 20 ans en 2024 et devenaient au passage l’éditeur manga numéro deux du marché français. Une bonne raison d’échanger avec son directeur éditorial, Ahmed Agne, sur cette période 2020-2024, mais aussi sur les transformations plus globales du marché français ou japonais… que ces transformations se soient déjà faites, soient en cours ou encore à venir..
Une interview fleuve, parce qu’il y a beaucoup à dire, et que ce marché tout comme notre interlocuteur sont passionnants. On vous laisse sans plus attendre juger par vous-même !
2020-2021 : Ki-oon face au covid et à l’explosion du manga
Journal du Japon : Bonjour Ahmed Agne, et merci pour ton temps ! Notre dernière interview date un peu donc, comme avec les autres éditeurs, revenons en 2020 : comment Ki-oon a géré cette année-là et le confinement ?

Ahmed Agne : En fait, comme la plupart de nos confrères, nous n’avons rien “géré”, nous avons dû nous adapter constamment : c’était tellement illisible comme période que chacun faisait comme il pouvait. Dans un premier temps, ça a été la panique à bord car nous n’avions aucune visibilité : nous ne savions pas quand nous allions en sortir et comment nous allions en sortir.
La première grosse difficulté a été la gestion des plannings, l’arrêt des parutions, le retour des parutions… Mais avec des libraires qui étaient dans des situations de trésorerie extrêmement difficiles. On nous a donc demandé de privilégier les titres à fort potentiel, d’optimiser le calendrier pour que, dans ce chaos logistique, ne ressorte “que le meilleur” en quelque sorte, avec le moins de retours possible et beaucoup de chiffre d’affaires généré. Il a donc fallu énormément adapter le planning, décaler des lancements prévus, et être aussi très prudent avec les tirages, car nous ne savions pas ce qu’il allait être possible d’écouler. Le premier réflexe a plutôt été d’être conservateur, de ne pas faire n’importe quoi.
Puis, très vite, dans les semaines et les mois qui ont suivi la sortie du premier confinement, nous nous sommes aperçus que les lecteurs, non seulement étaient au rendez-vous, mais n’avaient pas beaucoup d’alternatives pour s’occuper chez eux. Ça a été la ruée vers le “divertissement consommable en intérieur” ! (Rires)
Les éditeurs de livre en général et de mangas en particulier, les plateformes de streaming et les éditeurs de jeux vidéo ont été les principaux bénéficiaires de cette période.
Nous faisions partie des heureux élus et ça a été l’explosion. À partir de là, nous avons encore moins géré et nous nous sommes retrouvés devant une situation inédite : tout le monde a multiplié ses ventes par 2, par 3, et donc il n’y avait plus de temps machine chez les imprimeurs… et tout simplement plus de papier. Le prix de la pâte à papier explosait, le prix du papier aussi. Les plateformes de livraison ont aussi vu leur activité s’envoler elles aussi, ce qui a engendré un nombre exponentiel de colis pour les livraisons. Quand Amazon, La Fnac, Cdiscount demandent des millions de tonnes de carton à leurs fournisseurs, les producteurs de pâte à papier redirigent naturellement une grande partie de leur production vers le carton au détriment du papier d’impression, parce que c’est plus rentable.
Il y avait donc une sur-demande de papier en imprimerie et de cartons pour un nombre de livraisons qui a explosé. Tout ça combiné a mené à une situation très complexe.
On peut ajouter aussi que c’est une période où il y a eu des transferts du plastique vers le carton…
En effet, beaucoup ont décidé de le faire de manière systématique et pérenne à cette époque.
Basculons ensuite sur 2021. Les autres éditeurs évoquent un impact principalement concentré sur les best-sellers et certaines nouveautés, plutôt mainstream. Comment cela a touché vos séries chez Ki-oon ?
Les ventes de nos best-sellers ont explosé. En 2021, c’était la seconde année pour Jujutsu Kaisen. En 2020, nous avions vendu 270 000 exemplaires, ce qui correspond à ce qu’avait fait My Hero Academia sur sa première année, soit un très bon chiffre. L’année d’après, en 2021, nous avons écoulé 1,5 millions d’exemplaires ! Non seulement il y a eu l’effet covid que nous venons d’évoquer mais, en plus, il y a eu l’effet de la première saison de l’anime de JJK qui a été un succès planétaire. Le manga est d’ailleurs devenu la série la plus vendue au Japon à ce moment. Il y a donc eu un alignement des planètes avec un effet confinement – déconfinement et un boost audiovisuel qui a joué à fond.
Pour MHA (My Hero Academia), nous avons frôlé les 3 millions d’exemplaires vendus sur 2021, donc là aussi c’était complètement fou.
Mais ce ne serait pas vrai de dire que, chez nous, il n’y a que les blockbusters qui en ont bénéficié. Des séries qui n’étaient pas considérées comme des best-sellers au moment de leur lancement le sont devenues. L’exemple parfait pour ça c’est Les Carnets de l’apothicaire. Énorme succès avec près de 200 000 ex. écoulés dès son année de lancement alors qu’il était dans la catégorie “pari éditorial” pour nous. Les récits de cour impériale, qui sont un genre à part entière au Japon et qui fonctionne depuis longtemps là-bas, n’avaient pas encore réussi à percer, du tout, en France. Il y a eu des tentatives mais à chaque fois, c’étaient des échecs cuisants. Mais là ça a fonctionné et ça a permis de vraiment donner un tremplin au genre en France.



Il y a eu d’autres, des succès dans ce genre ?
Oui, dans la série des titres qui sont devenus des best-sellers alors qu’ils n’en avaient pas le profil à leur lancement nous avons aussi eu Frieren en 2022, qui a cartonné alors qu’on est dans la fantasy slice of life philosophique, donc loin de ce qui fonctionne en France habituellement.
Léviathan, une de nos créations originales a été un énorme succès. Lancé en janvier 2022, elle a su se hisser dans le top 15 lancement de l’année, tous éditeurs confondus.
Sur cette période je me posais la question de Clevatess.
Il a en effet été publié pendant cette période, en 2022, mais ça n’a pas pris, malheureusement.
Dans les autres succès, nous avons aussi My Broken Mariko, un one-shot puissant sur le suicide et les violences conjugales qui a très bien fonctionné, avec plus de 20 000 exemplaires vendus à date.
Un dernier exemple avec Kozue Amano et Aria The Masterpiece. Nous l’avions annoncé en édition limitée parce que le titre avait déjà été publié jusqu’au tome 10, puis abandonné avant sa conclusion par un précédent éditeur. Néanmoins, j’adore l’autrice même si elle n’a aucun historique de succès commercial chez nous. Malgré ça, le succès a été au rendez-vous au point que nous avons dû réimprimer le titre à cause de la forte demande.
En proportion et en chiffres, c’est sûr que cette explosion des ventes a profité de manière écrasante aux blockbusters déjà bien installés mais nous avons eu plein de belles surprises sur des titres dont le succès n’était pas du tout joué d’avance.
J’insiste sur ce sujet, car il est peu facile de refaire l’histoire a posteriori. J’entends beaucoup dire par exemple que les succès de Carnets de l’apothicaire etde Frieren était très prévisibles.
Ben non (rires).
Pour Les Carnets de l’apothicaire, nous n’avions personne en face de nous quand nous nous sommes positionnés pour l’acquérir auprès de Square Enix. Si le succès était si évident et prévisible, il y aurait eu d’autres éditeurs pour faire des offres. Pareil pour Frieren pour lequel il y avait peu de concurrence. Par ailleurs ce sont deux séries qui surperforment très largement en France par rapport aux autres territoires hors Japon, ce qui prouvent bien le travail de Ki-oon a eu un impact considérable sur leur succès chez nous. Un succès qui plus est installé bien avant l’arrivée des déclinaisons animées.
Le prix au Taisho Award n’a pas joué ?
Nous avions déjà acquis Frieren depuis longtemps lorsqu’il a été primé et je n’ai jamais cru à un effet « prix japonais » sur les ventes françaises, même si ça reste un argument de communication.
De toute façon, c’est un prix qui va souvent de pair avec un succès critique chez nous mais il ne garantit absolument rien sur le plan commercial.
C’est vrai que, autant Bride Stories a été un succès chez nous (bien avant de recevoir son prix d’ailleurs), autant Golden Kamui non, et plusieurs mangas primés aux Taisho n’ont pas été des succès commerciaux en France.



2022-2024 : réussir à gérer les cycles du manga
Plus globalement sur l’année 2022, si l’on compare à 2021, les deux années se valent en termes de vente ?
Les ventes 2022 sont un peu moins fortes mais se situent toujours à des hauteurs stratosphériques.
Une question que je pose parfois : l’argent gagné lors de ces deux années de succès, vous l’avez utilisé comment ?
Il n’y a pas eu d’utilisation particulière en fait. En 2020-2021, avec le covid, nous nous demandions s’il n’y allait pas avoir un variant du type Last of Us qui allait décimer la moitié de l’humanité (rires).
Puis est arrivée la guerre en Ukraine… Nous étions, et nous sommes encore, dans une période avec beaucoup d’incertitudes, nous sommes donc restés prudents et nous n’avons pas investi dans quelque chose qui n’était pas prévu, nous n’avons pas changé de modèle ni fait d’excès particuliers.
Quand je posais la question je pensais à Manga Nova, votre plateforme de lecture en ligne sortie en 2024.
Nous avons commencé à travailler dessus en 2022, mais c’était déjà dans les cartons avant le covid et elle se serait faite même sans l’envol des ventes. C’était un développement prévu à moyen terme pour AC Media, qui était déjà planifié.
En parlant de projet, cela m’en rappelle un autre : le tremplin Ki-oon. Je suis tombé sur un post Instagram de 2024, qui évoquait vos 20 ans et qui disait en substance, sur ce tremplin : “ une initiative que nous avons hâte de reprendre.”. Le dernier tremplin date de 2020, pourquoi cette pause ?
Parce que je n’ai plus de temps, ma bonne dame ! (Rires)
En fait, de nombreux mangas lancés par l’initiative du tremplin Ki-oon sont encore en cours. Outlaws Players est encore en cours et nous avons lancé l’adaptation de Dark Souls avec Shonen et Julien Blondel. Green Mechanic est en cours avec Yami Shin, DreaMaker est en cours avec Zilo… Et comme c’est moi qui travaille en direct avec ces auteurs, que je gère le catalogue licence de Ki-oon à 100 % et que j’ai aussi un œil sur la création originale au Japon… je ne peux tout simplement plus lancer de nouveaux projets dans l’état actuel des choses. J’aimerais bien, mais…
… Mais les journées ne font toujours que 24 h
Exactement.



Si l’on revient à notre chronologie, 2023 est une année d’atterrissage pour le marché du manga en France, et il en va de même pour 2024. Quid de ces deux années pour les éditions Ki-oon ?
Nous avons atterri comme tout le monde en 2023 et nous avons même atterri plus fort que les autres. Mais c’est logique.
En 2021 les ventes de manga en France ont fait + 107 % et nous avons fait + 135 % : nous sommes l’éditeur du top 10 qui a connu la plus forte progression. D’abord parce que le catalogue se portait bien, déjà, et qu’en plus nous avons eu pendant cette période une actualité audiovisuelle extraordinaire autour des titres de notre catalogue.
Nous avons notamment eu les saisons 1 et 2 de JJK (Jujutsu Kaisen). La seconde saison a été la série animée la plus vue dans le monde en 2023. La saison 1, c’était presque la même chose. Nous avons aussi eu plein de saisons de MHA qui ont battu des records d’audience. Je ne dirais pas que ces deux séries ont écrasé le marché parce que tu ne peux pas écraser le marché quand il y a One Piece. Mais MHA en 2021, c’est quasiment 3 millions d’exemplaires écoulés, devant Naruto, Demon Slayer ou l’Attaque des Titans. JJK s’écoule à 1,5 millions d’exemplaires au plus fort du covid : en 2021, il fait + 410 % de progression. C’est tellement élevé, c’est en dehors de toute analyse.
Du coup, quand ces séries-là atterrissent, c’est tout à fait normal nous le fassions aussi. En 2023, JJK n’était pas la série qui reculait le plus dans le top 10 des ventes des séries, mais elle faisait partie des séries les plus en retrait, tout en restant à des niveaux extrêmement élevés… pour lesquels je serais prêt à signer aujourd’hui pour n’importe quelle série ! (Rires)
Donc nous avons atterri plus fort en 2023 que la plupart des collègues, à quasiment -25 % en volume avec un marché qui faisait -17 %. Pour autant, et je pense que mes confrères te diront la même chose, je n’ai jamais vécu les atterrissages 2023, 2024 et là encore pour 2025, comme des signes de crise ou d’inquiétude extrêmement prononcée.
C’est-à-dire qu’il y a atterrissage mais aussi une fin de cycle naturelle. Le manga se caractérise par des cycles avec des débuts et des fins… Et là nous étions sur une fin car la quasi-totalité des séries qui ont porté le marché sur les dix à quinze dernières années se sont achevées ou sont sur le point de le faire.
Nous avons rattrapé le Japon sur les séries qui sont proches de leur conclusion, et elles proposent donc moins de nouveautés à l’année. My Hero Academia s’est terminé au Japon et se termine chez nous à un rythme de parution moins fort depuis deux ans, Demon Slayer s’est conclu, JJK va bientôt se finir, l’Attaque des Titans s’est achevé, Tokyo Revengers idem, Mashle, Docteur Stone…
Beaucoup des séries qui ont marqué un renouveau du manga, que je date à 2016 avec MHA, One-Punch Man et Promised Neverland qui se sont achevés. De plus, nous sommes sortis de la période du covid ce qui fait que, sur le plan de la culture et des loisirs, nous sommes revenus à un marché concurrentiel normal, où nous ne sommes plus seuls sur l’autoroute.
Il faut donc attendre que les nouvelles graines, qui donneront les nouvelles séries phares de la prochaine décennie, germent au Japon. Il y en a une qui a éclos en 2023 au Japon et qui a été lancée en février chez Kana, c’est Kagurabachi. Qu’on aime ou pas, elle coche toutes les cases qu’il faut pour devenir un blockbuster générationnel, donc ça en fait une. Il y en a une deuxième qui est arrivée en 2024 au Japon qui est Ichi the Witch et sur laquelle Shueisha parie vraiment beaucoup. Mais il va falloir 3-4 autres séries de ce profil-là qui germent et qui arrivent sur le marché français pour que nous soyons repartis pour un nouveau cycle vertueux.
Pour autant en attendant, il n’y a pas péril en la demeure. C’est un peu la mode à chaque fin de cycle de dire “On va tous mourir”, “c’est la fin du manga”, “le Jump est mort”, “Shueisha est mort”… mais il faut bien comprendre que ça ne marche pas comme ça. Il faut prendre conscience qu’il a fallu que Naruto ou Bleach se terminent dans le Jump (et qu’on passe là aussi par 3 années de recul consucécutif sur le marché) pour que, de manière presque concomitante, My Hero Academia, Demon Slayer ou Jujutsu Kaisen émergent. Et de la même manière, il a fallu que My Hero Academia, Demon Slayer ou Jujutsu Kaisen disparaissent pour que Kagurabachi et Ichi the Witch arrivent, quasiment dans la foulée. Pareil chez Kôdansha, il a fallu que l’Attaque des Titans se termine pour que Blue Lock émerge.
Ce sont des séries qui prennent tellement de place et qui demandent tellement d’énergie à leurs éditeurs pour se déployer que c’est normal. Un cycle se termine et un autre reprend mais il n’y a pas de risque systémique pour le marché : nous n’avons pas perdu de lecteurs, nous n’avons pas de perte d’intérêt pour le manga, donc il n’y a pas de raison de paniquer. En 2025, il y a toujours deux fois plus de mangas vendus en France que juste avant le covid. Nous parlions de l’utilisation faite de l’argent gagné lors de ce nouvel essor en 2020-2022, il sert à ça : attendre l’essor des nouveaux cycles, acquérir la ou les nouvelles graines du manga, qui nous permettront de continuer de faire notre métier de façon pérenne et souveraine.



Marché français du manga : concurrence et prise de risque
D’ailleurs, est-ce que les graines sont de plus en plus chères ?
Ouh là, oui le cours de la graine a explosé tu penses bien ! (Rires)
C’est le revers de la médaille… Disons qu’une fois qu’on a goûté au couscous et qu’on a constaté qu’il était bon, on n’a qu’une envie, c’est de se resservir. Nous sommes donc plus nombreux sur le marché et nous sommes tous conscients que lorsque tu récupères un My Hero Academia, un l’Attaque des Titans, un Spy X Family… Bon je ne vais pas dire que tu es “peinard” car on ne l’est jamais vraiment, mais disons que tu sais que tu as garanti une bonne partie de la survie de ta structure pendant quasiment 10 ans. Ce sont des enjeux quasi-générationnels.
Pour MHA, nous savions que nous partions pour 10 ans… Et encore, je parle de dix années juste pour la publication de la série, car elle continue de vivre même après. Il n’y a qu’à voir dans le top 20 France des séries mangas les plus vendues, il y a un tiers des séries qui sont déjà terminées, dont certaines depuis plus de 5 ans voire 10 ans. Aujourd’hui nous sommes quand même une dizaine d’éditeurs à pouvoir prétendre à une série de ce profil-là.
J’adorerais que toutes les séries du profil des Carnets de l’apothicaire, c’est-à-dire des gros coups de cœur et des paris éditoriaux se transforment en million-seller, mais c’est plus l’exception que la règle. Nous comprenons tous très bien lorsque qu’une série générationnelle émerge, que ce soit chez Kôdansha, Shôgakukan ou chez Shueisha. Et donc forcément nous sommes plusieurs et ces séries coûtent plus cher.
Cela dit, cela n’arrive pas que sur ces best-sellers, où il y a toujours eu de la concurrence. Les éditeurs expliquent qu’il y a eu, ensuite, une concurrence accrue sur les middle-sellers sur la dernière décennie, mais aussi depuis quelques années sur les titres de niche ou des anciens mangas, plus patrimoniaux…
Eh oui, la taille du gâteau a doublé mais le nombre de clients autour du gâteau a suivi le même chemin, donc ça joue des coudes. Tous les segments et toutes les typologies de manga ont vu leur prix exploser. C’est encore possible de faire de bonnes affaires mais cela devient de plus en plus difficile. Il faut fouiller, prendre des paris et donc prendre des risques.
Je pense que c’est ce qui a changé aujourd’hui avec le métier : c’est la prise de risque qui a considérablement augmenté. Nous avons la chance de fêter nos 20 ans mais c’est aujourd’hui beaucoup plus dur de faire notre métier – en étant pourtant le deuxième du marché et en ayant plus de moyens, etc. – que ça ne l’était quand nous avons fêté nos 10 ans voire nos 5 ans. À cette époque, il y avait beaucoup plus de catalogue à explorer, où il n’y avait pas ou peu de concurrence. Par exemple, pour Pandora Hearts, qui est un million-seller et qui est la 5e meilleure vente historique de notre catalogue, j’avais le luxe à l’époque de pouvoir attendre de voir quelle direction prenait le manga avant de l’acquérir, même si j’avais déjà beaucoup aimé le premier tome. C’était une série importante pour son éditeur japonais, Square Enix, et je ne voulais pas me planter. J’ai pu acquérir la série lorsqu’il y avait déjà 8 ou 9 tomes sortis au Japon.
Aujourd’hui c’est improbable. Mais, pour autant, ce luxe te permet de savoir où tu vas, de savoir comment tu vas lancer ta série. Aujourd’hui avec une série comme Ichi the witch où il y a eu une concurrence effroyable, le premier chapitre a été publié en septembre 2024, et nous l’avons annoncé en avril 2025. Il s’est écoulé 7 mois. Même si j’avais des certitudes avec les auteurs, les premiers chapitres, le magazine, la confiance de l’éditeur japonais… C’est quand même beaucoup moins confortable que de pouvoir attendre quelques tomes.
Parce que des séries qui commencent bien et qui finissent en 3 ou 4 tomes, il y en a des cimetières entiers au Japon. Tu peux t’emballer sur un premier tome qui sent bon et te retrouver, dieu merci ça ne nous est pas arrivé pour le moment, avec un investissement important et une série interrompue au bout de quelques tomes.
Le facteur risque est donc plus important… Cela explique le paradoxe du marché qui se porte bien, qui est maintenant deux fois plus important et où les gros éditeurs vivent tous très correctement, mais qui connaît plus de casse, avec le risque de défaillance de quelques maisons, où des maisons qui ont jeté l’éponge après avoir essayé. Des éditeurs ont donc essayé pendant un an ou deux, parfois par opportunisme, parce que tout le monde parle de manga et que ça a l’air bien, mais ils ont arrêté. D’autres ont fait faillite ou ne sont pas loin, et ça c’est assez nouveau.
Certains baissent pavillon en effet, ou se font racheter. Justement vous avez 20 ans et vous êtes toujours indépendants, vous ne vous êtes jamais posé la question du rachat ?
Les gens se posent la question pour nous en tout cas ! (Rires)
Des sollicitations il y en a toujours eu dans l’histoire de la maison et il y en a de plus en plus car nous sommes l’un des derniers gros indépendants. Pour l’instant, ce n’est pas à l’ordre du jour. Quand tu es indépendant, la question se pose de deux manières : est-ce que tu arrives à survivre par tes propres moyens et à donner les moyens nécessaires à tes ambitions tout seul ? Si oui, à part la fatigue ou des circonstances personnelles, il n’y a pas de raison de céder ou de vendre ton entreprise. L’autre facteur, c’est celui de la limite d’âge : est-ce que tu cèdes à tes enfants, s’ils ne sont pas trop jeunes ou tout simplement intéressés, parce que ce n’est pas automatique. De toute façon, à un moment de ton histoire, il faudra que tu cèdes ton entreprise.
C’est la délicate question de la transmission…
Voilà, et c’est toujours mieux de la faire en l’ayant choisi, que de le faire contraint par des difficultés ou des circonstances de marché. Nous, pour l’instant, nous ne sommes pas du tout dans un scénario de souffrance ou de difficulté ou de besoins de capitaux… donc notre indépendance nous va très bien et nous continuons comme ça. Après, j’ai 49 ans, mon associée aussi et nous n’avons pas prévu de mourir sur scène, donc la question se posera au bout d’un moment, bien sûr.
Manga : les évolutions de fond à l’international
Sur un autre sujet… Dans les années 2000 le manga a prouvé qu’il n’était pas juste un phénomène de mode avec son premier boom commercial. Est-ce que ce second essor a changé ou fait évoluer le regard du grand public vis à vis du manga ?
Oui car, au-delà du manga, ce 2e impact est surtout significatif parce que c’est une période pendant laquelle les grands acteurs de la culture mondialisée ont énormément investi dans le manga, les anime et plus globalement dans l’IP japonaise et le développement audiovisuel. (NDLR : IP pour Intellectual Property, c’est à dire les droits de propriété intellectuelle)
Netflix a boosté de manière significative ses acquisitions et ses projets de développement dans l’animation, Amazon pareil et Disney a fait la même chose et a signé un accord global avec Kôdansha. Quand tu as tous ces acteurs de la culture global mondialisé qui “se mettent” au manga et aux anime, c’est la preuve que d’un phénomène éditorial, nous sommes passés à un phénomène global plus mondial. De ce point de vue là ça pérennise encore plus le manga à travers le monde.
La force du manga au Japon fait qu’il existe sous plein de formes différentes : format papier, en anime, en jeu vidéo, en drama etc.. Jusque-là hors du Japon, en Europe, il y a eu des succès incroyables en publishing autour du manga, des succès d’audience d’anime sur des chaînes spécialisées dans les années 2000 comme Game One avec Naruto. Mais là, on a des succès d’audiences sur des plateformes beaucoup plus mainstream comme Netflix.

Nous évoquions avec Christel Hoolans (directrice éditorial des éditions Kana) cette évolution autour de ces plateformes : comme l’a fait le Club Dorothée à son époque sur TF1, est-ce que ces plateformes sont les nouveaux ambassadeurs du manga et de la culture pop japonaise auprès du grand public et est-ce qu’elles peuvent vraiment faire émerger des succès ? Parce que plus le temps avance, plus ça semble vrai.
En effet, même si nous avons toujours des soucis avec ces plateformes : les éditeurs de manga n’arrivent pas à travailler avec. C’est impossible de faire du cross-marketing avec Netflix. Tu ne fais pas d’échanges d’informations avec eux. Soit ça ne les intéresse pas, soit ils n’ont pas le staff nécessaire pour, mais peu importe. Le résultat est qu’il n’y a pas de travail en commun possible.
Avec les plateformes spécialisées comme ADN, Wakanim, Crunchyroll c’était possible : on avait leur planning de diffusion, ils avaient notre planning de publication, et nous pouvions nous coordonner pour faire des lancements les plus efficaces possibles et faire monter la sauce, parce que ce qui bénéficie au manga bénéficie à l’anime et vice versa. Alors que maintenant lorsque nous avons des séries à profils particuliers qui sont diffusés d’abord sur Netflix, pour moi, c’est toujours un énorme gâchis.
Beastars par exemple est une série qui marchait très bien chez nous, déjà avant son arrivée sur Netflix. Mais nous n’avons eu aucun effet de la diffusion sur la plateforme parce que la série était complètement enterrée, noyée parmi d’autres, parce que la notoriété de la licence n’était pas suffisante. Autant à l’échelle de Ki-oon ou du marché français du lecteur de manga la notoriété était bonne, autant à l’échelle de l’utilisateur de Netflix, elle n’était pas suffisante, et la série n’était pas un enjeu suffisant pour être mise en avant par la plateforme elle-même.
Donc ce profil de série-là, lorsque ça commence sur Netflix et en exclusivité sur Netflix, c’est le pire scénario pour nous. Enfin, pas tout à fait, c’est pire encore quand elles débutent en exclusivité sur Amazon ou Disney+.
Par contre lorsque c’est une série très grand public, déjà bien installée chez les libraires et qu’il s’en est déjà vendu quelques millions d’exemplaires et qu’elle débarque sur Netflix, la plateforme a un pouvoir d’accélération extraordinaire. Nous l’avons connu pour My Hero Academia : lorsque les premières saisons sont arrivées en décembre 2020 puis janvier 2021 pour la seconde saison. Là nous avons eu un effet amplificateur extraordinaire.
C’est la même chose chez nos confrères, pour les séries récentes, bien installées sur le marché et qui ont déjà une bonne visibilité. Et donc selon le profil de la série et sa popularité en France et au Japon le scénario idéal peut varier : d’abord une diffusion sur une plateforme spécialisée et en seconde vague sur Netflix, soit une diffusion simultanée sur une plateforme spécialisée et une plateforme mainstream. Mais c’est quand même très rare que le bon scénario soit une diffusion en avant-première ou en exclusivité sur des grosses plateformes comme Netflix.
Mais pour en revenir à ta question de départ, ces plateformes ont donc une force de frappe énorme dans certains cas de figure, bien supérieure à ce qu’elle était il y a 4-5 ans et leurs investissements récents ont participé à la notoriété du manga et à sa, si je puis dire, “mainstreamisation”. Même s’il y a plein de difficultés par ailleurs, elles participent à la pérennité du manga et permettent de se rapprocher du système japonais où le manga n’est pas obligé de fonctionner que par lui-même.
On parle là de globalisation du manga et ça me rappelle une interview pour le lancement de Pika Ediciones, c’est-à-dire Pika qui part à la conquête de l’Espagne en collaboration avec un autre éditeur local. Les éditions Ki-oon hors de France, en Europe, ça ne t’a jamais intéressé, au-delà des créations originales que tu vends parfois à l’étranger ?
Le but c’est vraiment d’exister un peu partout dans le monde avec nos créations originales et nos auteurs…et ça, pour le moment, nous y arrivons bien car nous sommes un peu partout en Europe, sur le continent américain, de plus en plus en Asie et beaucoup au Japon désormais.
Par contre l’idée de s’implanter hors de France… En fait, ouvrir Ki-oon Allemagne, Ki-oon Italie, Ki-oon Espagne : nous pourrions le faire. Mais est-ce que nous avons envie de nous lancer dans ce Monopoly de l’édition manga ? Pas vraiment. Il n’y a pas du tout de jugement de valeur, et je comprends tout à fait pourquoi Hachette le fait, mais ça n’a jamais été notre philosophie : nous voulons développer des catalogues et des auteurs, pas des sociétés.
Pour rester dans le cadre international. Est-ce que du côté du manga, tu as senti de la part des Japonais le désir de reprendre la main ? En disant ça, je pense à Piccoma qui est venu avec beaucoup d’argent, et qui finalement est reparti, et je pense aussi à Crunchyroll dans l’animation…
Moi je ne sens pas ça de manière aussi globale. Je l’ai senti à certaines périodes avec des investissements d’éditeurs japonais un peu partout dans le monde, soit pour faire des joint-ventures (ou coentreprise, NDLR) comme Kadokawa a pu le faire avec Hachette sur Yen Press aux États-Unis ou plus récemment avec Vega et Média Participations, mais j’ai l’impression que l’air du temps est plutôt de laisser faire les éditeurs locaux.
Il y a eu ce fantasme pendant longtemps de “on appuie sur un bouton et on peut tout faire du Japon”. Ils ont tous essayé, via les applications notamment comme Square Enix avec Manga Up! par exemple, idem chez Kodansha et d’autres. Mais je pense qu’ils ont compris désormais que ce n’est pas quelque chose que tu peux faire uniquement du Japon ou uniquement avec des Japonais : chaque territoire a sa sensibilité, son identité et ses habitudes de faire qui font qu’un succès ne peut venir que d’une vision locale.
Les Japonais ont repris la main sur le numérique et le digital, ça oui, et ils veulent avoir la liberté de déployer leurs applications et leurs différents contenus numériques sans trop de contraintes des éditeurs locaux mais, de mon point de vue, ça n’ira pas beaucoup plus loin que ça : pas sur le publishing et le print car ça implique des efforts assez importants là où les éditeurs locaux font plutôt bien le travail et qu’ils versent des royalties extrêmement élevés tous les ans. Donc ce serait scier la branche sur laquelle ils sont assis… avec une garantie de réussite qui est toute relative.
Passons sur un de nos derniers sujets globaux : celui de l’IA. Nous entendons les doubleurs et traducteurs, très inquiets de l’intelligence artificielle. Du côté des éditeurs, Grégoire Hellot nous disait en interview que, pour le moment, la traduction du japonais demandait trop de subtilités, trop de contexte aussi, pour pouvoir être faite directement. Cela suppose qu’un humain repasse derrière. Le gain de productivité ou financier est donc trop maigre pour être intéressant.
Est-ce que tu es d’accord avec ça et, plus globalement, quel est ton avis sur cette problématique ?
Alors sur le fond je partage l’avis de Grégoire, sur la traduction en général et celle du japonais en particulier. Il y a plein de choses de faites, plein de tests qui nous permettent de constater que ces traductions ne fonctionnent pas et que l’IA n’est pas encore capable de faire aussi bien qu’un être humain.
Mais je pense que, indépendamment de cette barrière technique, le mal est déjà fait. De manière pragmatique, si on dit à une multinationale de la culture que 90% du travail peut-être fait par une machine et que cela te coutera 50 euros au lieu de 800, 900 ou 1000 euros pour un être humain, et qu’il suffit de rajouter 50 ou 100 euros pour qu’un humain relise et vérifie que cela fonctionne bien… Le calcul va être vite fait. Surtout que tu n’auras plus le pourcentage de droits d’auteur à verser derrière, sur le long terme. Donc, pour cette multinationale, c’est vite vu.
Donc, oui, l’IA n’est pas parfaite et elle ne rend pas les nuances culturelles ou linguistiques qu’un traducteur peut apporter en travaillant pendant des années, en s’imprégnant des deux cultures et de l’actualité des deux pays pour rendre un résultat qualitatif et cohérent, mais ça ne sera pas un frein à son utilisation pour un grand nombre de sociétés. Avec l’effet désastreux bien sûr que ça va paupériser de manière extraordinaire un grand nombre de métiers liés directement ou indirectement à l’édition.
J’ai récemment fait une intervention dans mon ancienne fac de japonais, à Jussieu. J’étais très content de revoir les lieux, mes anciens profs, etc.. Il y avait donc la nouvelle génération d’étudiants en japonais qui étaient là. Certains étaient très intéressés par le métier de traducteur et rêvaient de le devenir plus tard. J’ai été obligé d’être – et j’ai détesté tenir ce rôle-là – le mec relou qui disait : “écoutez, si vous rêvez de faire traducteur, il ne faut pas vous empêcher de le faire. Mais sachez qu’il va être de plus en plus difficile d’en vivre et que dans le meilleur des cas vous allez plutôt vous retrouver à corriger des traductions réalisées par des IA”.
Le métier de traducteur tel qu’on le connaît aujourd’hui est en train de disparaître… et c’est quelque chose qui m’attriste parce que j’y suis très attaché : à la traduction, au texte et à la langue. Mon associée, Cécile, a été traductrice littéraire de métier donc tous les deux ça nous déchire le cœur mais, clairement, les intérêts économiques et la facilité d’exploitation que ça représente, dans l’édition et dans d’autres domaines déjà d’ailleurs, font que, comme je le disais, le mal est déjà fait. Lorsque tu regardes par exemple des séries anglophones sur Netflix ou Amazon et que tu lis les sous-titres, tu vois bien par toi-même où l’intelligence artificielle s’est plantée et ce qu’elle n’a pas compris, sur un jeu de mots ou une subtilité. Tu constates que c’est déjà là.
Je dis ça sans vouloir être le “vieux con” qui s’y oppose et qui est hostile aux évolutions car ces nouvelles solutions vont apporter énormément de choses dans la recherche scientifique, avec des facilités de calcul et de projections extraordinaires. Là-dessus, il n’y a aucun souci. Mais ce changement de paradigme va changer de manière profonde la manière de travailler dans l’édition : dans le lettrage, la traduction, etc. Ce sont des métiers auxquels je suis très attaché et des humains auxquels je suis très attaché et ça m’attriste profondément. Je ne serai plus dans la vie active quand cette transformation sera achevée et ce n’est pas plus mal car je ne suis pas “câblé” pour exister sereinement avec ça, et tout ce que ça implique… et je ne vais pas me lancer dans l’impact écologique qui va avec et toutes les autres conséquences qui vont de pair.
2025, le marché français et Ki-oon
Terminons notre entretien en parlant de 2025. Comment se portent le marché français du manga et les éditions Ki-oon jusqu’ici ?
Les deux sont encore en retrait prononcé, qu’il s’agisse du marché français du manga ou des ventes des éditions Ki-oon. Mais je pense que d’ici l’année prochaine ou dans deux ans nous aurons atteint le plateau, pour pouvoir repartir avec ces nouvelles séries porteuses qui viennent du Japon.
Quels sont les moments marquants de 2025 pour le moment ?
Dans notre actualité, il y a eu Ichi the Witch que nous avons annoncé et présenté à Livre Paris, qui est clairement notre “enjeu générationnel”, pour reprendre les mots que j’utilisais précédemment. En termes de nouveauté, nous avons eu un beau début d’année : nous avons maintenant assez d’ancienneté pour nous retourner sur les débuts de notre catalogue et proposer de belles éditions de nos séries porteuses. Nous avons lancé l’édition Perfect de Pandora Hearts au mois de janvier, qui fonctionne très bien et dont nous sommes particulièrement fiers parce qu’elle ne repose pas sur une édition japonaise préexistante.
C’est rare ça…
Oui c’est quelque chose que Square Enix a accepté de nous laisser développer en interne. C’est un partenaire de longue date avec qui nous avons réussi à faire des gros succès sur des séries qui ne sont pas forcément des hits en puissance au Japon. Il y a une relation de confiance qui s’est installée et ils nous laissent pas mal de latitude pour faire des choses de ce type-là. Nous sommes d’autant plus ravis que cette nouvelle édition prenne aussi bien auprès du public.
Et ensuite ?
Ensuite, il y a eu Phantom Busters que nous avons lancé début avril qui a été le deuxième meilleur lancement de l’histoire de Ki-oon sur sa première semaine, derrière Frieren sorti pendant la période Covid. Grosse satisfaction sur un titre qui fonctionne bien au Japon, sans non plus être un MHA ou un JJK en puissance.
Une autre joie fut la présence de Gou Tanabe à l’occasion du FIBD, pour sa collection des chefs d’œuvre de Lovecraft, qui fonctionne toujours aussi bien chez nous. C’est une série et un auteur avec laquelle nous arrivons vraiment à incarner notre ligne éditoriale : “le manga c’est pour tout le monde et pas seulement pour les fans de manga”. Elle touche beaucoup de lecteurs, dont plusieurs pour qui c’est la première lecture de manga ou pour qui le manga n’est pas ancré dans les habitudes de lecture.
Une belle histoire qui dure !



Dernière question, ou presque : c’était vos 20 ans l’an dernier et tu as vu le manga prendre sa place et progresser sur le marché français, en y participant d’ailleurs. Jusqu’où le manga peut aller selon toi ?
Je pense que nous sommes très très loin de la fin de l’histoire du manga en France. Nous n’avons pas du tout atteint un plafond de ce que le manga est capable de faire chez nous. Au-delà des 20 ans de Ki-oon, si l’on se retourne sur les vingt années écoulés, on ne peut que constater le chemin extraordinaire qu’a parcouru la bande dessinée japonaise dans notre pays.
Lorsque nous avons débuté il y a 20 ans, il n’y avait quasiment pas de manga dans les grandes surfaces, il n’y avait quasiment pas ou peu de librairies spécialisées manga. Il n’y avait quasiment plus de dessins animés japonais à la télévision, à des heures de grande écoute et sur des chaînes classiques. Il n’y avait quasiment jamais de film d’animation japonaise au cinéma, ni d’articles sur le manga dans la presse généraliste.
Vingt ans après, l’anomalie c’est d’entrer dans une librairie et de ne pas y trouver a minima un rayon manga. Que tu ailles chez Auchan, Carrefour, dans une librairie généraliste ou indépendante dans des grandes villes comme dans des coins paumés… N’importe où tu peux acheter ou lire du manga ! En bibliothèque, le manga est extrêmement bien représenté. Au cinéma, il n’y a jamais eu de période dans l’histoire aussi parfaite pour être fan d’animation japonaise : tous les mois il y a toujours au moins un et souvent plusieurs films à l’affiche, en sortie nationale ou événementielle.
En termes de contenu doublé ou sous-titré, il n’y a jamais eu autant de séries et de films disponibles à la télévision ou sur des grandes plateformes généralistes. Il n’y a jamais eu autant d’articles, dans les grands comme dans les petits médias, sur le manga et la culture japonaise… Et, en plus, ils sont de moins en moins clichés, façon Jean-Pierre Pernaut qui nous parle de ces “jeunes fans de mangas et de jeux vidéo et qui se déguisent en personnages étranges”. Nous avons passé un sacré cap de ce point de vue-là.
Même s’il y a encore des attaques politiques un peu démagogiques, comme celles qui visaient le pass culture et plus particulièrement le manga, le chemin parcouru reste énorme. Je ne parle même pas du FIBD avec la place majeure qu’a prise le manga dans la programmation et les expositions incroyables qui rendent hommage non plus à “un auteur de manga” mais à un grand nom de la bande dessinée mondiale… Nous avons clairement dépassé certains blocages et rattrapé notre retard.
Quand tu vois l’utilisation du medium manga par certains comme Inoxtag, par Teddy Rinner, par la fédération des produits laitiers même (!), l’image du manga elle aussi a évolué.
Quand nous étions gamins, le manga et l’animation japonaise étaient des loisirs un peu honteux, qui étaient jugés comme des choses faites pour les simples d’esprits. Aujourd’hui les gens qui ont grandi avec ça et dont les parents ont grandi avec ça ne voient pas les choses de la même manière.
Moi, pendant longtemps, tout comme Cécile, j’étais dans une course à la légitimité : “mais non le manga c’est génial, vous ne vous rendez pas compte ! Lisez plutôt ci ou ça et vous allez bien voir !”. Nous étions en quelque sorte des fans un peu frustrés en recherche de revanche sociale et de quête de légitimité. Alors qu’aujourd’hui, les ados et les jeunes adultes, ils sont très loin de ces problématiques. Non seulement ils adorent ça mais ils le revendiquent : ils achètent des t-shirts brandés My Hero Academia, Jujutsu Kaisen, Bleach, etc., et les leaders d’opinion aujourd’hui qu’ils soient chanteurs, influenceurs, écrivains ou réalisateurs de cinéma ne sont plus là à se cacher de ce qu’ils aiment, ils l’assument totalement et la démographie joue en notre faveur…
C’est vrai que le raz de marée qu’a été l’animation japonaise et le manga, pour toute une génération, a complètement changé la donne sur le long terme…
Ce qui est génial aussi là-dedans c’est que les gens qui ont commencé à lire des mangas il y a 20 ou 30 ans en lisent encore. Peut-être moins qu’avant, mais ils en lisent encore. Ils partagent parfois, même souvent, cette passion avec leurs enfants qui en lisent et parfois même des petits-enfants. Du point de vue de la démographie des lecteurs, nous nous rapprochons de plus en plus de ce qui se fait au Japon, c’est-à-dire un lectorat de 7 à 77 ans. En France nous n’y sommes pas encore tout à fait mais nous nous en approchons peu à peu. Ça offre quand même des perspectives extraordinaires pour la bande dessinée japonaise.
Bref, comme tu le disais, c’est vrai, je suis optimiste. Notre métier change, par exemple avec l’arrivée du numérique, la généralisation du simultrad, notre manière de travailler et de présenter le manga, la manière dont travaillent les traducteurs et les lettreurs, beaucoup plus morcelée qu’elle pouvait l’être par le passé. Oui, il y a des adaptations et des changements mais les perspectives de toucher un public de plus en plus large sont toujours là. Il y a donc plein de raisons d’être optimiste pour les années à venir.
C’est parfait comme message de fin. Merci à toi !

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Un grand merci à Ahmed Agne pour son temps et ses réponses, et à Victoire de Montalivet pour la mise en place de cette interview.

Superbe interview, très intéressante !
Ki-oon est clairement l’un de mes éditeurs préférés, du fait de son positionnement, de sa stratégie et de ses prises de risque. Clairement, ils ont sorti tellement de titres exceptionnels (et qui ont fonctionné) : Bride Stories, Frieren, Silent Voice, Erased, Ubel Blatt, Les Carnets de l’apothicaires, Beastars… Et encore, on parle moins des titres qui ont moins fonctionné mais pourtant de qualité (oui, je pense à toi Run Day Burst ou Kid i Luck). Tu sais que tu ne prends pas trop de risques avec eux sur la qualité.
Ils ont une approche qui me correspond beaucoup, celle de sortir un peu des sentiers battus du manga, mais tout en étant fédérateur. Majorité de leurs plus beaux titres sont des risques, mais payants.
Et petit à petit, ils ont su aller vers du plus commercial mais avec des choix encore payants, et une qualité au rendez-vous : JJK, MHA …
Et clairement Ahmed Agne n’y est pas étranger. Et donc lire ses réponses est toujours intéressant et je le trouve très pertinent. Cette rétrospective sur les derniers années du marché, du point de vue d’un acteur majeur, c’est vraiment passionnant ! On sent vraiment le passionné et l’amoureux, prenant le pas presque sur la partie business.
On voit bien également que c’est un marché hyper mouvant. Il nécessite de s’adapter constamment. Et ce n’est pas fini. La génération des néo-lecteurs de manga n’est pas la même que les primo-lecteurs. M’est avis qu’on ne proposera pas les mêmes manga, ni le même marketing aux 7-15 ans actuels quand ils grandiront.
Passage intéressant sur l’IA. J’ai du mal à voir aussi comment cela ne va pas profondément remodeler l’édition. Clairement, les traducteurs et lettreurs vont voir leur métier drastiquement changer et potentiellement se précariser. Et ça m’attriste aussi.
J’aurais juste aimer une petite question sur le positionnement de Ki-oon sur le Manhwa. C’est un nouveau pan de marché, qui a connu quelques beaux succès (Solo Leveling) sur cette période, mais Ki-oon semble avoir loupé ce train. J’aurais trouvé intéressant d’avoir son retour.