The Bugle Call : quand la guerre devient une symphonie…

La guerre. Un mot qui évoque l’affrontement entre au moins deux parties, mais aussi le chaos et la violence. Pourtant, dans The Bugle Call, ce mot va prendre une tout autre dimension. Il devient une partition, un rythme, un langage à part entière. Comme si le bruit des armes, des bottes et des cris n’étaient que le reflet distordu d’une symphonie bien funèbre. Dans ce manga, Higoro Tômori, le dessinateur, et Mozuku Sora, le scénariste, transforment la guerre en une représentation musicale où chaque personnage devient une note. Une note qui peut aussi bien sonner juste, qu’être dissonante.

À l’occasion de la sortie du 6e tome, embarquez dans une symphonie où se mêlent stratégies, pouvoirs et humanité…

The Bugle Call : quand la guerre devient une symphonie où se mêlent stratégies, pouvoirs et humanité

Publié par la maison d’édition Ki-oon depuis mars 2024, The Bugle Call s’impose, dès les premières pages, comme une œuvre comme on en voit peu. Le personnage principal, Luka, n’est ni un héros au destin grandiose, ni un combattant surentraîné. Il n’est qu’un simple clairon. Son rôle ? Insuffler le tempo à ses troupes et donner les ordres en rythme afin de les mener vers la victoire. Un rôle discret, mais pourtant crucial. Néanmoins, derrière son apparente fragilité se cache en réalité un pouvoir très intéressant : Luka est ce qu’on appelle un Branchu, des êtres dotés de pouvoirs étranges et reconnaissables aux branches qui poussent sur leur tête. Luka, lui, est capable de voir les sons. Un don qui va attirer l’attention du Pape. Ce dernier lui propose un marché qui va propulser le jeune homme au cœur d’un conflit où ses notes peuvent tuer autant que n’importe quelle arme. Bienvenue dans The Bugle Call, un manga de dark-fantasy qui pourrait bien signer le renouveau du genre.

Quand la guerre devient un spectacle

SENSOKYOSHITSU © 2022 by Mozuku Sora, Higoro Toumori / SHUEISHA Inc.
SENSOKYOSHITSU © 2022 by Mozuku Sora, Higoro Toumori / SHUEISHA Inc.

Ce qui peut immédiatement frapper le lecteur dans The Bugle Call, c’est son impressionnante mise en scène. Pour ceux qui ont quelques connaissances musicales, ils pourraient facilement avoir l’impression que chaque chapitre est construit à l’image d’un mouvement musical. Entre les montées en tension, les silences lourds et les crescendos brutaux, The Bugle Call nous impose un rythme auquel nous ne sommes pas forcément habitués. D’ailleurs, Higoro Tômori, le dessinateur, ne se contente pas de dessiner des scènes de combat. Il chorégraphie littéralement la guerre. Entre le cadrage des planches, les doubles pages qui explosent et les silences entre deux appels du clairon, nous, lecteurs, sommes spectateurs d’un ballet inattendu qui nous emporte. Un ballet qui ne romantise rien et qui ne nous épargne aucun déchirement.

SENSOKYOSHITSU © 2022 by Mozuku Sora, Higoro Toumori / SHUEISHA Inc.
SENSOKYOSHITSU © 2022 by Mozuku Sora, Higoro Toumori / SHUEISHA Inc.

Et au milieu de tous ces éléments se trouve la synesthésie de Luka, cette capacité que le jeune homme a à « voir » les sons. Ce phénomène neurologique n’est pas un simple détail de l’histoire : il en est le fil rouge, devenu outil narratif d’une puissance rare. À travers ses yeux, nous devenons capables, nous aussi, de percevoir les sons comme des formes, des lumières ou des textures. The Bugle Call nous offre alors une nouvelle grammaire visuelle qui nous permet de mieux comprendre Luka.

La guerre n’est plus simplement montrée : elle peut être entendue, ressentie et presque dansée.

The Bugle Call, un manga rempli de symboles et de dissonances

SENSOKYOSHITSU © 2022 by Mozuku Sora, Higoro Toumori / SHUEISHA Inc.
SENSOKYOSHITSU © 2022 by Mozuku Sora, Higoro Toumori / SHUEISHA Inc.

Par ailleurs, choisir un clairon comme protagoniste principal pourrait surprendre, mais n’a pourtant absolument rien d’anodin. Le personnage de Luka renverse le héros auquel nous avons été habitués ces dernières années à travers des titres comme Jujutsu Kaisen, Demon Slayer ou même, dans une certaine mesure, My Hero Academia. Tout comme Deku dans les débuts de la série de Kohei Horikoshi, Luka est fragile, souvent hésitant. Si dans les premiers chapitres de The Bugle Call son personnage est très égocentré, il va, petit à petit, faire preuve de davantage d’empathie vis-à-vis de ses compagnons. À lui seul, ce personnage représente une certaine dualité : il se doit de rassembler et de guider, mais également de manipuler et d’écraser ses ennemis. Sa trompette n’est alors plus un simple instrument de musique, c’est un vecteur de pouvoir. Celui de contrôler les autres, de leur imposer un rythme, de créer l’harmonie ou la dissonance selon le positionnement adopté.

SENSOKYOSHITSU © 2022 by Mozuku Sora, Higoro Toumori / SHUEISHA Inc.
SENSOKYOSHITSU © 2022 by Mozuku Sora, Higoro Toumori / SHUEISHA Inc.

De leur côté, les Branchus eux-mêmes peuvent être considérés comme une allégorie. Il y a fort à parier que leurs branches ne soient pas qu’un simple élément de design pour ajouter un côté ésotérique à l’histoire. Représentation de leur connexion au monde, aux flux invisibles de la nature ou de la conscience collective, les Branchus peuvent alors être considérés comme des antennes humaines, récepteurs et émetteurs d’un langage archaïque que la seule la guerre semble réveiller. Ces personnages sont également un révélateur de l’altérité. Ces êtres, souvent marginaux et que la société tolère à peine et instrumentaliste volontiers, nous rappellent d’autres archétypes que l’on a pu croiser dans d’autres lectures comme Tokyo Ghoul ou Made in Abyss.

Accepter de devenir un instrument ou garder son humanité ?

SENSOKYOSHITSU © 2022 by Mozuku Sora, Higoro Toumori / SHUEISHA Inc.

L’un des aspects les plus troublants de The Bugle Call se trouve dans la façon qu’ont les auteurs d’interroger sur la frontière entre l’humain et l’outil, entre celui qui agit et celui que l’on utilise. En tant que clairon, Luka n’est pas simplement le porteur d’un instrument : il est l’instrument. S’il n’est pas l’initiateur de la guerre, il en est pourtant la voix. C’est à travers lui que les ordres sont donnés, que la hiérarchie militaire s’exprime. Une approche qui évoque la déshumanisation en temps de guerre. L’humain n’est plus, place à l’outil qui sert les intérêts d’autrui.

Mais, à mesure que nous tournons les pages du manga, nous observons Luca être tiraillé entre sa volonté propre et les impératifs imposés par sa fonction. Sa synesthésie devient à double tranchant, à la fois don exceptionnel et malédiction. Plus Luka entend, plus il comprend ce qu’il se passe. Et plus il comprend, plus il doute. Jusqu’où devra-t-il aller avant de perdre toute humanité ? Quel sera son point de non-retour ? Le Pape, figure centrale de l’intrigue politique, incarne parfaitement cette instrumentalisation de l’humain. S’il prétend aimer les Branchus comme ses enfants, il n’hésite pour autant pas à les utiliser pour atteindre ses objectifs. Et il n’est pas le seul.

Des histoires dans l’histoire

SENSOKYOSHITSU © 2022 by Mozuku Sora, Higoro Toumori / SHUEISHA Inc.

Car si The Bugle Call peut se vanter de marquer autant ses lecteurs, ce n’est pas uniquement grâce au développement de son protagoniste Luka, mais également grâce à celui des personnes secondaires. Et l’exemple le plus parlant est très certainement celui de Zoé. Personnage au physique adulte, Zoé n’est en réalité qu’une enfant. Une enfant dotée d’une force capable de renverser le cours de n’importe quelle bataille. Si au départ Luka ne la considère que comme la protégée du Pape, il va finalement s’attacher à elle et l’inclure dans ses plans d’avenir. Zoé se retrouve alors entre le marteau et l’enclume, tout en restant l’instrument de la volonté d’autrui. Une situation que Luka ne supporte pas et qui va le pousser à protéger la jeune femme tant qu’il le peut.

Et ce n’est pas le seul personnage qui a cette force. Car ce qui fait finalement la qualité d’un titre, ce n’est pas exclusivement son histoire principale. Ce sont aussi toutes ces histoires supplémentaires qui donnent envie d’en savoir davantage, de comprendre les actions et qui nous poussent à nous remettre en question. Et, en ça, Mozuku Sora nous donne exactement ce dont nous avons besoin pour devenir accro à la série : des personnages secondaires qui éveillent notre empathie. Ils ne sont pas là pour le décor ou simplement pour valoriser Luka et son histoire. Les personnages secondaires de The Bugle Call ont leur propre histoire, leur propre vécu et nous apportent une autre vision de l’histoire principale.

Qu’il s’agisse de la branchue miroitante, du personnage d’Eudes ou simplement des compagnons de Luka, tous nous crient leur existence. Ils ne sont pas là pour faire de la figuration, ils ont, eux aussi, un but bien précis. Si par le passé de nombreux mangas nous ont habitués à avoir des personnages secondaires au service du personnage principal, un cliché très présent dans le shōnen nekketsu, dans The Bugle Call, ils sont au service de l’histoire et du lecteur. Chacun d’entre eux nous rappellent qu’aucune histoire n’est réellement toute blanche ou toute noire, elle est ce que certains veulent en dire et ce que notre sympathie nous pousse à croire.

Une œuvre qui va bien au-delà du champ de bataille

Contrairement à ce que l’on pourrait s’attendre, The Bugle Call dépasse très largement le simple cadre de la dark-fantasy ou du récit de guerre. En s’appuyant sur une mise en scène captivante, une esthétique sensorielle puissante et une narration à plusieurs niveaux, ce manga nous propose une véritable réflexion sur le pouvoir, la foi et le conditionnement des esprits. À travers les personnages du Pape et des Branchus, les auteurs nous interrogent ouvertement sur la manière dont les institutions religieuses peuvent manipuler les croyances et les individus pour imposer leur domination. Et avec le personnage de Luka, le lecteur se retrouve face aux questionnements intérieurs de ceux qui se retrouvent, bien malgré eux, à devoir incarner des systèmes qu’ils ne comprennent pas ou qu’ils désapprouvent.

SENSOKYOSHITSU © 2022 by Mozuku Sora, Higoro Toumori / SHUEISHA Inc.
SENSOKYOSHITSU © 2022 by Mozuku Sora, Higoro Toumori / SHUEISHA Inc.

Car finalement, The Bugle Call ce n’est pas seulement l’histoire d’un jeune garçon atteint de synesthésie qui souhaite devenir musicien. C’est avant tout celle d’un être humain qui tente, note après note, de trouver sa propre voix dans un monde qui cherche à lui imposer sa propre partition.

Juliet Faure

Tombée dans la culture japonaise avec le célèbre "Princesse Mononoké" de Miyazaki, je n'ai depuis jamais cessé de m'intéresser à ce pays. Rédactrice chez Journal du Japon depuis 2017, je suis devenue la yakuza de l'équipe. Plutôt orientée RPG et Seinen, je cherche à aiguiser de nouvelles connaissances aussi bien journalistiques que nippones.

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