Cloud de Kiyoshi Kurosawa : cruautés marchandes
Cinq ans après Les Amants sacrifiés (coscénarisé avec Ryusuke Hamaguchi), Kiyoshi Kurosawa est de retour, avec pas moins de trois films. Chime, moyen métrage revenant aux sources de son cinéma horrifique et sorti la semaine passée. La Voie du serpent, qui sera à découvrir le 16 juillet. Et enfin Cloud, en salles aujourd’hui, et à ne rater sous aucun prétexte.

Après le carillon, les nuages
Avec Chime, que nous découvrions lors de son avant-première en présence du réalisateur, on devinait un Kiyoshi Kurosawa en grande forme. Une impression que Cloud confirme. Si le premier marquait le retour de l’auteur de Kaïro et Cure au cinéma d’horreur, sur lequel il règne en maitre au Japon, le second est un objet hybride, un peu plus difficile à définir, mais pas moins passionnant.

Son histoire est celle de Ryôsuke, ouvrier dans une usine qui emploie son temps libre à l’achat et la vente d’objets en ligne, et qu’on découvre, dès la première scène du film, en pleines négociations. Si par certains aspects, Cloud joue avec les codes du thriller et de l’angoisse, c’est aussi, une première chez le réalisateur, un pur film d’action, et ce début in medias res sans introduction ni présentation en donne le ton. Efficace du début à la fin de ses deux heures et trois minutes, Cloud est un film au rythme soutenu, et, même dans sa première partie, slow-burner préparant le terrain pour la violence de la seconde moitié, il garde un air de machine bien huilée, et lancée à toute vitesse sur le chemin de la tragédie.
Revendeur d’objets en tout genre sur internet, Ryôsuke est, en parallèle, un employé modèle qui, dès le début du film, se voit offrir une promotion. Si son patron vante son efficacité, il le félicite aussi et même surtout pour sa capacité à rester dans le rang, et à ne pas se faire remarquer. Et assurément, c’est l’impression que donne le jeune homme dans les premières scènes. Hormis dans celle d’ouverture, dans laquelle il est métamorphosé en négociateur implacable, Ryôsuke est un homme oubliable par tous les aspects. Sa relation avec sa fiancée Akiko a l’air banale, et, quand il retrouve son ami de lycée Muraoka, vivant lui aussi de revente en ligne, il semble parfaitement désintéressé, voire même carrément absent. Il n’y a guère que quand il observe son écran d’ordinateur sur lequel il surveille ses ventes qu’il paraît prendre vie. Et encore, Kurosawa le film toujours observant son écran de loin, comme s’il craignait de s’y brûler en restant trop près.
Internet, isolation et sons, la mécanique de l’angoisse
Toujours est-il que le discret Ryôsuke décide de faire le grand saut. Il quitte son emploi, déménage avec Akiko dans une grande maison à la campagne, et engage le jeune Sano dans l’espoir de vivre pleinement de la revente en ligne. Si, déjà, dans la première partie tokyoïte du film, Kurosawa distillait une impression d’angoisse, cette dernière est encore accentuée par le déménagement. Film dans lequel la musique est souvent absente, Cloud, en revanche, est porté par une attention toute particulière aux sons. Et si, déjà, des pas dans les rues de Tokyo pouvaient devenir terriblement menaçants, ce sont en grande partie les bruits qui peuvent résonner dans une maison isolée à la campagne qui font monter la tension une fois le couple installé dans leur nouveau domicile.
L’opposition entre la campagne et la ville est l’un des premiers axes de Cloud, et Ryôsuke ne cessera de faire des allers-retours de l’un à l’autre au cours de son histoire. Un premier pilier, auquel il faut ajouter une seconde opposition, celle de l’individu face à un groupe. C’est d’ailleurs l’argument qu’emploie son employeur quand Ryôsuke lui présente sa démission : l’appartenance à un groupe, celui des membres de l’usine. Seul derrière son écran, seul dans sa maison, seul loin de Tokyo, Ryôsuke est un individu sans attache, un homme fuyant qui se résume à un plan dans lequel il discute avec Muraoka. La caméra y donne l’illusion qu’ils se font face, mais ils sont en réalité décalés. Ryôsuke, déjà, ne vit plus au même plan que les personnages avec lesquels il partage pourtant le cadre. Sans surprise donc, face à cet individualiste invétéré, Kurosawa place un groupe, celui que forment ses clients mécontents, et qui décident de se venger.

Des clients en colère
C’est à travers cette opposition que le film bascule dans sa deuxième moitié, lancée par une scène à la violence étourdissante. Et si Kurosawa revendique d’avoir voulu faire de Cloud un film d’action, cette dernière présente la singularité d’être le produit d’une violence qui secoue des hommes ordinaires. On l’a dit Ryôsuke est un homme banal. Et ceux qui lui en veulent ne sont pas différents. Les habitués de Kurosawa le savent, son cinéma est souvent une affaire de contamination. La violence ou l’horreur y sont rarement des éléments définis et concrets. C’est plutôt le surgissement qui l’intéresse, la façon dont les édifices moraux ou sociaux cèdent, sans qu’on puisse toujours expliquer pourquoi, face à un mal aussi omniprésent qu’intangible. C’est ce que montrait une scène de Chime, un repas de famille banal parasité d’un coup par l’irruption de comportements inattendus, en l’occurrence le rire maniaque d’un adolescent et les tocs d’une mère. Et Cloud ne fait pas exception. La violence qui le secoue est le produit d’une accumulation de petites rancœurs. Ryôsuke a beau en être l’épicentre – il est parfaitement conscient des limites avec lesquelles son métier joue – elle le dépasse largement, comme s’il n’était, au fond, qu’un prétexte à son surgissement. Surtout, elle est le fait d’hommes qui n’y sont pas habitués, et c’est ce qui rend le film si dérangeant. Ses scènes d’actions sont à la fois brutales et anti-spectaculaires, d’autant plus choquantes que la violence n’y est, pour reprendre les mots d’un personnage du film, « qu’impulsivité et instinct ». C’est le déchainement d’individus anonymes ou presque, contaminés par une folie meurtrière qu’ils ont entretenue les uns chez les autres et qui, d’ailleurs, ne sont pas tous capables de résister à son actualisation dans la réalité …
Le mal existe
Ainsi, Cloud revêt des airs de cathédrale de la violence et est un édifice savamment construit, dont il convient de dire une dernière chose. Sa première scène se déroule dans un entrepôt et sa résolution dans une usine désaffectée. Le mal a beau être une notion abstraite qui contamine le film, il n’est pas dit que Kurosawa n’ait pas sa petite idée quant à son origine. De fait, Ryôsuke est un pur produit du capitalisme et de l’époque. C’est Akiko qui le dit le mieux : elle a des envies. Comprendre, des envies d’achats, de consommation. Un mode de vie incompatible avec leurs revenus.

En s’improvisant commerçant et en acceptant de faire son beurre sur le dos des autres pour changer de vie, c’est Kurosawa lui-même qui souffle l’idée dans un entretien, Ryôsuke ne fait, au fond, que répéter à son échelle ce que font les grandes entreprises à la leur. Dans cette logique, l’usine (désaffectée ou non) n’est plus que le théâtre de la violence ; elle en est aussi le générateur. C’est surtout une idée qui invite à reconsidérer la totalité du film et à le penser autant comme un film d’action que comme un film social. Le constat, alors, est inévitable. La violence n’est pas l’apanage de la seconde partie. Elle porte un nom, le capitalisme, et a toujours été là. Dans le premier regard que jette son premier client à Ryôsuke, dans les rapports de force qu’il exerce sur ses « collaborateurs ». Dans le paternalisme de son patron. On la devine derrière chaque négociation. Elle parasite la relation entre Ryôsuke et Akiko et toutes les autres, qu’elle transforme en compétition. Plus que jamais, elle est un mal omniprésent, et son explosion finale, aussi brutale soit-elle, n’en est qu’une manifestation parmi d’autres. Une absurdité de plus. Terrible réalisation qui renvoie le film à l’horreur existentielle qui a fait connaître son réalisateur.
Cloud est un film aussi glaçant que captivant. La peur qu’il inspire n’est cependant pas immédiate. Elle vient à retardement, à mesure que le film dévoile ses strates de sens et ses métaphores. Au fond, il est à l’image d’une de ses scènes, une rencontre dans une salle d’arcade, dans laquelle une grande décision se prend. Une scène parmi d’autres, jusqu’à ce que sa réalité nous frappe. Tout cela est un jeu. Un jeu quotidien. Un jeu où tout le monde joue. Un jeu où gagner à un prix. Et surtout, un jeu où beaucoup perdent. Un jeu où beaucoup meurent.