Triple dose de Kiyoshi Kurosawa au Max Linder Panorama
Pour célébrer le retour du cinéaste Kiyoshi Kurosawa, le distributeur historique de films japonais Hanabi, s’est associé avec le cinéma Max Linder Panorma, le site d’actualité Sens Critique, et la plateforme de streaming So Film, pour proposer un triple programme exceptionnel. Ainsi le 9 avril dernier nous avons pu (re)découvrir son classique Cure sorti en 1997, suivi d’une masterclass modérée par le rédacteur en chef de SoFilm, Axel Cadieux, et cerise sur le gâteau, une avant-première de son dernier film Chime, à paraître le 25 juin prochain en France.
Cure, 30 ans plus tard
Kiyoshi Kurosawa a déjà été largement commenté et analysé dans les colonnes de JDJ, nous nous en tiendrons donc ici à un propos liminaire afin d’introduire la masterclass qui a suivi le visionnage.
Dans Cure, troisième film après sa période pink eiga, et premier de sa “trilogie officieuse” avec Charisma (1999) et Kaïro (2001), le réalisateur commence à y tracer les motifs visuels et thématiques qui feront sa renommée par la suite.
Les films de fantômes tout d’abord, qu’ils soient de véritables spectres comme dans Kaïro ou bien symbolisés par l’hypnose dans Cure. Ces spectres, parfois métaphoriques, semblent toujours observer les personnages, enfermés dans un “cadre dans le cadre” à l’écran, ils sont à la merci de ce regard externe.
Dans sa masterclass, Kurosawa explique comment il avait à l’époque une manière très rationnelle de construire un film. S’il voulait s’essayer à un nouveau genre, il lui suffisait d’étudier ses codes en regardant un grand nombre de films du même genre. Ainsi, quand il nous révèle qu’une de ses inspirations principales est Le Silence des Agneaux, la filiation apparaît évidente, notamment à travers le personnage du tueur en apparence très calme qui cherche à pénétrer l’esprit de l’inspecteur pour le faire douter, le pousser à bout. Se lance alors un duel psychologique pour le plus grand plaisir du spectateur qui se demande qui craquera le premier.
Les personnages de Kurosawa incarnent donc bien souvent un mal qui traverse notre époque moderne : notre incapacité à communiquer avec nos semblables. Ainsi la narration du film, loin de tout sadisme gratuit, révèle les travers d’un héros au départ présenté comme bien sous tout rapport, et dévoile la noirceur de son cœur. Une noirceur, suggère le réalisateur, à trouver dans le rapport qu’il entretient avec son entourage : “Dans Cure, le coupable dit qu’il a une tendance à perdre la mémoire et que son cœur est vide. Et du coup oui, cette idée que notre cœur se vide, c’est peut-être une thématique que j’apprécie et qu’on peut lier à la question de la mort.”
Obsédé par la mort et ce qui la suit, néant ou fantôme, Kurosawa n’en reste pas moins un réalisateur dont la plus grande force est sa capacité à dépasser les codes du genre et surprendre le spectateur. Mais celui qui en parle le mieux c’est encore lui-même.
Masterclass : retour sur plus de 40 ans de carrière
Axel Cadieux (SoFilm) : Je vous propose donc de commencer par parler de Cure, que l’on a découvert, ou redécouvert ce soir, et parler plus précisément de son dernier plan. À mes yeux, l’un des plus puissants peut-être bien de ces 30 dernières années au cinéma. J’aurais bien aimé que vous nous racontiez la manière dont vous l’avez pensé mais aussi la manière dont vous l’avez composé d’un point de vue formel.
Kiyoshi Kurosawa : Je n’avais pas souvenir que ce plan était si impressionnant que ça. Alors laissez-moi me rafraîchir la mémoire, c’est bien cette scène dans le restaurant où on a le personnage principal, l’inspecteur, qui est à table et puis on a cette serveuse qui est en train de marcher et on a l’impression qu’elle saisit un couteau. C’est bien de ce plan-là que vous nous parlez ?

C’est exactement de ce plan dont je parle et notamment du fait que, je ne sais pas si c’est visible sur l’écran, mais dans mon cas quand je l’ai vu pour la première fois sur un écran de télévision, j’ai dû m’y reprendre à deux fois pour être bien sûr que la serveuse s’était saisie d’un couteau par exemple. Ça change tout le film !
Alors merci, ça me fait très plaisir. En fait, pour tout vous dire, la caméra a continué à tourner après ce plan final et ensuite la serveuse se rend en cuisine et de là, elle va vers sa supérieure et lui assène plusieurs coups de couteau jusqu’à ce qu’elle meurt.
Et donc une fois qu’on avait tourné cette scène, je me suis dit que c’était peut-être trop simple d’une certaine façon, que l’on soit encore face à un crime, que ce n’était pas très original et qu’il ne serait peut-être pas pertinent de tout utiliser. La question s’est alors posée de savoir à quel moment couper, quand mettre fin au film et c’est là où je me suis dit qu’on pouvait s’arrêter au moment où la serveuse saisit quelque chose qui ressemble à un couteau, de manière à ce qu’on ne soit pas sûr qu’elle soit vraiment en train de faire ça, que tous les spectateurs ne comprennent pas forcément. Donc j’ai eu cette sorte d’intuition qui m’a décidé à couper au montage le film à ce moment-là.
Mais à mesure que je vous parle de ce plan, la mémoire me revient et je me souviens que la supérieure de la serveuse, donc celle qui se fait tuer par la suite, est celle qui chuchote quelque chose à l’oreille de celle qui saisit le couteau. Et je me suis toujours dit que le jeu de la supérieure manquait de naturel, elle est comme très raide et je ne pouvais m’empêcher de penser : mais pourquoi joue-t-elle de manière si peu naturelle ?

Et finalement, je me suis rendu compte après coup que c’était parce qu’elle avait une couverture de protection sous ses vêtements pour la scène qui allait suivre ! C’est tout cet attirail de protection qu’elle a sous son uniforme de serveuse qui rend son jeu si peu naturel.
Je me suis aussi posé une question en revoyant le film, au niveau de l’écriture du scénario, je me suis demandé si dès le début vous aviez cette envie d’un personnage principal qui soit animé d’un désir de meurtre, de certaines pulsions vis-à-vis de sa femme notamment, ou est-ce que cette idée s’est développée en cours de route ? Est-ce que le film s’est doublé en cours de route d’une autre lecture, d’une autre couche ?
Oui alors, évidemment c’était dès le début dans le scénario, mais en fait, l’idée est apparue en cours d’écriture du scénario, il y a un moment où j’ai eu un petit blocage, j’ai donc un peu posé mon stylo et puis c’est après que m’est venue cette idée d’avoir un personnage principal avec un désir de meurtre.
Je me souviens que j’ai écrit ce scénario au début des années 90 et c’était une époque où j’avais vraiment une idée très préconçue de ce qu’est le cinéma de genre, à quelle logique il devait répondre et je me sentais comme investi de la mission d’aller au bout de ce qu’était le cinéma de genre.
Par exemple, parmi les idées préconçues, enfin dans ma vision du film de genre, c’était que lorsqu’on a un personnage d’inspecteur qui poursuit un tueur en série, il ne faut pas montrer autre chose que cette quête de l’inspecteur, c’est-à-dire qu’il ne faut pas du tout montrer des scènes de vie de famille par exemple parce que parmi tous les films que j’avais vu jusqu’ici, je n’avais aucun exemple en tête de film réussi qui avait fait ça.
La question que je me posais alors c’était : jusqu’où pourrais-je aller en me concentrant uniquement sur l’affrontement entre l’inspecteur et le coupable, mais en réalité, ça ne fonctionnait pas bien. Et donc un jour, j’ai dû me résoudre à accepter que j’atteignais les limites de ce modèle. Ainsi, même si c’était à contrecœur et à regret, j’ai fini par abandonner l’idée de m’en tenir uniquement à l’affrontement entre l’inspecteur et le coupable et j’ai fait une tentative d’introduire ce personnage d’épouse pour montrer des scènes où cet inspecteur n’est pas en train de mener son enquête mais plutôt de le montrer dans son quotidien, dans sa vie de famille et de montrer quelle relation il entretient avec sa femme et là tout d’un coup de manière très étrange le scénario s’est développé de manière très naturelle et je l’ai terminé en très peu de temps.
En tout cas, c’est l’un de vos premiers long-métrage. On y retrouve déjà quelque chose que l’on va retrouver dans la plupart de vos films qui vont suivre, qui est le traitement de la violence, la plupart du temps soit hors champ, soit filmé en plan fixe de manière très anti-spectaculaire, pas du tout ce qu’on appelle des jumpscares par exemple, à savoir, disons, un gros plan sur sur quelque chose de gore, ce genre de scène n’existe quasiment pas dans votre cinéma. Les scènes de violence sont souvent filmées comme des scènes classiques du quotidien. Pour vous, d’où est-ce que vient ce style, où est-ce que vous l’avez façonné et est-ce qu’il était conscientisé à l’époque ?
Oui comme vous dites, c’est exactement de cette manière que je représente la violence. En fait, ce que je me dis, c’est que ce n’est pas parce qu’on est face à une scène de violence que je vais entreprendre un montage particulier ou que je vais filmer d’une certaine manière. Je vais traiter la violence comme je traite la vie quotidienne, comme je traite la vie de l’inspecteur avec sa femme. Je m’en suis donc tenu à vraiment tout filmer de la même manière et qu’il ne fallait pas changer ma façon de filmer parce qu’on était dans un moment différent du film.
Ensuite, au Japon, comme dans d’autres pays, on a souvent des faits divers, des affaires de meurtres qui surviennent et lorsque ces affaires sont traitées aux informations, on a souvent des témoignages de gens qui connaissaient le coupable, des voisins, des personnes qui vont dire « Ah mais je n’aurais jamais cru qu’il était capable de faire une chose pareille. Ah mais c’était un si bon père de famille, il était si calme, il était si gentil.” C’est vraiment le genre de chose qu’on entend souvent dans des interviews et en voyant ça, je me suis dit alors : est-ce que quelqu’un de nature calme d’habitude et qui va commettre un meurtre, va-t-il tout d’un coup se métamorphoser ? Est-ce qu’il va enlever son masque de personne gentille pour devenir un tueur en série ?
Et bien non, je pense que les personnes gentilles, vont rester gentilles tout en commettant leur crime, le bon père de famille va garder son masque de bon père de famille lorsqu’il va commettre son meurtre. C’est ce genre de réflexion que j’avais en tête lorsque je concevais Cure.
A partir du moment où je me suis dit qu’un être humain qui est très sage va commettre son meurtre de manière très sage, qu’un être humain extrêmement banal va tuer de manière tout aussi banale, pareil pour quelqu’un de sérieux, et bien il faut que la scène de meurtre que je réalise soit tout aussi calme, tout aussi banale et sérieuse que le meurtrier. Donc ce n’est pas parce que on est soudain face à une scène de meurtre qu’il faut qu’on filme la chose de manière violente et c’est pour ça que je me suis dit que même les scènes de meurtre, j’allais les filmer de manière très apaisée.
Et c’est d’ailleurs ce qui est assez passionnant dans votre cinéma car ça marche dans l’autre sens aussi, par exemple toujours d’un point de vue mise en scène, je trouve qu’il y a un travail sur le son qui est assez fou et dans plusieurs scènes, il y a des vrais jumpscares pour le coup, mais sonores, des moments où le spectateur est saisi par des sons qui ne viennent pas d’actes de violence, mais du quotidien.
Je pense par exemple à la machine à laver qui obsède le personnage principal ou par exemple au bruit du mixeur qui le ramène à la réalité alors qu’il a la vision de sa femme pendue. Vous parliez du fait de filmer les scènes de violence comme des scènes du quotidien, mais parfois, les scènes du quotidien sont également filmées comme des scènes de grande violence, du moins aux yeux du personnage principal. Encore une fois ces deux choses-là se conjuguent dans ce film.
Oui en effet, c’est vrai que je m’amuse beaucoup en faisant ce travail sur le son, c’est une succession d’essais, d’erreurs, de diverses tentatives et c’est justement avec Cure que j’ai commencé à entreprendre ce travail précis sur le son.
C’était donc tout à fait conscient de ma part de faire en sorte d’ajouter des sons qui vont amplifier un certain effet. Par exemple dans une scène choquante, amplifier le côté choquant par le son, pareil pour les scènes qui font peur. Dans Cure aussi la question que je me suis posée, c’est par rapport à ce qu’on voit à l’image, comment faire pour intégrer des sons que l’on entendrait naturellement dans cette image ?
Mettons par exemple que nous sommes dans un lieu où l’on entend un son, c’est le son qu’on s’apprête à entendre au vu de la situation, puis dans la scène suivante, on va retourner au même endroit, mais cette fois-ci je vais y mêler un son différent. Ainsi on est face à une image identique où l’inspecteur est en train de mener son enquête, mais le son un petit peu différent donne l’impression au spectateur qu’il y aurait quelque chose hors champ qui est en train de changer, alors même que nous sommes toujours face à la même image réaliste. C’est un effet que je parviens à produire par le son et que j’ai employé dans Cure notamment.
C’est de là que vient l’étrangeté qu’on retrouve dans la plupart de vos plans, j’ai l’impression que même lorsque vous ne filmez rien d’étrange ou de particulièrement fantastique, une impression un peu fantomatique et un peu surréel s’en dégage, cela vient peut-être de ce procédé là.
Oui tout à fait, l’effet sonore est vraiment important dans mon cinéma. Mais là je commence à être un peu gêné de vous raconter tout ça comme si j’étais le grand découvreur de ce procédé alors que je dois vous faire un aveu, ce n’est pas du tout moi qui ai sorti ça de mon chapeau.
Avant de réaliser Cure, j’ai vraiment vu une quantité de film que l’on peut qualifier de thriller psychologique avec des inspecteurs qui sont à la poursuite d’un coupable et vraiment tous ces films m’ont énormément influencé pour réaliser Cure, mais je vous en citerai deux que je trouve particulièrement révélateurs :
Il y a tout d’abord un film de 1968 de Richard Fleischer qui est L’étrangleur de Boston et aussi un film de 1990 qui est Le silence des Agneaux et sans ces deux films Cure ne serait jamais né.
Je ne sais pas combien vous êtes dans la salle à avoir vu ces deux films, mais ce sont vraiment des films qui représentent avec brio cet instant du meurtre dans des plans complètement banals et ordinaires avec un son issu du réel, mais auquel va s’ajouter petit à petit de manière imperceptible un son un petit peu inquiétant et tout d’un coup, on va s’éloigner de la réalité qu’on connaît pour basculer vers totalement autre chose. Ce genre de scène je les ai vu à plusieurs reprises dans ces films et elles m’ont vraiment inspiré à de nombreuses reprises pour mon cinéma.
Vous évoquez votre cinéphilie, et c’est vrai que l’on parle souvent de Cure comme étant l’un de vos premiers films, en tout cas le premier vous ayant fait accéder à une certaine notoriété internationale, et à l’époque vous aviez pourtant déjà plus de 40 ans. J’aurais aimé savoir quel était votre parcours avant cela, qui je crois a été finalement assez peu linéaire ?
Effectivement j’avais 40 ans lorsque j’ai réalisé Cure, mais avant ça j’avais réalisé une bonne dizaine de films plus commerciaux et si on ajoute à ça tous les films que j’ai autoproduit lorsque j’étais étudiant, en fait on peut dire que j’avais déjà réalisé beaucoup de films, mais c’était vraiment des films très peu connus qui n’ont été vus que par un petit groupe de japonais cinéphiles et on peut dire que Cure est le premier film qui a été visionné en dehors du Japon. Donc il est normal qu’ à vos yeux Cure soit considéré comme mon premier film mais en réalité, j’avais réalisé de nombreux films très mineurs avant ça.
Mais c’est vrai qu’ensuite, de Cure jusqu’à aujourd’hui, j’ai vraiment réalisé toutes sortes de films, donc pas seulement des films d’horreur, mais aussi des films à suspense et souvent on me demande mais pourquoi vous touchez à autant de genres ? J’ai tendance à me braquer un peu quand on me demande ça. J’ai envie de dire : mais qu’est-ce qu’il y a de mal à faire ça ? En fait c’est tout simplement que j’aime le cinéma, j’aime toutes sortes de formes de cinéma et j’ai envie à mon tour d’en réaliser de très différentes. Donc c’est une raison aussi simple que ça.
Après à mesure que que je vous parle, ça me fait penser que ce qui me convient le mieux, plutôt que de me dire “voilà, je veux réaliser ce genre de film”, c’est quand on me propose de réaliser tel type de film et à ce moment-là, si je m’en estime capable, en général cela fonctionne bien. J’ai l’impression que si l’on ne recherche que des films qu’on a soi-même envie de réaliser et que ça ne marche pas, on a tendance à être un peu bloqué, mais si on part du principe de rester ouvert et si l’on se sent capable de se lancer dans les projets qui nous sont proposés, cela permet de rester dans une dynamique où on va continuer à faire des films. Donc voilà, je fonctionne un petit peu sous cette forme de logique.
Je tiens quand même à dire, et c’est une chose importante, c’est que pour certains réalisateurs cette méthode peut ne pas fonctionner, c’est-à-dire que si on ne réalise que des films pour lesquels on a un producteur qui nous a dit : oui, ça, je sens que tu peux le faire et je t’autorise, je te donne les moyens de le réaliser, certains réalisateurs peuvent se retrouver contraint à ne réaliser que des films qu’ils n’avaient à la base pas envie de réaliser et à force de faire ça, on peut perdre l’envie même de faire des films.
Mais moi heureusement, ce n’était pas du tout mon cas. Lorsque un producteur me disait : ce film, je sens que tu peux le faire, et bien j’allais voir le même genre de film, et à force de regarder ce type de film que l’on m’invitait à réaliser, petit à petit, j’avais envie à mon tour de faire un film de ce genre et en cela, je me dis heureusement que j’étais déjà un cinéphile à la base parce que cela m’a permis de me dire ah oui, moi aussi, je pourrais faire comme ça a été fait dans tel film.
Donc à force de prendre le temps de regarder des films, l’envie me vient à mon tour de réaliser un film du même genre. Je me dis donc, heureusement que j’ai vu tous ces films et que j’étais conscient de leur intérêt parce que c’est vraiment ça qui m’a poussé à réaliser des films à mon tour.
Après il m’arrive aussi parfois d’avoir des films que je veux réaliser dès le début où je vais concevoir l’idée de départ et je vais aller jusqu’à la réalisation et c’est notamment le cas avec Cure où j’avais une grande envie de réaliser ce film alors j’ai entamé l’écriture du scénario, mais cela m’a pris cinq ou six ans à partir de là jusqu’à sa réalisation donc c’est vrai que c’est un processus qui prend plus de temps.
En tout cas, très peu de temps après Cure, vous réalisez un film très libre qui s’appelle Charisma et qui date de 1999. Le film débute comme un polar, avant d’en sortir complètement et de proposer un scénario qui n’est absolument pas calibré et qui va vers des chemins beaucoup plus existentiels et métaphysiques, c’est difficile de l’assigner à un genre. Est-ce que ce film-là est aussi pour vous une manière de dire : vous m’attendez désormais dans un certain genre, celui du polar, celui du thriller, et donc je vais aller ailleurs et rester inclassable ?
Alors effectivement, à l’étranger en ordre d’apparition des films il y a eu Cure, puis Charisma, mais en réalité entre ces deux films, j’ai réalisé deux autres films, cette fois-ci de yakuza. Pour tout vous dire, le scénario de Charisma je l’avais écrit avant même Cure, dans les années ‘80, mais ne trouvais pas les moyens de réaliser ce film, et c’est finalement au bout de dix ans que j’ai enfin pu le tourner. Donc c’est un film qui a un parcours un peu atypique. Pardon j’ai oublié de préciser, j’ai tourné deux films de yakuza, mais aussi un film familial.
Je me demande moi-même ce que j’avais en tête lorsque j’ai conçu le scénario de Charisma, mais oui je me souviens que l’idée était de faire l’inverse de Cure et de faire quelque chose de complètement à rebours. Alors j’ai voulu emprunter aux codes et aux bases du cinéma de genre pour aller vers l’expression de choses qu’il est a priori impossible de représenter dans un film de genre. Ça a été très difficile à mettre en place mais le résultat de cette réflexion a donc été Charisma. Mais encore une fois, ça a été un scénario qui a été écrit avant Cure et que j’ai mis dix ans à réaliser
La mémoire me revient à mesure que je vous parle, donc je me souviens que j’avais écrit le scénario de Charisma, mais évidemment ce n’était pas facile de réaliser ce film et j’étais arrivé à un moment où je me demandais ce que j’allais faire, vers où je devais me diriger… Et c’est justement à ce moment que j’ai vu Le Silence des Agneaux, j’ai été bouleversé et choqué par la vision de ce film, et j’ai eu la certitude à ce moment-là que les codes du film de genre était quelque chose à absolument respecter et que c’était là le secret pour faire un beau film donc j’ai mis de côté mon scénario de Charisma pour entreprendre l’écriture de Cure.
Il y a un autre cinéaste avec un rapport au genre assez ludique, qui parfois respecte les règles et d’autres fois s’en échappe. C’est un cinéaste de votre génération, David Lynch, qui certes a surtout travaillé aux Etats-Unis, mais je me demandais si c’était un cinéaste dont d’une manière ou d’une autre vous vous étiez sentis proche, ou pas du tout ?
Alors juste une précision avant tout, David Lynch, comme vous le savez, est récemment décédé, mais il n’est pas de ma génération, il est beaucoup plus âgé que moi [la salle se met à rire], alors peut-être que pour les jeunes d’aujourd’hui, toutes les personnes plus âgées ont l’air de faire partie de la même génération mais je suis bien plus jeune que lui, et pour moi il était considéré comme un véritable génie.
Maintenant pour répondre à votre question, oui j’aime beaucoup le cinéma de David Lynch, j’ai vu beaucoup de ses films, mais quant à savoir s’il m’a fortement influencé, je ne saurais pas dire. En tout cas de mon côté je n’en ai pas forcément conscience, mais évidemment je pense à Twin Peaks, cette série policière où des phénomènes étranges vont se produire et je pense, que ce soit au niveau formel ou autre, forcément cette série a pu m’influencer, c’est quelque chose de fort possible.
Après, à mes yeux David Lynch est plus un auteur ou un artiste, quelqu’un qui a beaucoup d’idées très riches, et qui est capable de réaliser toute sorte de films différents, mais à côté de ça je n’ai pas l’impression qu’il soit réellement dans une recherche profonde de ce qu’est le cinéma de genre. Finalement ce sont des choses qu’il peut mettre à profit lorsqu’il en a besoin, mais si il ne se sent pas concerné par le cinéma de genre dans ce qu’il a envie d’exprimer, il va plutôt suivre son imagination, en tout cas c’est l’image que j’ai de lui.
Mais pour vous citer un autre réalisateur que David Lynch, qui est un peu plus jeune, et qui à mes yeux est un peu plus possédé par ce qu’est le cinéma de genre, et qui est toujours à la recherche de la perfection dans ce qu’est le film de genre, c’est un un autre David, David Cronenberg. Parfois, il ne parvient pas à faire un “ film de genre parfait”, et alors il en fait quelque chose de complètement différent, mais en tout cas c’est quelqu’un qui est constamment dans cette lutte entre le film de genre et son propre style. Donc finalement, je me sens beaucoup plus proche de lui, alors peut-être que si David Cronenberg m’entendait, il serait en colère que j’ose dire cela, mais à titre personnel j’ai conscience d’être plus proche de l’univers de David Cronenberg.
En tout cas, une composante qui vous réunit peut-être tous les trois, c’est un certain attrait pour l’étrangeté et pour le spectral, les choses assez impalpables. La chose qui me marque quand je vois vos films c’est que même lorsque vous filmez le vide, le vide apparent, on a l’impression que vous filmez quelque chose, quelque chose de plein, et ça crée une espèce de présence dans vos plans. Je me demandais alors comment vous faisiez, pour d’éventuels apprenti.e.s cinéastes qui nous écoutent ? Alors, on évoquait le son tout à l’heure, mais cela passe peut-être aussi par d’autres petites choses que vous pourriez peut-être partager ?
Merci beaucoup, mais tout d’abord je dois dire que je suis assez gêné que mon nom soit prononcé à côté des noms de David Lynch et David Cronenberg, ça me procure une pression énorme face à ces deux grands aînés, et je n’oserai jamais me mettre à leur niveau. Alors s’il vous plaît, vous qui m’écoutez ici, n’alignez pas mon nom avec celui de David Lynch ni celui de David Cronenberg.
Ensuite, effectivement c’est vrai que j’aime beaucoup filmer des pièces vides, des pièces désertes, les murs d’un bâtiment abandonné,… Mais même pour moi je ne sais pas vraiment ce que je cherche à exprimer en filmant ces endroits-là, je ne suis pas mû par une vision précise. Je peux toutefois dire une chose à ce propos, le moment où on filme quelque chose, ce qui est le plus facile à comprendre, par exemple, lorsqu’on filme le visage d’un acteur, on voit clairement le visage d’un acteur à l’écran, le spectateur va se concentrer sur les expressions de cet acteur. En revanche quand on filme quelque chose de beaucoup moins précis, un espace par exemple, où il n’y a pas grand chose, juste un mur, je me dis que face à ce genre de spectacle, celui qui regarde va soudain prendre conscience du cadre de l’écran, il va prendre conscience de ce cadre qui forme l’image.
Bon ce que je vous dis là, c’est vraiment la base de la base de l’expression du cinéma où en effet, on est face à un rectangle qui projette un monde qui ressemble énormément au nôtre, mais en tant que spectateur on n’est jamais sûr que ce monde là appartienne vraiment à la réalité. Et c’est vrai que lorsqu’on est face à un gros plan d’un acteur, on ne va pas se poser ces questions-là, on ne pense pas à l’existence de ce cadre. Mais si on est face à un espace beaucoup plus vide à l’écran, on va avoir tendance à se dire que l’on est face à un monde qui ressemble beaucoup au mien, mais est-ce que c’est vraiment le même que le mien ? Et d’ailleurs, qu’y a-t-il en dehors de cadre ? Est-ce qu’il n’y aurait pas des choses qui dépassent mon imagination ? Le spectateur est ainsi pris par une curiosité et en même temps une sourde inquiétude en faisant face à ce rectangle où il sent une certaine présence. Donc j’aime bien filmer ce genre de plan qui va intriguer le spectateur en lui faisant poser ce genre de question.
À noter que ce n’est pas seulement moi qui ait ce genre de considération, je pense que tout cinéaste lorsqu’il réalise un film, va suivre un scénario, faire jouer des acteurs, travailler la lumière, élaborer une mise en scène, pour faire ressentir au spectateur l’existence de ce monde qui apparaît sur l’écran. Et à chaque fois pour y parvenir il y a une véritable entraide entre les membres de l’équipe du film, et c’est ça pour moi qui correspond à faire des films.
Vous évoquez le cadre de la caméra, et ce qu’il y a en dehors du cadre, alors en vous écoutant ça me fait penser au dernier plan de Kaïro, un film que vous réalisez en 2001, et pour le coup le dernier plan c’est un bateau qui se trouve dans un petit rectangle qui rétrcit au fur et à mesure, et tout autour du bateau l’espace noir prend de plus en plus de place, ce qui nous ramène à l’inconsceince et l’inconnu qui se trouve hors du cadre. Ce dernier plan me paraît assez symptomatique de ce que vous venez d’expliquer !

En effet, maintenant que vous me le rappelez, je me souviens avoir fait ça. Alors au moment de réaliser le film je ne sais plus jusqu’où j’avais conscience de cette idée du cadre, mais oui je me rappelle de cette image du bateau qui flotte en mer, qui a l’air un peu tanguant, on ne sait pas si il va vraiment tenir le coup, et c’est le personnage principal qui se trouve dans ce bateau.
Pour évoquer des souvenirs par rapport au film Kaïro, je me souviens que ça a été assez compliqué, que ce soit à l’étape du scénario ou bien du tournage, je me souviens m’être souvent senti perdu. Pour vous rappeler, il s’agit d’un film d’horreur avec des fantômes, mais qui interroge en même temps cette figure du fantôme, et j’étais comme possédé par ce thème extrêmement complexe. Car s’il s’était juste agi de faire peur, j’aurais juste eu à faire apparaître des fantômes qui font peur, mais là on était dans quelque chose de plus profond, essayant d’interroger sa nature, son rapport avec les vivants, … Donc j’étais face à toutes sortes de problèmes sans réponses, et je me souviens avoir fait face à de nombreux murs et m’être senti vraiment perdu.
Encore une fois, tout en parlant les souvenirs me reviennent [rire], et je crois que l’idée de départ de ce film vient du moment où je me suis dit qu’il existait toutes sortes de films de fantômes, et que se passerait-il si on envisageait le film de fantôme comme un film d’invasion extraterrestre ? C’est-à-dire imaginer la menace des fantômes comme une invasion dans le monde des humains, et ce qui se passerait si une telle chose se produisait, voilà l’idée au départ de Kaïro.
Mais je me demande encore comment j’en suis venu à avoir une idée aussi farfelue. Mais la question qui se posait ensuite c’était : d’accord on a une invasion de fantômes, mais alors, que vont devenir les humains ? Dans le cadre d’une invasion extraterrestre, le scénario classique c’est que les extraterrestres vont tuer les humains, mais si les fantômes tuent les humains, alors que passe-t-il ensuite ? Les humains deviennent des fantômes à leur tour ? Cela veut dire que les fantômes vont se retrouver avec de nouveaux camarades ? Et c’est là que je me suis dit : mais où est-ce que je suis en train de me diriger ? J’étais vraiment perdu.
Et enfin de compte l’idée que j’ai eu c’était de me dire qu’on avait cette invasion de fantômes dans le monde réel, mais les fantômes n’allaient pas tuer les humains parce que cela en aurait fait des complices et ça n’aurait eu aucun sens. J’ai alors décidé de renverser cette règle selon laquelle un humain mort devient un fantôme et j’ai eu l’idée que les fantômes vont “effacer” ces humains, en les transformant en ombre. Les fantômes ne vont donc pas littéralement tuer les humains, mais vont faire disparaître leur existence même, et en faisant cela vont envahir le monde des humains. C’est comme ça que tout un monde s’est déployé à partir de cette idée.
Résultat, Tokyo se retrouve complètement vidée d’humains vivants et on ne voit errer dans la ville que des fantômes et quelques humains qui ont survécu et ont décidé de s’enfuir. Leur seul échappatoire c’est la mer et c’est pour cela qu’ils vont prendre le bateau pour s’enfuir et c’est comme ça que se termine le film.
En vous racontant cela je me rends compte que c’est vraiment n’importe quoi, j’espère que vous arrivez à me suivre. En tout cas, voilà, c’était un film d’horreur dont l’action se déploie de manière totalement inattendue.
D’ailleurs, le film que le public va découvrir aujourd’hui Chime, a beaucoup de points communs avec Cure, si Chime était montré au cinéaste qui a réalisé Cure il y a 30 ans, comment pensez-vous qu’il réagirait ?
[rire] C’est une question difficile ! En plus je pense que beaucoup de gens vont découvrir le film pour la première fois, alors je ne veux pas trop en révéler, mais si le moi d’il y a trente ans le voyait, je pense qu’il se mettrait un peu en colère, en se disant : mais tu ne pourrais pas respecter de manière un peu plus sérieuse les codes du cinéma de genre !
Donc sans trop en révéler, je pense qu’il s’agit d’un film qui contient de nombreux modes d’expressions différents. C’est aussi un film qui ne dure que 45 minutes. Et je me suis dit que l’on pouvait faire un peu n’importe quoi en 45 minutes, et que l’on était pas forcément obligé de respecter les codes du cinéma de genre. C’est donc un film où j’ai fait toutes sortes de tentatives, d’expérimentations, sans savoir quelle allait être le résultat, et ça donne le film que vous allez bientôt voir, donc c’est comme ça que je le décrirai.
Enfin une dernière chose, et je suis désolé, je vous parle d’un film que vous n’avez même pas vu alors vous devez vous dire mais qu’est ce qu’il est en train de raconter, toujours par rapport à cette durée de 45 minutes, j’ajouterai qu’elle m’a permis d’être beaucoup plus libre que lorsque j’ai réalisé Cure et en cela c’est un film qui dégage une certaine fraîcheur et un sentiment de libération que j’espère vous pourrez ressentir.
Questions Sens Critique
Quelles sont les erreurs selon vous à ne pas commettre lors de la préparation d’un film ?
Oui, c’est une question difficile à laquelle je n’ai qu’une réponse assez banale à apporter. Je pense qu’ en tout cas, il ne faut pas faire des choses qu’on n’a pas envie de faire. Par contre, il ne faut pas se dire dès le début « Ah non, ça j’ai pas envie de le faire ». mais il faut prendre le temps de bien observer ce projet qui s’offre à nous et d’essayer de trouver là-dedans quelque chose qui nous plaît et si vraiment on n’arrive pas à trouver quelque chose qui nous intéresse dedans, il vaut mieux laisser tomber, mais je pense que dans n’importe quel projet, il est possible quand on cherche bien de trouver des éléments qui nous intéressent. Donc gardez cet espoir en vous lorsque vous vous apprêtez à réaliser un film. Donc voilà, je pense que vraiment une des règles d’or, c’est de savoir chercher des choses qu’on a envie de faire.
L’univers des manga horrifiques comme celui de Junji Itô vous inspire-t-il ?
Alors en fait, je vous avoue que je ne lis pas beaucoup de mangas et il y a beaucoup d’auteurs de mangas que je ne connais pas. Toutefois, Junji Itô fait partie des rares auteurs que j’ai lu. C’est aussi un auteur que j’ai déjà rencontré, j’ai eu l’occasion de faire des entretiens croisés avec lui et on continue à s’échanger des cartes. Donc on est toujours en contact.
Et donc même si je ne suis pas un spécialiste des mangas qu’il dessine, le personnage de Junji Itô lui, je le connais bien et donc le fait que vous me parliez de lui, ça me surprend et en même temps, ça me rend très heureux. Après, pour mieux répondre à la question, je n’ai jamais été directement influencé par les mangas de Itô. Je le lis par plaisir, mais je pense que c’est un auteur qui est assez difficile à adapter au cinéma et bien qu’il soit possible qu’il m’ait influencé de manière totalement inconsciente, je n’ai jamais eu l’occasion de me dire : tiens, je vais réaliser une adaptation de ses mangas.
Lorsqu’on rencontre le personnage de Itô, on est très étonné par son ton sérieux, par le côté vraiment apaisé qu’il dégage, c’est vraiment quelqu’un d’extrêmement généreux qui est très différent de ce qu’on imagine lorsqu’on lit ces mangas. Ce n’est pas du tout un personnage ni sombre ni cruel, c’est vraiment quelqu’un qui est à mille lieux de ces choses-là et c’est vraiment une personne formidable.
Alors je me dis que si moi aussi je me comporte de manière aussi sérieuse et sage que lui lorsque je réalise mes films, si je réalise mes films de manière aussi polie que lui, peut-être qu’un jour j’arriverai à réaliser un film qui soit aussi terrifiant que les mangas de Junji Itô et donc en cela, c’est quelqu’un qui m’inspire beaucoup et qui me donne du courage.
Questions du public
Bonsoir, j’ai une question par rapport à l’influence du burlesque qu’il peut y avoir dans votre cinéma, et plus largement que juste dans Cure. Parce que je ne sais pas si je suis seul à voir ça dans vos films, mais j’ai l’impression que par exemple, dans le rapport que vous pouvez avoir à l’horreur, j’ai l’impression que ça repose moins sur des effets de pure mise en scène artificielle que sur le mouvement des corps dans l’espace. Et c’est quelque chose que l’on retrouve aussi dans vos films plus anciens comme dans Suit Yourself or Shoot Yourself, qui sont plus des pures comédies et je vois plus une influence purement burlesque et j’ai l’impression que vous transformez ça pour le cinéma d’horreur et je voulais savoir si c’est une influence consciente ou pas ?
Oui alors moi-même à titre personnel, j’aime ce type de film, j’aime le burlesque, j’aime l’humour, mais ce n’est pas quelque chose que je recherche forcément dans mon cinéma. d’ailleurs, ce n’est quasiment jamais arrivé. Alors si, c’était bien le cas dans Shoot Yourself… que vous avez cité, mais c’est vraiment un film qui appartient à une série de six films. Effectivement, je me souviens que j’ai eu envie d’essayer de me lancer dans un film de comédie, et moi, au moment où je l’ai réalisé, je me suis dit j’ai réussi à faire un film extrêmement drôle et je me souviens que personne parmi les gens qui l’ont vu n’ont ri [rire dans la salle]. Donc c’est un souvenir assez douloureux.
Je me dis que réaliser un film qui fait rire les gens, c’est extrêmement difficile et moi je n’en suis pas capable, je n’ai pas le talent pour ça et il vaut mieux que je ne touche pas à ce genre. Depuis toute à l’heure je vous dis que moi j’aime réaliser des films qui font peur et, dans ce cadre-là, je réalise des films qui ressemblent à la réalité mais qui sont un peu différents de la réalité qu’on connaît et donc quand je me pose la question de comment parvenir à exprimer ça et bien parfois, il m’arrive de m’approcher de la comédie.
Je me dis : tiens, si ce personnage fait tel mouvement qui s’éloigne de la réalité, cela va probablement provoquer de la peur. Je me dis voilà, si le personnage fait tel mouvement, ça va être considéré comme quelque chose d’inquiétant donc voilà, je fais faire à mes personnages des mouvements proche de la comédie pour provoquer de la peur et en fait, plutôt que de provoquer de la peur chez le spectateur, cela va provoquer du rire et moi ça me surprend beaucoup et ça me fait me rendre compte que finalement la peur et le rire sont deux choses qui sont assez proches parce que ce sont deux éléments qui créent une distance avec la réalité.

Vous parliez de scène de vie du quotidien tournée en horreur. Dans un de vos films un peu plus classique du cinéma japonais, Tokyo Sonata, un drame familial semblable à ce que pourrait faire Hirokazu Kore-eda, le film semble à première vue assez singulier dans votre filmographie plus horrifique, mais finalement même avec un thème de drame classique, vous arrivez à rendre cette histoire terrifiante. Est-ce que c’était voulu lors de la réalisation ou alors c’est un producteur qui vous a approché avec cette idée de film, mais vous avez quand même voulu ajouter ce côté horrifique au film.
Je ne sais pas si les personnes qui ont vu Tokyo Sonata sont nombreuses dans cette salle, donc je ne sais pas si ma réponse vous parlera, mais en tout cas non, je n’ai pas le souvenir d’avoir voulu consciemment en faire un film qui fait peur. Donc c’est l’histoire d’une famille de quatre personnes, une famille assez banale, mais qui va petit à petit être menée à sa destruction.
Et donc partant de ce scénario, bon, ce n’était pas possible de n’introduire que des éléments joyeux, d’ailleurs, il n’y a quasiment pas de moments joyeux dans le film, mais ce que je me suis attaché à décrire dans ce film, ce sont les moments de douleur, comme les moments où on se rend compte qu’on ne se comprend pas, on croyait se comprendre et puis en fait, on se rend compte qu’on n’y parvenait pas, mais aussi les moments où une personne en qui on avait une totale confiance nous trahit. Donc tous ces moments de bascule, je pense qu’on peut les relier à la question de la peur et donc de manière assez naturelle, c’est devenu un film qui fait peur.
Assez simplement, j’aime énormément le cinéma d’horreur, donc si on me laisse faire en fait, je vais avoir tendance, naturellement, à réaliser des films qui font peur, mais là comme ce n’était pas du tout le but de ce film, j’ai le souvenir que j’ai fait en sorte d’enlever au maximum tous les éléments liés à la peur dans Tokyo Sonata.
Alors pour vous donner un exemple concret, c’est quelque chose d’assez simple, j’ai fait en sorte de ne pas mettre une seule musique qui fait peur dans Tokyo Sonata. Ainsi, dans les quelques moments où on a de la musique dans le film, j’ai plutôt choisi des musiques qui évoquent la nostalgie ou qui nous font sentir une forme de tristesse. Donc pas du tout quelque chose en lien avec la peur. L’influence de la musique en cela est vraiment énorme parce qu’elle permet de donner cette indication au spectateur que là, vous n’êtes pas en train de regarder un film qui fait peur mais plutôt voilà un tel autre genre de film et je pense que si j’avais mis la musique de Cure dans Tokyo Sonata, les gens auraient eu l’impression que c’est vraiment un film terrifiant qui n’a rien à voir avec les films de Hirokazu Kore-Eda
Dans la première scène du film où le héros rentre chez lui, on a une vue depuis la caméra posée au sol, et je me demandais si c’était une influence de Yasujirô Ozu ?

Pour tout vous avouer, je ne me rappelle pas de cette scène [rire]. Mais ce que je peux vous dire, c’est que l’on est tous au final inconsciemment influencé par son cinéma, j’appelle cela “la malédiction de Yasujirô Ozu”. Par exemple, vous filmez une scène de dialogue entre deux personnages en champ-contrechamp très classique, et bien imperceptiblement la caméra va se mettre à descendre petit à petit vers le bas, puis vous direz “elle est bonne!” et c’est seulement au moment du montage bien plus tard que vous le remarquerez et vous vous direz : mais pourquoi j’ai fait ça ?
Je vais encore vous citer Kore-Eda, mais par exemple dans son film Une affaire de famille, il y a une scène avec Sakura Andô, qui joue l’un des personnages principaux, et je crois qu’elle est en train de sortir, je ne sais plus si c’est de son entreprise ou de son usine, mais elle sort, tombe sur un collègue et ils vont commencer à discuter. Et alors là on a un champ-contrechamp mais qui est de l’exact Yasujirô Ozu, et quand j’ai vu ça je me suis dit : Ah, Kore-eda aussi il est possédé par la malédiction de Yasujirô Ozu.
Et bien écoutez, je vais terminer en vous annonçant qu’il n’y a pas un seul film de Kiyoshi Kurosawa qui arrive en salle en France, mais trois avec donc Chime le 28 mai, Cloud le 4 juin et La voie du serpent le 16 juillet.
Merci beaucoup Monsieur Kurosawa pour votre générosité et bon film à celles et ceux qui restent pour découvrir Chime !
Bonus : avant-première de Chime
Le revisionnage de Cure et la masterclass avaient permis de nous mettre dans de bonnes dispositions pour aborder ce nouveau film du réalisateur, avec plusieurs clefs de lecture en notre possession.
On commence alors tout naturellement avec un personnage principal style gendre idéal, professeur de cuisine apprécié par ses élèves, bien habillé, des gestes précis et mesurés, un ton de voix très calme et doux. Seulement, un élément externe va venir ici jouer le rôle de révélateur pour casser ce masque social si propret que notre héros s’est construit. Sa rencontre avec un nouvel élève, en apparence un peu “dérangé”, va nous permettre de nous rendre compte de son comportement dysfonctionnel avec les autres, nous menant à nous interroger sur qui est le plus fou des deux. Comportement égocentrique en entretien d’embauche, incapacité à discuter avec sa femme et son fils, perte de patience avec les autres élèves de son cours, … Le masque tombe alors.
Mais tous ces événements se produisent à partir du moment où sa route croise celle de cet étrange élève qui lui dit entendre un bruit insupportable dans sa tête, un genre de carillon (a chime). A la lumière des informations apprises dans la masterclass, ce motif n’est pas sans rappeler Spirale de Junji Itô, où les membres d’un village vont chacun leur tour devenir de plus en plus fous, frappés par la malédiction de “la spirale”.
À cela semblent s’ajouter des visions spectrales, on retrouve alors la thématique des fantômes, cette fois-ci symboles de nos pêchés du passé qu’il reste à expier ? Le tout porté par le même travail sonore très minutieux qui vient renforcer l’ambiance oppressante du film, les codes du genre légèrement tordus, pour renforcer le malaise du spectateur et l’attirer hors des sentiers battus.
Toutefois, et comme il nous le disait plus haut, ce format moyen-métrage de 45 minutes joue le rôle de terrain d’expérimentation pour le réalisateur, qui ne cherche pas à répondre à toutes les questions lancées au début et nous laisse avec une fin un peu abrupte.