Entretien avec Kiyoshi Kurosawa, cinéaste en terre connue

C’est à l’hôtel Westin, à Paris que nous retrouvons Kiyoshi KUROSAWA pour parler de son cinéma et du Japon, à l’occasion de la sortie le 23 octobre de son dernier film Au bout du monde, tourné en Ouzbékistan et somme des obsessions qui l’occupe depuis plus de 35 ans.

Assis sur un canapé marron, entre deux photos en noir et blanc accrochées au mur, il écoute nos questions avec attention, et y répond avec plus de soin encore, que ce soit lorsqu’il parle de la solitude de ses personnages ou de son rapport au cinéma et de la particularité de son approche. Au cours de l’heure qu’aura durée l’entretien, il change souvent de position, tantôt relâché dans le canapé, les jambes nonchalamment croisées, tantôt bien droit face à nous, caressant sa courte barbe blanche, seul détail de son apparence qui rappelle qu’il a passé la soixantaine depuis quatre ans. Ce qui ne change jamais en revanche, c’est le ton calme et réfléchit de sa voix et l’acuité et la bienveillance de son regard, qui fait des aller-retours entre l’interprète, Miyako SLOCOMBE, et nous. Le regard exercé et attentif d’un réalisateur à la démarche et l’œuvre passionnantes, en témoigne l’entretien qui suit.

Kiyoshi Kurosawa ©Alexis Molina

Journal du Japon :  Pour commencer, je tiens à vous remercier pour cette interview, et je tenais surtout à vous dire que j’ai découvert le cinéma japonais avec un de vos films, Tokyo Sonata, et j’ai été hanté par sa dernière scène, sa lumière, sa composition. Sur Au bout du monde, vous retravaillez avec la même directrice de la photographie, Akiko ASHIZAWA, qui est l’une de vos collaboratrices de longue date. Est-ce que vous pouvez nous en dire un peu plus sur ce qu’elle apporte à vos films et sur la façon dont vous travaillez ensembles.

Affiche de Tokyo Sonata

Affiche de Tokyo Sonata

Kiyoshi KUROSAWA : Je suis heureux que vous ayez vu Tokyo Sonata, ça me fait très plaisir. C’est vrai qu’avec Akiko ASHIZAWA nous avons fait beaucoup de films ensemble et elle devine ce que je veux faire, je n’ai pas besoin de lui exprimer mes intentions. Elle le fait, de la même manière que je devine ce qu’elle fera. C’est ce type de relations que nous avons ensemble et du coup, il m’est un peu difficile d’analyser comme ça quelle est notre façon de travailler ensemble. Akiko ASHIZAWA est quelqu’un qui veut toujours faire de belles images, comme des tableaux, et pour ça elle a vraiment beaucoup de talent. Mais moi, je ne veux pas que ça soit simplement de beaux tableaux parce qu’il s’agit tout de même de paysages qui sont ancrés dans la réalité et non des peintures, donc je lui demande toujours des choses qu’elle n’a pas envie de faire. Par exemple «Oui, là il faudrait plutôt filmer sous cet angle-là.» ou «Tiens, là, si on faisait une lumière plus sombre». Et elle dit toujours «Je savais bien que vous me demanderiez ça.» Moi je vais toujours vers l’inverse du beau et finalement, on trouve ainsi un bon équilibre. Je la fais un peu hésiter mais en fin de compte, on obtient quelque chose de beau mais dans un mélange d’un aspect cru et de beauté, et donc on entretient comme ça une relation avec un bon équilibre.

JDJ :  En 2012, vous aviez dit à un journaliste que vous ne saviez pas si vous tourneriez un jour en dehors du Japon et que vous n’aviez pas la réponse à la question de ce que cela vous apporterait de le faire. Est-ce que trois films à l’étranger plus tard, un en France puis en Russie et celui-ci en Ouzbékistan, une réponse commence à se dessiner ? Est-ce que vous prévoyez de répéter cette expérience, de tourner à l’étranger ?  Et est-ce que le faire, cela affecte votre démarche artistique et la réalité du tournage ? 

K.K :  Ah oui, j’avais donc dit ça ?  C’est vrai que si l’occasion se présente à nouveau, j’aimerais tourner dans divers pays, que cela soit tourner de nouveau en France ou dans un pays où je ne suis jamais allé. Ce qui m’a beaucoup marqué en tournant à l’étranger, c’est de me rendre compte que cette fraîcheur et toutes ces surprises que j’ai en tournant à l’étranger sont quelque chose de très important. Après, concernant ce que ça m’a apporté, déjà, ce qui est sûr, c’est que ça élargit les possibilités qu’offre l’expression du cinéma, et ça c’est mon expérience de tournage à l’étranger qui m’a permis cet élargissement. Après, je pense qu’il faudrait que je tourne encore plusieurs films à l’étranger pour pouvoir comprendre vraiment ce que ça m’apporte de le faire. C’est vrai que tourner à l’étranger, même quand l’équipe et les acteurs sont japonais, c’est toujours un peu différent par rapport à tourner un film au Japon. C’est une expérience toujours spéciale, et, en fait, ce que j’aimerais c’est pouvoir tirer profit de mon expérience d’avoir tourné à l’étranger dans mes films au Japon, mais je crois que pour le moment je n’y suis pas encore parvenu et que quand je reviens après avoir tourné à l’étranger et que je tourne au Japon, finalement je fais des films comme avant. Donc j’aimerais que les expériences de tournage à l’étranger puissent influencer les films que je fais au Japon. Ça c’était par rapport au tournage, mais pour d’autres questions, par exemple pour rassembler le budget pour réaliser un film, là je dirais que depuis Tokyo Sonata, on arrive à rassembler du budget de divers pays. Pour ce film-ci, on a rassemblé le budget depuis le Japon, l’Ouzbékistan et le Qatar. C’est une co-production qui aurait été inimaginable il y a quelques années, donc je trouve vraiment ce système formidable, de pouvoir avoir des producteurs de divers pays qui vont apporter des fonds pour rendre le projet possible.

JDJ : Vous disiez que vos films ne changeaient pas quand vous alliez à l’étranger puis tourniez de nouveau au Japon, malgré tout, Au bout du monde, est assez différent de vos autres réalisations, c’est un de vos films qui rentre plutôt dans la catégorie de vos oeuvres optimistes et lumineuses, assez différente de vos films plus sombres comme Cure ou Creepy (Il rit en hochant la tête). Est-ce que vous pouvez nous en dire plus sur le moment où vous décidez de réaliser ce genre de films et regarder ce genre d’histoires ? 

K.K :  Alors oui, c’est vrai que je me suis dit que pour une fois je n’allais pas faire un film qui soit un film de genre, parce que j’étais dans une situation où c’était possible. Après, je n’avais pas forcément de volonté de faire un film nécessairement gai ou nécessairement sombre. Je ne voulais surtout pas contrôler les sentiments des spectateurs. Après, si vous avez trouvé que c’était un film optimiste, j’en suis très heureux. Mais ma position, c’était que le spectateur puisse appréhender le film comme il veut, qu’il ait une liberté totale, et cette liberté c’est quelque chose que moi aussi j’ai ressenti quand j’ai travaillé sur ce projet. Je me suis dit que pour ce film je n’avais pas besoin de contrôler les sentiments des spectateurs. Et peut-être que ça m’a procuré un sentiment de joie qui s’est inconsciemment reflété dans le film.

JDJ :  Maintenant je voudrais revenir sur le titre japonais du film, Tabi no Owari, Sekai no Hajimari [La fin du voyage, le début du monde] que je trouve très intéressant parce que la question de la fin est essentielle dans votre cinéma, vous avez par exemple brûlé Tokyo un nombre de fois assez important (il rit de nouveau). Avec ce titre, vous posez explicitement l’idée d’un recommencement, d’un début qui serait la suite de la fin, qui était plutôt une idée implicite jusque-là dans votre cinéma. Est-ce que vous pouvez revenir un peu plus sur cette relation entre fin et commencement ?   

K.K : (Il hésite un moment avant de commencer, en cherchant ses mots) : Votre remarque est très pertinente. En fait, c’est vrai que ce n’est pas forcément intentionnel chez moi, mais que ce soit dans mes films d’horreurs, mes films qui ne soient pas des films de genre ou des films familiaux, la plupart du temps, on a tout qui prend fin à un moment, tout qui est détruit.

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L’affiche du film Charisma

Et, à partir de là, il y a un nouveau départ, et c’est comme ça que se termine ce film. Donc c’est tout à fait comme vous dites, et j’ai conscience que c’est une des particularités de mon cinéma. (De nouveau, il cherche ses mots puis reprend) Après, j’en ai conscience, mais pour expliquer pourquoi, je ne sais pas moi-même, d’ailleurs c’est la première fois qu’on me pose ainsi la question. En fait, il y a vingt ans, lorsqu’on était à la fin du 20e siècle et qu’on entrait dans une nouvelle époque avec le 19e siècle, je me disais que c’était probablement des idées qui suivaient cette continuité et ce changement d’époque. Mais là je vois que, bon, vingt ans ont passé depuis ce changement et je fais toujours ce genre de films, donc ça ne devait pas être ça.  Une autre chose qui pourrait peut-être l’expliquer, c’est que souvent, notamment dans mes films d’horreur, le grand thème c’est celui de la mort, et il est toujours difficile de répondre à la question de ce qu’il y a après. Mais c’est un thème de grande envergure qui m’intéresse. Que ce soit dans les films d’horreur ou non, je fais aller une fois l’histoire vers la mort, alors pas forcément la mort au sens physique du terme, ça peut être aussi la disparation de la famille … En tout cas tout ce qui se rapproche de la mort. Aller vers une forme de néant. Et ensuite à partir de ce néant, je me demande ce qu’il y a au-delà. Est-ce qu’il est possible de le surmonter, par exemple sous la forme d’un fantôme ? En tout cas oui, je pense que j’ai un fort intérêt pour la mort. Je me demande, une fois que tout se termine, qu’est-ce qu’il y a au-delà ? Et de mon envie de savoir, nait cette façon de terminer mes films. Mais après je ne saurais pas en dire plus.

JDJ :  C’est intéressant que vous parliez de la disparition de la famille parce que je voulais poser une question là-dessus. Il y a une chose qui m’a frappé, c’est la solitude extrêmement forte de Yoko.  C’est un thème, vous venez de le dire, qui est récurent dans vos films, l’absence physique des autres, des proches. Est-ce que vous pourriez revenir sur ce point, et sur la façon dont vous l’avez illustré le film ? Par exemple le fait de jamais mettre en image son fiancé, de ne jamais le montrer ou ne serait-ce que faire lire ses messages ?

K.K : Ce n’est pas forcément intentionnel de ma part, mais c’est vrai que jusqu’ici dans la plus-part de mes films je dépeins un personnage principal qui est ancré dans son quotidien et il y a un élément extérieur qui pénètre dans ce quotidien et ce dernier va se voir peu à peu modifié et transformé. J’ai fait de nombreux films qui se passent de cette façon. Mais là pour celui-ci je ne voulais pas dépeindre le quotidien du personnage principal et je l’ai placé dans un cadre totalement éloigné de la vie de tous les jours, dans un monde qui lui est totalement inconnu, et donc je voulais montrer ce personnage qui, même si elle est dans un monde et une terre inconnue, va avancer jusqu’au bout. Et donc, effectivement dans le film, c’est seulement dans les moments dans sa chambre d’hôtel qu’elle est en contact avec son fiancé, et même si on ne le voit pas, on imagine qu’il y a son quotidien qui est à l’autre bout du film, ce quotidien dans lequel elle peut être rassurée. Mais en fait, comme vous l’avez vu dans le film, ce quotidien qui est censé être là pour la rassurer peut-être détruit à tout moment, même si finalement le fiancé n’a pas été pris dans les flammes. Mais ça peut arriver à tout moment que notre quotidien se retrouve détruit, donc c’est ainsi que j’ai voulu traiter d’une part le quotidien et d’une autre le fait d’en sortir dans le film. Après oui, par rapport à la question de la solitude du personnage principal, c’est vrai que c’est un thème qu’on retrouve souvent dans mes films, sauf que jusqu’ici c’était un personnage dans son quotidien qui éprouve de la solitude et donc cette solitude elle engendre un sentiment d’inquiétude, quelque chose de pénible. Mais là, dès le début, le personnage principal est dans un lieu inconnu, et elle éprouve un sentiment de solitude dans un lieu inconnu, et, finalement, ça permet de montrer aussi sa force. C’est quelque chose dont je me suis rendu compte. Elle est certes seule, mais elle ne compte jamais sur l’aide des autres, elle fait son travaille comme elle doit le faire. Si elle a besoin d’aller faire des petites courses, elle y va toute seule et elle parvient à rentrer à l’hôtel. Elle y parvient parce que c’est quelqu’un de fort. Pour moi, dans ce film, ça a été une découverte de me rendre compte que la force et la solitude c’était des choses qui pouvaient être liées.

JDJ : Je me trompe peut-être, mais il m’a semblé que vous avez profité du problème des deux langues qui va de pair avec cette idée de solitude pour faire un film sur l’impossibilité, en tout cas initiale, de communiquer. Et, à ce titre, c’est un film qui m’a fait un peu penser à Invasion ou Avant que nous disparaissions (de nouveau, il rit), parce que ce sont des films où se pose aussi cette question de la possibilité ou non de communiquer des émotions et de comprendre les sentiments d’entités étrangères. Du coup, j’aimerais savoir pourquoi ce thème est aussi important dans votre cinéma et si c’est intentionnel ?

K.K :  Déjà, en ce qui concerne Avant que nous disparaissions, comme vous le savez, je ne suis pas parti d’une idée originale, il y avait un scénario et une histoire à la base, donc ce concept où même si ces extraterrestres comprennent les mots ils n’arrivent pas à comprendre leurs idées, c’était quelque chose qui était là dès l’étape du scénario original.

Cure, Kurosawa, thriller

L’affiche de Cure

C’est vrai que maintenant que vous me faites cette remarque et que j’y réfléchis, ça me rappelle aussi que dans Cure, le coupable dit qu’il a une tendance à perdre la mémoire et que son cœur est vide. Et du coup oui, cette idée que notre cœur se vide, c’est peut-être une thématique que j’apprécie et qu’on peut lier à la question de la mort. Après, bien sûr, dans ce film, on n’a pas de personnage qui va vider son cœur ou perdre ses sentiments. Ici c’est plus à cause de la barrière de la langue et le fait d’être dans une culture différente que l’héroïne n’arrive pas à communiquer, et en cela on a effectivement des points communs avec des films comme Avant que nous disparaissions, Invasion ou Cure.

Mais après ça n’est pas du tout conscient de ma part. Mais c’est vrai que j’ai peut-être tendance à avoir envie de dépeindre des personnages qui vont avoir tendance à se protéger et qui pour le faire vont refuser d’approfondir des relations avec quelqu’un et qui ne vont pas réagir même si l’autre essaye de communiquer avec eux. Peut-être que j’aime présenter ce genre de personnages.

JDJ :  C’est très intéressant parce qu’effectivement il y a des points communs, et vous disiez que là ce qui se jouait c’était la barrière de la langue et pas du tout un personnage qui voulait vider son cœur, et, en effet, sans trop dévoiler l’intrigue, il y a deux très beaux moments dans le film, je pense évidemment à la scène du Bazar et celle de l’Hymne à l’amour, qui impliquent une caméra et une chanson et qui, il me semble, correspondent à des moments de libération ou le personnage, justement, va vers les autres et fait ce chemin dont vous parliez. Est-ce que pour vous, c’est l’un des pouvoir de la caméra et de l’art, cinéma ou musique, de libérer, d’affranchir, et de permettre de faire ce premier pas vers l’autre ?

K.K :  Oui, comme vous le dites, c’est notamment dans la scène où Yoko a cette caméra que, juste un petit peu, elle va, pour la première fois, regarder les autres, poser son regard sur les autres. Donc c’est vraiment, effectivement un pas en avant, juste un pas qu’elle fait, et après, il va lui arriver toutes sortes de choses et, à travers la scène de la chanson, elle va parvenir à briser un peu plus cette coquille dans laquelle elle est enfermée. C’est une des structures du film donc oui, par rapport à votre question, est-ce que la caméra, le cinéma et la musiquent peuvent permettre de s’affranchir, c’est la première fois qu’on me fait cette remarque, mais en effet, oui, je pense que c’est un moyen de se libérer. Mais néanmoins, le fait d’avoir la caméra, de chanter face à la caméra, qu’est-ce que ça représente pour le film, c’est difficile à exprimer. En tout cas, concernant la scène de la chanson à la fin, c’est vrai que le cinéma c’est quelque chose de très réaliste, et, en même temps une fiction fabriquée de toute pièce. Ces deux éléments sont en conflit et avancent ensemble en même temps, et cette scène où l’héroïne chante, c’est une scène très réaliste, et, qui en même temps, est complètement de l’ordre de la fiction. Et j’ai l’impression que la frontière entre les deux disparait parce que, finalement, on est dans le cinéma, et rien d’autre. Dans un état très étrange, et c’est précisément ça, dans cette scène de chant. Tout devient pareil, la réalité comme ce qui est filmé, pour devenir autre chose. On a la même chose avec ce moment où elle prend la caméra, où on est tournés vers la réalité. Je pense que ce sont vraiment ce qu’on peut appeler des moments cinématographiques. On a la réalité, qui est ce cadre de l’Ouzbékistan, et l’histoire de Yoko qui est la fiction. Mais le tout est exprimé en tant que film. Donc c’est vrai que le moment où elle a la caméra et celui où elle chante sont des instants cinématographiques et des points très importants dans le film.

JDJ : Maintenant, j’aimerais prendre un moment pour parler du personnage de Temur, l’interprète qui fait un lien entre les Japonais et les Ouzbeks ? J’aimerais savoir comment vous avez pensé ce personnage, et surtout, son rapport à l’Histoire et au Japon ?

K.K : Oui, c’est assez compliqué. Dans le film, Temur, comme vous vous en souvenez, dans une longue réplique, raconte cette histoire des soldats japonais arrêtés pendant la guerre par l’armée soviétique et qui, du coup, ont aidé à la construction de ce théâtre. Il explique que pour les Ouzbeks c’est quelque chose de formidable et qu’ils sont très reconnaissants envers les Japonais. C’est un fait historique qui est raconté par Temur comme un fait réel, mais, par rapport à ça, c’était difficile d’imaginer comment les Japonais réagiraient par rapport à cette réalité-là. Et du coup, je me suis même demandé à l’étape du scénario, s’il fallait parler ou non de ce passage-là, et en même temps ça me semblait être une erreur de ne pas le faire. Donc, j’ai juste décrit qu’il y avait eu cette réalité-là, ces faits-là, et qu’à partir de là, les Ouzbeks éprouvaient des sentiments profonds de gratitude envers les Japonais. Mais donc en montrant Temur qui, dans un japonais qui n’est pas parfait raconte cette histoire j’ai voulu montrer que pour les Japonais c’était difficile de réagir par rapport à ça, en montrant cette équipe de tournage japonaise qui dit que c’est intéressant mais que ça n’a rien à voir avec leur émission et qui mettent fin à cette idée de visiter le théâtre. Et donc, en ce sens-là, le personnage de Temur, se tient entre ces deux cultures complétement différentes que sont les cultures japonaise et ouzbek, mais il est aussi entre deux époques, celle de la guerre et celle d’aujourd’hui, et je pense qu’il aurait été difficile d’intégrer ce type de personnage parmi les personnages japonais, et c’est pour ça que j’ai créé ce personnage ouzbek qui se tient entre les deux. Par ailleurs, je tiens à préciser que la personne qui a tenu ce rôle difficile de Temur, c’est Adiz Radjabov, qui est un acteur extrêmement populaire en Ouzbékistan et, en fait, un mois avant le début du tournage il n’avait jamais entendu la langue japonaise de sa vie, donc il s’est entrainé pour pouvoir interpréter ce rôle, à tel point que les japonais qui ont vu le film pensaient que c’était un véritable interprète. Donc il a réussi à parler cette langue qu’il ne connaissait pas en y mettant des sentiments et en apportant un jeu d’acteur. Il a vraiment fait un travail formidable pour le film et donc j’étais très heureux de savoir qu’il y avait des acteurs de cette qualité en Ouzbékistan.

JDJ : J’aimerais continuer un tout petit peu sur l’Histoire du Japon, parce que quand j’ai vu cette scène, je n’ai pas pu m’empêcher de penser à ce qu’avait dit Haruki MURAKAMI sur l’Histoire et sur son travail en tant qu’artiste. C’était dans un entretien avec un journal français [Transfuge n°9, Janvier -Février 2006] où il avait dit qu’il devait « agir pour contrer ces individus [comme Shintaro ISHIHARA] » en donnant à voir l’Histoire du Japon et en permettant à ses lecteurs de ne pas l’oublier. Qu’est-ce que vous pensez de cette position des artistes du Japon face à son Histoire ? 

K.K : (En entendant la question, il se redresse et se concentre, et prépare sa réponse en cherchant patiemment ses mots) : Alors, je n’ai malheureusement pas lu cette interview de Haruki MURAKAMI, mais je comprends bien, je comprends tout à fait sa position et je la comprends surtout au niveau sensitif, au niveau des sentiments. Alors je ne sais pas si Shintaro ISHIHARA est vraiment le symbole de tout ce qu’il fait contrer, mais c’est vrai que par rapport à l’histoire du Japon, il y a plein de choses par rapport auxquelles je me dis que c’est bizarre, que ça ne va pas. Mais c’est quelque chose que je me dis par les sentiments. Quand on passe au raisonnement, à la logique, il m’est difficile de mettre en mots avec douceur et calme pour quelles raisons ça ne va pas.

Haruki Murakami, auteur, histoire

Haruki Murakami

 Et peut-être que Haruki MURAKAMI y parvient, mais moi-même si au niveau des sentiments je suis contre, j’ai envie de me rebeller, je ne suis pas capable d’exprimer ce sentiment d’opposition avec calme, ça m’est difficile. Et c’est aussi pour ça que je fais en sorte de me garder de tout commentaire par rapport à ça dans les interviews par exemple, dans mes interventions publiques, même si j’en ai un petit peu parlé dans le film à travers la réplique de Temur. Mais après, le fait que l’équipe de tournage dise que ça n’a pas de rapport avec leur reportage télé, cette réaction qu’ils ont eue, je la comprends tout à fait, j’aurais peut-être réagi de la même façon, j’aurais dit « Oui bon, effectivement, il y a eu ça, mais ça n’a pas de rapport direct avec l’œuvre. » Je sais que ce n’est pas bien, et j’aimerais pouvoir exprimer mon opposition sans être trop dans les sentiments, et plutôt par la logique et le raisonnement, et un raisonnement qui ne soit pas trop compliqué. C’est quelque chose que j’aimerais pouvoir faire.

JDJ : Pour finir, je me permets de vous poser une dernière question sur la Palme d’or de Bong Joon-Ho, parce que je sais que c’est quelqu’un qui aime beaucoup votre travail (il rit). Savoir ce que vous en avez pensé et qu’elle a été votre réaction quand vous avez appris pour sa Palme ?

K.K : Alors, il n’est pas encore possible de voir le film au Japon, donc je ne l’ai pas encore vu, mais j’ai vraiment hâte de le découvrir. Et c’est vrai quand j’ai appris qu’il avait la Palme d’or, je me suis dit « Ah, il l’a enfin eue », et, en même temps, il l’a eue bien plus tôt que je ne le pensais, et en cela, je trouve ça vraiment formidable.  C’est vrai que par rapport à son cinéma, souvent ce sont des films qui pourraient être complètement ratés, et qu’il parvient à transformer en excellents films. Donc, grâce à cette expérience qu’il a accumulée jusqu’ici, j’étais persuadé que, tôt ou tard, il serait consacré pour ça, mais je ne pensais pas qu’il réaliserait un chef d’œuvre si tôt, même si, bien sûr je ne l’ai pas encore vu. Mais j’ai vraiment envie de le féliciter pour ce prix, même si je vous avoue éprouver un petit peu de dépit. Et je me dis aussi que s’il a eu cette consécration si jeune, après ça va être probablement difficile pour lui. Alors que moi je suis bien plus âgé que lui, mais j’en suis pas du tout encore là, je suis encore en train de gravir une montagne, et en cela, je me dis un peu ironiquement que je m’amuse plus.

Le Journal du Japon tient à remercier Eurozoom, les distributeurs du film, ainsi que leur attachée de presse Rachel Bouillon, qui ont rendu cette interview possible. Nous tenons aussi à remercier Miyako Slocombe pour sa traduction, et, évidemment, M. Kurosawa, qui nous a accordé de son temps et a accepté de prolonger l’interview pour répondre à toutes nos questions.

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