Kiyoshi Kurosawa — Fantômes d’hier et d’aujourd’hui
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Le cinéma japonais peine depuis quelques années à s’importer en France, mais pourtant, quelques irréductibles auteurs résistent encore et toujours à la mollesse des distributeurs français : Naomi KAWASE, Hirokazu KORE-EDA et bien sûr Kiyoshi KUROSAWA. Si l’on doit certes aux deux premiers certains des meilleurs films japonais de ces vingt dernières années, ils semblent toutefois se complaire dans le genre passe-partout de la tranche de vie familiale, Kiyoshi KUROSAWA se démarque de par ses liens très forts au film de genre, et plus particulièrement aux films de fantômes auxquels il est régulièrement associé.
SI il a depuis quelques temps un peu délaissé la veine horrifique qui caractérisait ses œuvres des années 1990, il n’a jamais abandonné la figure du fantôme, qui dans son œuvre peut revêtir de nombreux aspects. En effet, les fantômes de Kiyoshi KUROSAWA ne sont pas un simple prétexte à l’horreur, ils sont surtout un moyen détourné de porter un regard critique sur l’état d’un Japon contemporain en plein bouleversement. Ainsi, si les fantômes japonais renvoient à un imaginaire bien précis, celui des Yokai ou celui de spectres de femmes aux cheveux noirs comme Sadako dans Ring, ils prennent chez Kiyoshi KUROSAWA des allures diverses, esprits tantôt malveillants, tantôt tranquilles, ou bien figures humaines errants sans buts.
Humanité et modernité
Les fantômes de Kiyoshi KUROSAWA n’en sont ainsi pas vraiment, ou du moins pas toujours. En effet, une des principales thématiques de l’auteur est la « fantômisation » des êtres. Ainsi, dans Door 3 (1996) des humains parasités deviennent des automates.
Dans Cure (1999), c’est l’hypnose qui pousse les Hommes au crime sans que ceux-ci en soient conscients. Charisma (1999) présente une forêt habitée de personnages aux buts absurdes, sans besoins apparents et pouvant sans mal être pris pour des spectres — un des personnages se fait d’ailleurs « voler son âme ». Dans Shokuzai 1 & 2 (2013) les témoins du meurtre au centre de l’intrigue sont réduites à divers états d’errances et de soumission, comme des fantômes qui respireraient encore. Cette image du fantôme-vivant est plus évidente encore dans Kaïro (2001) où il est clairement expliqué que les fantômes bien présents au sein du film ne cherchent pas à tuer les humains, mais au contraire à les faire vivre le plus longtemps possible, et ce dans une sorte d’apathie volontaire.
Si ces transformations sont le fruit de causes surnaturelles, les fantômes sont surtout pour Kiyoshi KUROSAWA un moyen d’exposer son point de vue sur l’état du Japon contemporain. Ainsi, les parasites de Door 3 déshumanisent les êtres, réduisant leurs victimes à une fonction de bureaucrates. Les infectés étant par ailleurs des vendeurs d’assurance.
Si l’on reprend la liste dressée plus haut, on peut aussi souligner le rôle capital que joue la ville dans Cure. C’est elle qui fait office de déclencheur pour l’une des premières victimes du film, qui passe à l’acte suite à la vue d’un néon clignotant, symbole de la modernité de Tokyo. Toujours dans Cure le cinéma est la seule trace du mal, et si le film en question — l’extrait d’une séance d’hypnose en 1896 — est ancien le symbole reste le même : durant la restauration de Meiji, le cinéma s’est fait le symbole de la modernité occidentale. Ainsi, faire du cinéma une source potentielle du mal, c’est associer modernité et paranormal. Ce lien entre fantômes et cinéma sera également fait d’une manière moins claire dans Séance (2000), où le cinéaste adopte une façon de filmer très classique, citant parfois même directement Yasujiro OZU dans sa mise en scène. En prenant soin de disposer sa caméra de façon à ce que celle-ci sous-entende systématiquement un observateur extérieur, il fait de celle-ci le point de vue du fantôme, et la mise en scène reprise de OZU devient subitement plus inquiétante.
Séance et Cure sont également l’occasion pour le cinéaste de porter un regard critique sur le couple moderne. Dans ces films, la famille moderne est totalement dysfonctionnelle, et la famille traditionnelle — soit le modèle à 3 générations, avec enfant, parents et grands-parents vivants sous le même toit — a totalement disparu. Qu’il s’agisse du policier de Cure qui refuse de voir sa femme pour ne pas avoir à s’en occuper ou du couple de Séance qui se refuse à toute communication, le couple est toujours impuissant à résoudre les crises, et pire, il les provoque. Notons sur ce point une exploration bien plus détaillée dans Shokuzai, série qui sera l’occasion pour Kiyoshi KUROSAWA d’explorer différents aspects d’une société japonaise majoritairement patriarcale, déjà clairement représentée dans Creepy.
Dans tous ses films, les femmes sont transformées en l’ombre d’elles-mêmes, que cela soit à cause de forces surnaturelles comme dans Door 3, ou à cause des hommes, qui ne sont eux-mêmes que le résultat d’une société masculiniste. On pense ainsi facilement au second épisode de Shokuzai, qui montre une soumission maladive et imposée qui déshumanise la femme au point où celle-ci en est réduite au statut de poupée. De la même façon, c’est le dysfonctionnement du couple qui permet au voisin de Creepy d’exercer son influence sur l’héroïne.
Plus généralement, ce que Kiyoshi KUROSAWA met en place, au delà d’une dénonciation du patriarcat, car on doute qu’il soit féministe, c’est un constat terrible d’un Japon moderne où les êtres sont incapables de communiquer. Ainsi, la modernité que le Japon acquiert après-guerre éloigne davantage qu’elle ne rapproche : la ville sert de déclencheur hypnotique dans Cure, elle est montrée comme source de tous les vices dans sa brève apparition à la fin de Charisma, elle oppresse et dirige les héroïnes de Shokuzai et enfin sert de cachette au voisin de Creepy.
Encore une fois, cette thématique se manifeste plus clairement encore dans Kaïro (2000) où les fantômes apparaissent d’une part via Internet, ultime symbole de modernité au début des années 2000, et ne provoquent non plus la mort de leurs victimes, mais leur isolement et leur disparition. D’ailleurs, déterminer si les fantômes provoquent l’isolement n’est pas chose aisé. Dans Kaïro, il est à plusieurs reprises dit que les humains sont incapables de se comprendre, de coopérer et de s’aider, au contraire ils s’enferment chez eux et s’isolent à la manière des Hikikomori (Ndrl : adulte qui vivent cloîtrés chez eux), ressemblant étrangement aux victimes des fantômes.
Le message est clair, la technologie, la modernité, qui devrait nous rapprocher, fini par nous éloigner, et fait ressurgir du passé des forces qui nous dépassent et nous détruisent.
Fantômes du passé et passé fantôme
C’est là une autre des grandes préoccupations de Kiyoshi KUROSAWA : si ses fantômes sont bien des manifestations de la modernité japonaise, ils sont aussi l’expression d’un passé refoulé.
Aussi, si nous avons déjà mentionné au sujet de Cure l’importance de la restauration de l’ère Meiji, il est possible de creuser plus loin cette piste. L’hypnose prend dans ce film le nom d’une secte ou d’une religion, le Mesmerisme, mais cette secte n’est pas japonaise : il s’agit d’un culte européen importé au XIXe siècle. Cela n’est pas anodin, car cela correspond à la politique en vigueur durant l’ère Meiji. En effet durant cette période, le Japon, soucieux de sa place auprès des nations occidentales militairement supérieures, a entrepris un vaste projet de modernisation par le biais de l’importation de la culture occidentale — et ce non sans heurts. Cette politique aura certes porté ses fruits car le Japon est aujourd’hui l’une des plus grandes puissances mondiales, mais rappelons également qu’elle est à l’origine des campagnes de colonisation de Taïwan, de la Corée et de la Mandchourie ainsi que de la monté du militarisme et de l’arrivée au pouvoir du gouvernement nationaliste avec les conséquences que l’on connaît.
Le fait de lier le mal, qui semblait de prime abord essentiellement moderne, à une politique d’occidentalisation ayant eu lieu près d’un siècle auparavant, n’est pas anodin. Les fantômes japonais sont certes modernes, mais ils sont aussi l’expression d’un nationalisme pudiquement oublié par le peuple de l’archipel. À ce sujet, un des personnages de Charisma rappelle l’écrivain Yukio MISHIMA, figure complexe du nationalisme d’après-guerre. Sans avoir à remonter aussi loin dans le temps, c’est aussi le cas dans Real (2013) et Shokuzai, où les traumatismes passés sont le moteur de l’intrigue du film.
Mais c’est encore et toujours dans Kaïro que les images les plus parlantes se trouvent. Ainsi, à la fin du film, les images d’un Tokyo déserté, littéralement vidé de toute âme qui vive et dans lequel des avions en flammes viennent s’écraser, rappellent étrangement les images des bombardements de la Seconde Guerre mondiale. De même, les corps calcinés que l’on aperçoit très brièvement là encore durant la dernière partie du film rappellent que trop bien les corps brûlés par le feu atomique de Hiroshima et Nagasaki en 1945. Les fantômes ne sont donc pas seulement des produits de la modernité, ils sont le produit d’un passé oublié, refoulé, car trop douloureux ou trop dur à porter, mais qui, inévitablement, resurgit.
Kiyoshi KUROSAWA n’est ainsi pas un simple auteur de film de genre, ni un réalisateur de film d’art sélectionné à Cannes. Comme ses contemporains, son cinéma est avant tout l’occasion pour lui de proposer sa vision du monde. Si cet article semble bien élogieux, la filmographie de Kiyoshi KUROSAWA surprend par sa complexité, mais aussi par la relative médiocrité de ses films. Hormis Kaïro, très peu parviennent à s’extraire d’une conception étriquée et formaliste du cinéma d’horreur. Être pessimiste est une chose, se contenter de déclarer — dans ses films — qu’il n’y a pas d’espoir pour le Japon contemporain visé en est une autre.
C’est du moins la conclusion à laquelle nous serions arrivés sans la connaissance de la dernière partie de la filmographie de l’auteur car force est de constater que le regard plus calme de Vers l’autre rive (2015) fonctionne comme une respiration salvatrice entre l’échec du Secret de la chambre noire (2017) et la réussite évidente de Creepy, sorti en France quelques mois après, qui fait entrevoir la possibilité d’une échappatoire pour ses personnages, et pour le Japon. De plus, l’abandon de l’horreur au profit de la science fiction, genre timidement traité dans Real mais présent dès Door 3 dans la filmographie de l’auteur présage un renouvellement largement bienvenu !
Les espoirs sont ainsi hauts quant à la sortie prochaine de son dernier film Avant que nous disparaissions, en mars 2018 bien sûr, mais ils le sont également pour son dernier film, projeté lors de la dernière Berlinale : Invasion qui devrait sortir le 20 juin de la même année.