Tekkon Kinkreet / Amer Béton : retour inespéré sur nos écrans

Tekkon Kinkreet / Amer Béton avait disparu depuis trop longtemps : stock de Blu-Ray épuisé depuis des années, aucune diffusion en streaming légal. Une injustice réparée par une nouvelle édition, disponible chez All The Anime. Produit par le fameux Studio 4°C, le film a son importance dans l’histoire de la japanime, à mi-chemin entre l’ambition de toucher le grand public, la volonté d’expérimenter et celle d’adapter un mangaka hors normes : Taiyô Matsumoto.

© 2006 Taiyo Matsumoto/ Shogakukan, Aniplex, Asmik Ace, Beyond C., dentsu, TOKYO MX

La sortie en salles de Tekkon Kinkreet, en 2007, a permis à Studio 4°C de sortir d’un relatif anonymat en occident. Les « connaisseurs » ont suivi son ascension depuis Memories, compilation de trois moyens-métrages de science-fiction sortie en 1995, qui réunissait Kôji Morimoto, Satoshi Kon, Tensai Okamura et Katsuhiro Ôtomo – rien que ça ! « 4°C » s’est ensuite consacré à des formats courts plus expérimentaux (Extra, Noiseman Sound Insect, Eternal Family, etc.) et à des long-métrages qui ne seront pas distribués en salles chez nous (Spriggan et Princesse Arete). Puis à Mind Game (2004), le premier choc causé par Masaaki Yuasa (futur réalisateur de Lou et l’île aux sirènes et Inu-Oh). Ce mélange délirant d’animation et de live action fera le tour des festivals et croulera sous les récompenses, en revanche le grand public est là aussi hors de portée.

Peu avant, Studio 4°C avait produit les neuf OAV de l’anthologie Animatrix, avec un résultat contrasté en termes de réputation : si le nom du studio apparaît sur un DVD qui bat des records de vente, il reste dans l’ombre du vaisseau-mère – la trilogie Matrix. Tekkon Kinkreet est donc un projet charnière car il s’agit du premier film estampillé « 4°C » à bénéficier d’une sortie en salles à l’étranger.

Orphelins Vs. Yakuzas

L’intrigue puise bien sûr dans le manga de Taiyô Matsumoto, publié au Japon de 1993 à 1994 – « les lecteurs ont détesté dès le début », confiera le mangaka des années plus tard. Véridique. Ce manga devenu culte a reçu à l’époque un accueil désastreux. Malgré le soutien du rédac’ chef de Big Comic Spirits, qui avait donné carte blanche à Taiyô Matsumoto, la série a été éjectée au bout de trois tomes. Mais le destin de Noiro et Blanco, deux frères inséparables comme le yin et le yang, a cependant traumatisé plus d’un lecteur, à commencer par Michael Arias, qui s’est obstiné pendant des années à porter le projet d’une adaptation au cinéma.

Dès la séquence d’introduction (la caméra suit un corbeau qui voltige entre les immeubles), le réalisateur annonce son parti-pris : « Treasure Town », un labyrinthe urbain coloré et rempli d’éléments fantaisistes (statues, enseignes, etc.), est un personnage à part entière et non pas un simple décor. Enfants des rues, capables de fendre le ciel pour aller d’un toit à l’autre, Noiro et Blanco règnent sur leur territoire. Mais les temps changent, et la ville aussi : les yakuzas orchestrent des opérations immobilières, détruisant les traces du passé et l’âme de Treasure Town. Et même s’ils ont la férocité de chats sauvages, les deux frères sont-ils de taille à s’y opposer, sachant que d’autres forces, plus obscures, surplombent les yakuzas ?

Caméra à l’épaule

Découpé en trois actes, ce long-métrage d’1h50 entremêle tous les thèmes de l’histoire originale : la fraternité métaphysique entre Noiro et Blanco, la brutalité des adultes qui s’abat sur eux, les luttes intestines au sein de la mafia nippone. Il y a aussi deux autres luttes, plus souterraines. Pour l’une, donnons juste un mot-clé à méditer devant le film : l’amour. Pour l’autre, il faut souligner que Treasure Town dégage un parfum de nostalgie. Le choix des teintes, le design des quartiers populaires et la présence de vieilles affiches rappellent les années 1960, un mode de vie plus humain, aussi bien pour les passants anonymes que pour les vieux yakuzas… ceux qui obéissent encore à un code d’honneur. Mais les temps changent, les criminels aussi, et Tekkon Kinkreet illustre la perte de valeurs qui gangrène Treasure Town.

Cet aspect du scénario, Taiyô Matsumoto l’a probablement puisé dans la réalité tokyoïte des années 1980, quand les yakuzas faisaient main-basse sur les chantiers immobiliers et que la capitale changeait à toute vitesse. Installé à Tokyo la décennie suivante, Michael Arias a vu le processus continuer – du haut de son balcon, raconte-t-il, il réfléchissait à adapter le manga, au son des tractopelles.

Cette période de gestation a sans doute alimenté le travail minutieux qui fait de Tekkon Kinkreet un vrai moment de cinéma. La mise en scène fourmille d’idées pour donner vie à cette ville, bâtie à partir d’une direction artistique éblouissante, où la 3D et les effets spéciaux s’intègrent aux décors peints à la main. Jamais un film d’animation n’avait autant immergé le spectateur dans son environnement. Sans pour autant mettre à distance les personnages ! Au contraire, ils sont souvent cadrés en plan serré, caméra à l’épaule, comme dans un film en prises de vues réelles. Même si Tekkon Kinkreet est peuplé de personnages bizarres et de gosses qui font du parkour aérien, une sensation de réalité imprègne le film. Et puis, tout bascule.

© 2006 Taiyo Matsumoto/ Shogakukan, Aniplex, Asmik Ace, Beyond C., dentsu, TOKYO MX

Béton abstrait ?

Léger spoiler : la dernière partie est une expérience sensorielle radicale et inédite, qui nous plonge dans le paysage mental tourmenté d’un personnage. Cette séquence, qui fera date, ne figurait même pas dans les premières versions du scénario. Au beau milieu de la production, Michael Arias n’est pas satisfait des propositions écrites par son ami Anthony Weintraub. Animateur et designer de génie, Kôji Morimoto va alors insuffler de nouvelles idées, tandis que le directeur artistique Shinji Kimura mêle l’art abstrait au rendu visuel. À l’écran, c’est une performance. Mais il s’agit peut-être avant tout d’un pic émotionnel, qui trouve parfaitement sa place dans le crescendo dramatique orchestré jusque-là.

Du manga au film, Amer Béton est une affaire de puissants contrastes : Noiro l’inquiet et Blanco l’insouciant, innocence et violence, mort et rédemption, tragédie et tendresse, etc. Le film n’est pas « supérieur » au manga – à quoi bon comparer l’œuvre d’un jeune mangaka en colère, et son adaptation par une dream team de créatifs passionnés ? Par contre, Studio 4°C a su utiliser le cinéma d’animation pour projeter avec plus de force ces contrastes, et livrer un film inclassable, doté de plusieurs niveaux de lecture. Tekkon Kinkreet a sans aucun doute participé à une meilleure reconnaissance de la japanime, à une époque où très peu de films étaient diffusés en salles hormis ceux de Ghibli.

L’édition Blu-ray / DVD chez All The anime

Tekkon Kinkreet est disponible en combo DVD / Blu-ray collector (les deux disques sont vendus dans le même packaging), en vo et vostfr. Les bonus vidéo sont identiques à ceux qui accompagnaient la première édition : commentaire audio du réalisateur Michael Arias, making-of et une interview croisée entre le réalisateur et le groupe britannique Plaid, qui signe une mémorable B.O, alternant musique électronique, percussions et jazz. Cette nouvelle édition ajoute en revanche un livret de 28 pages et elle bénéficie d’une illustration inédite de Taiyô Matsumoto sur le fourreau.

© 2006 Taiyo Matsumoto/ Shogakukan, Aniplex, Asmik Ace, Beyond C., dentsu, TOKYO MX

Découvrez ici les coulisses de la production d’Amer Béton avec une interview du réalisateur Michael Arias.

Laurent Lefebvre

Journaliste spé manga depuis 2002, co-auteur de Histoire(s) du Manga Moderne (éd. Ynnis). Actuellement en apnée dans le manga et le gekiga des années 1960-70. Vu mon grand âge, j'écris des SMS très lentement.

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