Tekkon Kinkreet / Amer Béton : Rencontre avec le réalisateur Michael Arias

Michael Arias avait déjà vécu plusieurs vies avant d’adapter Amer Béton sur grand-écran. Natif de Los Angeles, il débute à Hollywood à la fin des années 1980, au département des effets spéciaux des films Abyss et Total Recall. Il développe ensuite des logiciels infographiques, notamment pour Dreamworks et Ghibli, avant de coordonner la production d’Animatrix, anthologie de neuf courts-métrages qui complètent l’histoire de la trilogie Matrix. Réalisée en 2007, cette interview dévoile les coulisses de la production d’Amer Béton. Enjoy !

Michael Arias ne voulait pas être cinéaste (et ne lisait pas de mangas).

Michael Arias ©Anne Staveley
Michael Arias ©Anne Staveley

Michael Arias : À l’origine, je n’avais pas l’intention d’adapter Amer Béton, ni même de devenir réalisateur. En collaborant avec des cinéastes tels que James Cameron ou Spike Lee, j’avais compris que c’est une responsabilité écrasante, et cela ne me faisait pas rêver. Au milieu des années 1990, j’habitais à Tokyo, en colocation avec un ami, et j’avais à ma disposition son énorme collection de mangas. Il m’a recommandé Amer Béton en précisant : « tu vas pleurer ». Et oui, j’ai pleuré et j’ai adoré. Je n’avais lu que très peu de mangas, mais celui-ci a eu une influence considérable sur ma vie.

À cette époque, j’étais développeur de logiciels infographiques et j’ai utilisé certaines scènes d’Amer Béton pour tester mes algorithmes. J’ai montré ces séquences à Dreamworks et à Ghibli, puis à un de mes amis japonais. Mais j’ignorais qu’il connaissait personnellement Taiyô Matsumoto et qu’il allait lui envoyer une copie ! Taiyô a trouvé le résultat intéressant et il a voulu me rencontrer. Nous avons dîné ensemble et le soir-même, je me suis retrouvé à discuter d’une adaptation d’Amer Béton, nu dans un bain public avec mon idole – c’était inattendu mais en même temps cela n’a rien d’anormal au Japon dans certaines circonstances.

J’ai proposé à Kôji Morimoto de réaliser le film et nous avons produit un court pilote en 1998. Nous avons ensuite collaboré sur Animatrix mais une fois la production achevée, il n’avait plus le désir de se consacrer à un long-métrage. Par contre, il m’a encouragé à prendre sa place. Enfin, c’est allé un peu plus loin que ça : Kôji Morimoto et Eiko Tanaka (Ndr : co-fondatrice de Studio 4°C) m’ont littéralement sommé d’arrêter de tourner autour du pot, de la fermer et de me mettre au travail (rires) ! Ils savaient tous deux à quel point j’étais obsédé par ce manga et ce projet.

Animation traditionnelle et 3DCGI : le meilleur des deux mondes

À l’époque où le film est en production, l’industrie de la japanime n’est pas rodée comme aujourd’hui à l’intégration d’éléments 3D et aux effets spéciaux numériques. En 2004, avec Steamboy, Katsuhiro Ôtomo tenait le pari d’utiliser la 3D pour animer les nombreuses machines à l’écran, avec l’ambition de réaliser un film spectaculaire. Amer Béton marque une autre étape, en intégrant 3D et VFX à 80% des plans, souvent de façon discrète (effet de flou, reflet sur une vitre, etc.).

Michael Arias : Quand je vais au cinéma, je n’aime pas voir la 3D débarquer à l’écran tout à coup, par exemple pour une grande scène d’action. Dès le début nous avons visé un rendu le plus naturel possible. Il fallait que les techniques d’animation 2D / 3D et les effets spéciaux interagissent, au bénéfice de la mise en scène. Je travaille depuis longtemps sur ces questions, j’ai développé des logiciels qui donnent à des éléments en 3D un feeling proche de l’animation traditionnelle. Ghibli les a utilisés pour Princesse Mononoké et Le Voyage de Chihiro. Tout au long de la production d’Amer Béton nous nous sommes demandé : de quels outils avons-nous besoin pour animer telle scène et raconter l’histoire, d’une façon dont seul le cinéma est capable ?

Le style singulier de Taiyô Matsumoto, de la case à l’écran

TEKKON KINKREET ALL IN ONE © 2007 Taiyo MATSUMOTO / SHOGAKUKAN
TEKKON KINKREET ALL IN ONE © 2007 Taiyo MATSUMOTO / SHOGAKUKAN

Michael Arias : Il aurait été impossible de porter tel quel à l’écran le dessin de Taiyô Matsumoto, ça aurait été un enfer pour les animateurs, son style est très particulier, très personnel. Et puis, est-ce que cela lui aurait rendu justice, sachant que treize ans séparent le manga et le film, et que son trait avait évolué entre-temps ? J’ai donc confié le character-design à Shôjirô Nishimi (*), dont j’appréciais beaucoup le travail. Il a su trouver un compromis que j’estime parfait : capturer l’essence des personnages du manga, leur donner son feeling et fournir des designs que les animateurs allaient ensuite pouvoir maîtriser sans trop de difficultés. Shôjirô Nishimi est également le directeur de l’animation d’Amer Béton. Selon moi, un animateur donne toujours le meilleur de lui-même lorsqu’il travaille sans avoir à reproduire le style d’un autre artiste. C’était aussi la garantie que le résultat à l’écran serait complètement naturel.

(*) Animateur, Shôjirô Nishimi est aussi illustrateur mais il montrait peu ses travaux avant de rencontrer Studio 4°C. Son style ayant impressionné Kôji Morimoto, il est recruté durant la production de Mind Game (2004).

L’architecture de « Treasure Town »

Proche de Katsuhiro Ôtomo, le directeur artistique Shinji Kimura a joué un rôle essentiel dans la création de la labyrinthique Treasure Town. Son travail sur Amer Béton a d’ailleurs fait l’objet de deux artbooks au Japon.

Michael Arias : Collaborer avec Shinji Kimura a dépassé toutes mes attentes. C’est étrange de se souvenir que notre rencontre tient presque du hasard. Un jour, il passe dans les locaux de Studio 4°C afin de rapporter du matériel qu’il avait emprunté lors de la production de Steamboy. On fait connaissance et je lui explique que la ville sera le premier personnage du film, une entité qui change et évolue. Il s’est montré toute de suite intéressé, il faut dire c’est un peu le pitch rêvé pour un chef-décorateur et directeur artistique.

© 2006 Taiyo Matsumoto/Shogakukan, Aniplex, Asmik Ace, Beyond C., dentsu, TOKYO MX
© 2006 Taiyo Matsumoto/Shogakukan, Aniplex, Asmik Ace, Beyond C., dentsu, TOKYO MX

On a passé des journées entières en repérages dans Tokyo, puis j’ai voyagé au Sri-Lanka et à Hong Kong, pour m’en inspirer afin que l’architecture de Treasure Town ait une identité asiatique et pas uniquement japonaise. Il fallait qu’elle soit suffisamment étrange pour que cela ne choque pas de voir des gosses voltiger entre les immeubles, poursuivis par des aliens.

En même temps, nous avons travaillé sur le réalisme, ou plutôt le sentiment qu’elle est concrète, que l’on puisse ressentir le béton des immeubles. Cela passe par la mise en scène et par exemple le choix de filmer de nombreux plans en caméra à l’épaule, mais aussi par le travail sur les décors. Tous les assistants de Shinji Kimura qui avaient œuvré sur Steamboy se sont joints à la création de Treasure Town, ils lui ont apporté une qualité constante.

Terminer le film : une étincelle dans l’obscurité !

La dernière partie du film, où surgit l’angoissant « Minotaure », a marqué les esprits. Mais comment les artistes de Studio 4°C en sont-ils venus à des choix visuels et narratifs aussi audacieux ?

Michael Arias : En plein milieu de la production, nous étions dans une impasse : le film devait être achevé cinq mois plus tard, mais nous n’avions pas encore de conclusion. Même si la publication du manga avait été annulée plus tôt que prévu, Taiyô Matsumoto avait su imaginer une conclusion satisfaisante. Pour ma part, je cherchais une approche qui ne soit faisable qu’au cinéma, reproduire la fin du manga n’aurait pas eu d’intérêt.

C’est à ce moment-là que Kôji Morimoto nous a proposé des illustrations, au cas où cela ferait germer de nouvelles idées. Et ça a marché, sans doute parce qu’il n’avait pas du tout cherché à se caler sur les aspects visuels qui étaient déjà en place. C’était du pur Kôji Morimoto, un univers graphique qui n’appartient qu’à lui. Son travail m’a amené à penser différemment et à créer un nouveau story-board de la séquence du Minotaure. Masahiko Kubo (Ndr : second directeur de l’animation) a lui aussi suggéré une approche complètement inédite pour l’animation : il voulait que les animateurs se lancent dans une performance en dessinant à la fois les poses-clés et les intervalles, alors que d’habitude il y a d’un côté les animateurs-clés et les intervallistes. Il a en plus proposé qu’ils utilisent un stylo à bille et non pas un crayon, ce qui implique à la fois un trait différent et qu’ils ne pourront pas se corriger !

Kubo a lui-même animé plusieurs dizaines de plans de cette manière. Toute ma vie je me souviendrai de lui, en train de dessiner non-stop, coupé du monde par les percussions africaines qu’il écoutait en boucle sous son casque, tellement fort qu’on l’entendait à l’autre bout du studio… Un jour, il s’est aperçu qu’un journaliste le filmait et on a entendu son stylo déchirer le papier, avant qu’il ne parte en claquant la porte. Kubo n’a pas remis les pieds au studio pendant trois jours (rires).

Les arrière-plans ont eux aussi eu droit à un traitement spécifique, afin de traduire la sensation de plonger dans un autre monde. Shinji Kimura a réalisé des décors plus abstraits, notamment à partir d’éclaboussures de peinture, parfois mélangées à du café, qu’il scannait ensuite en haute-définition. Le résultat n’évoquait rien de précis, mais c’est justement ça qui était inspirant. On a ensuite sélectionné certaines parties, parfois juste un détail, pour créer cette atmosphère unique.

© 2006 Taiyo Matsumoto/Shogakukan, Aniplex, Asmik Ace, Beyond C., dentsu, TOKYO MX
© 2006 Taiyo Matsumoto/Shogakukan, Aniplex, Asmik Ace, Beyond C., dentsu, TOKYO MX

Deux orphelins face à la brutalité des adultes

« J’étais encore jeune et habité par la colère quand je dessinais Amer Béton » nous confiait Taiyô Matsumoto au festival d’Angoulême, en 2019. Indissociable du manga, la violence ne pouvait que ressurgir à l’écran.

Michael Arias : La cité de Dieu a été une source d’inspiration, ce film se déroulant lui aussi dans un univers urbain clos, où des enfants sont livrés à eux-mêmes. J’avais demandé à toute l’équipe de le voir avant d’entamer la production. Nous avons longuement discuté du degré de violence nécessaire et nous avons choisi de respecter l’intention du manga, qui traite de dualité, de l’équilibre entre rêve et violence, de menaces venues de l’extérieur et de démons intérieurs. Je voulais que les coups fassent vraiment mal, que l’on sente la souffrance et les dommages causés. L’histoire exigeait que l’on ne détourne pas les yeux face à la réalité de la violence physique. De belles chorégraphies de combat n’avaient pas leur place. Eiko Tanaka était préoccupée par ce sujet. D’une part ses goûts sont différents des miens, et d’autre part elle devait veiller à ce que le film ne reçoive pas une classification en salles qui réduise trop ses chances au box-office. Bien sûr, je ne montrerai pas ce film à de jeunes enfants : c’est une histoire fondamentalement violente. Comme tant de bonnes histoires.

Propos recueillis à Paris, en 2007. Une partie des propos a été publiée dans le magazine Coyote Mag la même année.

Anime : © 2006 Taiyo Matsumoto/Shogakukan, Aniplex, Asmik Ace, Beyond C., dentsu, TOKYO MX

Manga: TEKKON KINKREET ALL IN ONE © 2007 Taiyo MATSUMOTO / SHOGAKUKAN

Laurent Lefebvre

Journaliste spé manga depuis 2002, co-auteur de Histoire(s) du Manga Moderne (éd. Ynnis). Actuellement en apnée dans le manga et le gekiga des années 1960-70. Vu mon grand âge, j'écris des SMS très lentement.

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