Les mathématiques japonaises, un éclat lointain
Loin des figures éminentes connues en Europe, le Japon de l’ère Edo a façonné ses propres mathématiques : le wasan. Journal du Japon vous raconte aujourd’hui ses personnages marquants et son histoire…
Lorsque le shogunat Tokugawa ferme les portes du pays au milieu du XVIIe siècle, il restreint par la même occasion l’importation, alors en pleine effervescence, des savoirs occidentaux. L’interdiction promulguée des livres liés de près ou de loin au Christianisme devient un frein conséquent au progrès scientifique. L’isolement culturel de l’archipel en est ainsi renforcé jusqu’en 1720, date à laquelle le shōgun Tokugawa Yoshimune assouplit ces mesures. Cette longue période de paix obtenue par la fermeture du pays contraint les samouraïs, la classe guerrière, à modifier leurs occupations. Autrefois essentiellement militaires, leurs affectations deviennent progressivement administratives et bureaucratiques. L’éducation littéraire et scientifique s’en trouve favorisée et renforcée. Toutefois, les écoles se créent suivant une hiérarchie très stricte. Les élèves doivent la plus grande loyauté à leur professeur, notamment dans les mathématiques. Au lieu de se diffuser, le savoir de cette discipline est alors gardé secret. Il est difficile, dans ce contexte, d’imaginer d’importantes avancées scientifiques.
Pourtant, certains pratiquants du wasan – nom donné aux mathématiques traditionnelles japonaises – ont fait des découvertes majeures, restées longtemps inconnues. Loisir intellectuel à l’origine, le wasan est rapidement devenu si abstrait qu’il ne répondait plus à aucun besoin concret pour le pays. Il commence même à être délaissé par les samouraïs, pourtant pratiquants majoritaires de cette discipline. C’est donc en toute discrétion que Seki Takakazu (ou Seki Kōwa, ?-1708), considéré comme le fondateur du wasan, a mis au point des techniques modernes. Il égale et même devance les mathématiciens européens auxquels ces découvertes sont attribuées. Il met au point la théorie des déterminants (vers 1693) en même temps que Gottfried Wilhelm Leibniz ou la méthode d’accélération des convergences, redécouverte et attribuée plus de deux cents ans plus tard (vers 1926) à Alexander Aitken. Les nombres de Bernoulli sont aussi découverts en même temps par Jacques Bernoulli et Seki Takakazu. Malgré des méthodes très différentes des chercheurs occidentaux, les samouraïs ont développé, avec le wasan, des outils très puissants et sous-estimés par leurs contemporains.

L’ascension de Takebe Katahiro
Les mathématiques japonaises n’étant pas vouées à être associées à des domaines physiques comme l’astronomie, elles avaient pour sujet la géométrie plane ou sphérique ou le calcul des infinis. Les pratiquants posaient des énigmes que d’autres essayaient de corriger, de résoudre, d’améliorer ou de complexifier avant d’en proposer d’autres à leur tour. Pour subsister, les maîtres gardaient leurs méthodes secrètes pour ne les révéler qu’à leurs disciples. Cela avait d’ailleurs pour conséquences des attaques virulentes de leurs pairs et une mise en doute constante de leurs réelles compétences. Ce contexte particulier peut expliquer pourquoi le wasan ne s’est pas tourné vers des sujets concrets qui lui auraient apporté une plus grande renommée. Cependant, parmi les mathématiciens, certains ont su se faire une place dans la société grâce à leur talent, comme les frères Takebe, disciples de Seki. Ceux-ci vont révolutionner le wasan, l’un par ses innovations et l’autre par ses initiatives de transmission.
À seulement 21 ans, Takebe Katahiro écrit une version commentée et corrigée du Hatsubi Sanpō, ouvrage dans lequel Seki parvenait à éliminer des inconnues dans des équations complexes. Dans son Hatsubi Sanpō Endan Genkai (vers1685), Takebe Katahiro explique la démarche de son maître afin de répondre aux attaques personnelles à son encontre. Pourtant, l’enfance de Takebe ne le destinait pas à une si grande carrière. Adopté par un vassal du futur shōgun Tokugawa Ienobu, son maître cherche à se débarrasser de lui à la naissance d’un fils héritier. L’honnêteté de Takebe est remarquée par le shōgun qui le prend sous son aile. Il découvre alors les mathématiques à 13 ans, et, particulièrement doué, s’élève dans la hiérarchie jusqu’à devenir un des hommes de confiance de Ienobu, un okonando, fonction réservée à une centaine de samouraïs seulement. A la mort du shōgun, il sert alors son héritier, Ietsugu, au règne très bref, puis Yoshimune. A cette période, les mathématiques appliquées à la conception et à l’amélioration des calendriers étaient d’un intérêt fondamental pour les dirigeants, qui assignaient cette tâche aux hommes qu’ils jugeaient les plus compétents.

Katahiro s’est attelé à l’analyse et aux commentaires des écrits chinois, sources de Seki pour l’élaboration de sa méthode. Grâce à ce travail très ardu, il a permis des avancées significatives dans le wasan et a contribué à son usage plus large par les Japonais. Bien qu’inspiré d’écrits chinois, Katahiro persistera à louer la “magnifique création de son maître”, faisant référence à sa technique d’élimination qu’il nomme “déverrouillage”. Il ajoutera ces mots dans la préface du Hatsubi Sanpō Endan Genkai : “cette technique universelle tient du miracle”. Toujours est-il que Katahiro affine les travaux de son maître et apporte des éléments nouveaux. Sa méthode d’élimination des erreurs pour trouver une approximation raffinée des valeurs du cercle (aire, circonférence) est si aboutie qu’elle ne sera redécouverte en Occident qu’au début du XXe siècle par Lewis Fry Richardson. Avec cette technique, il parvient à déterminer avec exactitude quarante-et-une décimales de π. Ainsi surpasse-t-il les géométries simples de Seki pour se tourner vers des analyses infinies. De plus, il présente une réflexion sur la découverte par l’expérience et les nombres d’une part, et par les principes et les règles d’autre part.
Les réformes et le déclin
Lorsque Yoshimune Tokugawa accède au pouvoir, la plupart des hommes de confiance de son prédécesseur, Ienobu, sont rétrogradés. Takebe Katahiro n’y fait pas exception. Pourtant, il gagne peu à peu la confiance du nouveau shōgun grâce aux cartographies de différentes provinces qu’il effectue pour lui ainsi qu’à ses conseils en matière d’astronomie et de mathématiques. Il joue un rôle crucial dans la réforme de Yoshimune sur l’autorisation des ouvrages étrangers ne traitant pas de religion. Cet assouplissement permet le développement scientifique du Japon par la diffusion et l’étude du rangaku (études hollandaises), ouverture d’esprit particulièrement rare à cette époque même pour un érudit. Lorsque Takebe se retire en 1733, les réformes du calendrier demandées par Yoshimune cessent de progresser, preuve supplémentaire de son exceptionnel talent.

Takebe Kataaki, frère de Katahiro, est aussi un disciple de Seki. Son œuvre peut sembler moins éclatante mais elle n’en n’est pas moins colossale. Kataaki a rédigé en grande partie et finalisé la synthèse complète des travaux de Seki et de ses disciples dont son frère Katahiro. Cette encyclopédie, le Taisei sankei, commencée en 1683 et terminée en 1711, est une compilation en vingt volumes. C’est une source très précieuse pour les historiens d’aujourd’hui, mais aussi pour l’époque. On doit à Kataaki la préservation et la structuration du wasan, ainsi rendu accessible aux générations suivantes. Seule une très grande maîtrise de ce sujet si complexe a rendu ce travail possible. Kataaki mourra en 1716, trop tôt pour voir l’ouverture du pays aux sciences hollandaises. Les mathématiques occidentales, tournées vers des applications concrètes et utiles au pays, supplanteront peu à peu le wasan trop abstrait.
Alors que le Japon entre à l’ère Meiji dans une période de modernisation, le wasan restera de l’ordre du patrimoine culturel. Certains de ses pratiquants accepteront et contribueront à ce changement. Son exhumation par les historiens permettra bien plus tard de renouer avec des esprits d’une vivacité immense, comme Takebe Katahiro, allant contre l’image d’un pays dont tout le savoir aurait été importé.
Sources :
- Les mathématiques japonaises à l’époque d’Edo (1600-1868), 1994, Annick Horiuchi.
- L’histoire du Japon des origines à nos jours, 2009, sous la direction de Francine Hérail.

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