La robotique japonaise, d’Edo à aujourd’hui
Le lien entre la robotique et le Japon n’est plus à faire. Que ce soit dans les médias ou dans les commerces, les nouvelles inventions japonaises nous parviennent régulièrement, si bien que le pays du Soleil-Levant s’est imposé comme la terre des nouvelles technologies. Les robots d’aujourd’hui sont capables de reproduire jusqu’à l’apparence, les expressions et les mouvements de leurs créateurs, tels que le Geminoid HI-1 de Hiroshi Ishiguro.
Ce leadership technologique s’est développé symétriquement à la croissance exponentielle que le pays a connu dans la période d’après-guerre, avec des multinationales à la pointe. Pourtant, la relation qu’entretient le Japon avec la robotique est bien plus ancienne. Le meilleur exemple en est certainement Toshiba, dont l’histoire crée un pont entre les premiers automates karakuri du XVIIe siècle et l’électronique moderne.
Tout commence à l’ère Edo
Pour trouver l’origine des premiers robots de l’archipel, il faut remonter au début de l’ère Edo, au XVIIe siècle. Cette période est marquée par la fermeture du pays, mais des contacts avec l’extérieur existent toujours. Le comptoir de Dejima, à Nagasaki, accueille ainsi des voyageurs Hollandais, seuls Européens autorisés à y commercer. Avant cet isolement, les contacts avec les jésuites ont permis l’importation de nombreux savoirs. Les artisans japonais s’approprient alors les techniques d’horlogerie chinoises et occidentales. Les mécanismes complexes qu’elles emploient font travailler leur imagination et donnent naissance à de premiers automates simples, les karakuri, dont le nom évoque l’idée d’un mécanisme caché, d’un trucage. Leurs fonctions sont variées. Dans le théâtre populaire, ils permettent des effets spectaculaires, comme des objets qui se déplacent tout seuls. On les retrouve aussi en tant que serveurs de thé dans des demeures de riches marchands ou samouraïs, chez qui ils sont très appréciés pour leur côté divertissant. Enfin, ils sont imprégnés d’une dimension religieuse, puisqu’ils figurent sur certains chars durant les festivités. Ce rapport au sacré est d’ailleurs plus profond, car la notion d’objet animé trouve sa place dans l’animisme shintoïste, et l’existence de l’âme. Les karakuri étaient fabriqués en bois avec une attention toute particulière sur le raffinement et l’esthétique.

Ces petits robots ont traversé l’époque Edo jusqu’à parvenir entre les mains d’un certain Hisashige Tanaka, qui les a portés à un degré de perfection inédit. L’inventeur, né en 1799 à Kurume dans l’actuelle préfecture de Fukuoka, s’est emparé très jeune de ces jouets, et en a fait son sujet d’études. Il parvient à miniaturiser des mécanismes dont il améliore la complexité, et s’acharne à rendre les poupées vivantes, en peaufinant les expressions faciales et la gestuelle. L’automate qui sert le thé devient désormais capable de bouger les yeux, tourner la tête, s’incliner pour saluer, faisant de l’objet de divertissement décoratif une véritable merveille technologique qui fera sa réputation.

La direction est donnée : la robotique nippone poursuivra dans cette voie pour durant les deux siècles qui nous séparent du « Edison japonais ». Ce dernier s’est ensuite intéressé à différentes formes d’énergies, par le biais du Rangaku, l’étude des savoirs scientifiques occidentaux apportés par les Hollandais. Il est le concepteur de l’Horloge Millénaire en 1851, un travail de trois ans pour concevoir un objet qui conserve encore à l’heure actuelle une grande importance culturelle et dont la reproduction avec les moyens d’aujourd’hui demeurerait longue et complexe. Il construit également la première locomotive à vapeur du pays ainsi que le premier navire de guerre fonctionnant aussi à la vapeur. Le génie de la mécanique passe ses dernières années dans la capitale, où il fabrique des télégraphes pour le gouvernement Meiji, à la fin du XIXe siècle. Son fils reprend la production après sa mort et fonde la compagnie Tanaka Ingénierie, qui deviendra la Toshiba que nous connaissons.
Le sursaut de l’après-guerre
Si Toshiba existe encore aujourd’hui, elle s’est spécialisée dans les énergies, les semi-conducteurs et les dispositifs de stockage. Mais le boom industriel d’après-guerre a vu émerger de nombreux protagonistes qui se sont emparés de la robotique. Parmi eux, Honda, Mitsubishi Electrics, Kawasaki heavy Industries ou encore Toyota et Panasonic. À travers ces différentes entreprises couvrant des secteurs très variés, les robots s’installent dans la vie quotidienne sous tous ses aspects. Ce phénomène s’illustre particulièrement cette année via l’Exposition Universelle d’Osaka, dont la thématique, “Concevoir la société du futur, imaginer notre vie de demain”, taille une belle place à nos amies les machines.
En effet, la société japonaise conçoit ces technologies comme un soutien positif, une vision parfois en contradiction de celle de l’occident. Pour comprendre ce décalage, on peut s’intéresser à des œuvres culturelles majeures émises par les tributaires de ces deux points de vue. D’un côté, Frankenstein, Terminator, I, Robot, expriment les dangers de l’évolution de la technologie, les robots étant considérés comme de potentielles menaces. Une thèse qui prend sa source dans les fondations religieuses de ces sociétés, telles que le mythe de Prométhée ou les écrits chrétiens, où la création d’une vie artificielle va à l’encontre de l’ordre naturel des choses. De l’autre côté du Pacifique, Astroboy et Doraemon sont des êtres bienveillants. La racine shintoïste de l’archipel favorise la croyance qu’une âme peut habiter les objets artificiels, un concept qui n’est alors pas un tabou. Cela favorise la création d’un lien avec les machines, qui ont alors une forme plus humanoïde. C’est à travers l’assistance sociale quotidienne qu’elles sont le plus largement répandues au Japon, alors qu’on les voit majoritairement dans la défense et l’industrie en occident.
Les exemples soutenant le point de vue japonais sont nombreux. Parmi les cas de robots ayant sauvé des vies, on trouve notamment des opérations chirurgicales ou des repérages de naufragés. Les possibilités sont vastes. On peut également citer les robots télécommandés envoyés pour inspecter les réacteurs nucléaires à Fukushima, dont certains étaient développés par Toshiba. En tapant les mots clés “japon robot” sur les actualités de Google, on trouve tout un tas d’articles faisant mention de l’aide qu’ils apportent. En revanche, les machines qui se rebellent contre leurs créateurs semblent encore appartenir au domaine de la fiction. Le cas viral d’un spectateur attaqué par un robot en Chine a certes provoqué des tumultes sur la toile, mais ne semble en réalité qu’être une défaillance technique (perte d’équilibre, capteurs obstrués). La perception japonaise semble donc prédominer dans la réalité, alors que les œuvres culturelles qui l’illustrent paraissent bien moins réalistes que les réalisations occidentales sur le sujet. Mais à l’ère où les progrès de l’IA sont exponentiels, il est encore difficile de déterminer l’avenir de la robotique.
La robotique Made in Japan

©Maximalfocus 2020
Ceci étant, le lien entre les automates karakuri et les robots d’aujourd’hui au Japon est évident. Leur côté utilitaire et divertissant favorise une relation positive avec les humains. La poupée qui servait le thé il y a 400 ans est aujourd’hui tantôt agriculteur, médecin, ou réceptionniste. Le soin est toujours porté à l’esthétisme. L’exemple d’ASIMO (Advanced Step in Innovative Mobility), le robot humanoïde développé par Honda jusqu’en 2018, en est l’exemple parfait. Présenté au public en 2000, son nom est un hommage à Isaac Asimov, écrivain pionnier de la science-fiction et inventeur des trois lois de la robotique. C’est un véritable concentré de technologies ressemblant à un enfant astronaute, et ses capacités sont multiples : se déplacer dans les escaliers, éviter les obstacles, courir à 9 km/h, échanger avec les humains, il est même équipé d’un système de reconnaissance faciale et vocale. Les techniques qui sont à l’œuvre derrière cette création sont aujourd’hui utilisées dans de nombreux domaines tels que l’automobile et la médecine. Parallèlement, le Geminoid HI-1 de Hiroshi Ishiguro, professeur à l’université d’Osaka, est la copie parfaite de son créateur. Cet androïde créé en 2006, premier d’une série de six, peut reproduire les mêmes expressions faciales, mouvements, et voix que la personne dont il est inspiré. Il est toutefois piloté à distance, mais a été testé par Ishiguro pour donner des cours et conférences, dans un concept nouveau : la téléprésence, soit être présent à distance.
Depuis les petites poupées animées en bois vêtues de kimono aux androïdes ultra-performants d’aujourd’hui, la robotique japonaise a parcouru un long chemin, avançant au rythme d’innovations brillantes et audacieuses. L’esprit est cependant resté le même : aider, distraire, accompagner, avec un raffinement toujours plus perfectionné, vitrine d’un artisanat et d’une industrie de premier plan. De par sa conception de l’artificiel, la société nippone s’est distinguée de tout temps de la vision occidentale plus pessimiste. À l’heure où l’intelligence artificielle se développe de plus en plus, la place donnée à l’esthétique et la mécanique est moins importante que les capacités cognitives. On pourrait penser que l’avenir de la robotique made in Japan est incertain. Pourtant, elle semble plus prospère que jamais, avec des projets toujours plus ambitieux, portant la promesse optimiste d’un futur radieux pour l’être humain.