Jaadugar – La Légende de Fatima : quand une femme fait basculer l’Empire mongol
Certaines histoires ont su s’imposer comme de véritables classiques de la littérature, du manga ou de la bande dessinée. Souvent, elles nous crient un message et nous bousculent pour mieux nous marquer en tant que lecteurs ou lectrices. Mais d’autres font le choix de prendre leur temps, de s’installer délicatement dans notre quotidien et de nous offrir une certaine tendresse. Jaadugar – La Légende de Fatima, édité par la maison d’édition Glénat, fait partie de ces histoires. Un manga rare, profondément sensible, qui a fait son retour ce 19 novembre avec son cinquième tome. Retour sur une héroïne que personne n’attendait, pas même l’Histoire.

Une jeune esclave, un empire et mille silences
Peu de mangas osent s’aventurer sur le terrain glissant de l’Histoire sans la tordre, la simplifier ou l’aseptiser. Si Kingdom, l’un des bestsellers japonais, jouit d’une excellente réputation auprès du lectorat, il n’est désormais plus le seul à pouvoir prétendre nous faire découvrir un pan méconnu de l’Histoire. En effet, Jaadugar – La Légende de Fatima, signé Tomato Soup, vient le rejoindre parmi les titres historiques les plus intéressants et les moins fantasmés. Dans ce manga, qui se déroule dans un Orient médiéval pour le moins complexe, nous plongeons à la rencontre de femmes qui tissent leur destin à l’ombre des empires.
Satira est une jeune esclave perse. Très tôt, elle est arrachée à sa terre natale et jetée au cœur la cour mongole, dans un monde dont elle ne parle pas la langue et dont elle ignore les codes. Pour survivre, elle ne peut alors compter que sur son intelligence. Renommée Fatima, la jeune femme va en permanence chercher à apprendre, à comprendre et à observer ce monde qui l’entoure dans un seul et unique but : trouver sa place, elle qui n’aurait pas dû survivre.

Mêlant habilement faits historiques, intrigues de palais, spiritualité, féminisme et politique, Jaadugar – La Légende de Fatima a de quoi surprendre, notamment par son dessin tout en rondeur qui donne au titre une douceur presque naïve. Un dessin qui va radicalement contraster avec la dureté du fond de l’histoire qui nous est raconté. Mais aussi étonnant que cela puisse paraître, c’est justement là que se cache la force du manga de Tomato Soup : une douceur qui masque en réalité une tension permanente, une violence feutrée et une quête de pouvoir aussi silencieuse que redoutable.
Le pouvoir de celles qu’on ne regarde pas

Le monde du manga est majoritairement guidé par des héros flamboyants qui vont se donner corps et âme dans des batailles épiques. Il n’y a d’ailleurs qu’à voir les meilleures ventes ces dernières années pour remarquer la surreprésentation des protagonistes masculins qui, s’ils ne le sont pas d’entrée de jeu, deviennent particulièrement charismatiques et attirent tous les regards. Mais Jaadugar – La Légende de Fatima n’est pas de ces mangas. Ici, nous suivons donc Satira, une jeune fille discrète, effacée, que personne ne remarque réellement. Et c’est précisément pour cette raison qu’elle survit et qu’elle apprend.
Lorsqu’elle finit à la cour du Khan, le souverain mongol, celle qui s’appelle désormais Fatima réalise soudainement que les sabres des guerriers ne sont pas toujours les armes les plus dangereuses. Les mots, les alliances, les regards silencieux le sont en effet bien davantage. En s’appropiant la langue de ses maîtres, mais aussi leurs textes, leurs croyances et leurs stratégies, elle parvient à se libérer de sa condition d’esclave et à gagner un rôle politique. À sa manière, Fatima devient une érudite, une stratège et surtout une pièce centrale sur l’échiquier du pouvoir.
Présenté comme ça, on pourrait penser que Jaadugar – La Légende de Fatima tombe, d’une certaine manière, dans le trope scénaristique de la vengeance. Pourtant, il n’en est rien. Et il ne s’agit pas non plus d’un destin héroïque flamboyant. Ici, on nous raconte l’ascension lente, risquée et fragile d’une femme. C’est en réalité un jeu d’équilibres, où la moindre erreur peut être fatale.
Jaadugar – La Légende de Fatima : une fresque historique sensible et audacieuse

Autre élément qui frappe lors de la lecture de Jaadugar : la densité de l’univers créé par Tomato Soup. La mangaka ne se contente pas de nous proposer un conte oriental aux couleurs chatoyantes. Elle nous offre une véritable fresque historique, rigoureusement documentée, dans laquelle les événements géopolitiques influencent directement les trajectoires individuelles des personnages.
Que ce soit au cinéma, dans les séries ou même dans la littérature, l’Empire mongol a très souvent, pour ne pas dire constamment, été fantasmé. Mais dans son manga, Tomato Soup semble avoir fait le choix de nous le dépeindre autrement et de le présenter dans toute sa complexité. Car oui, si l’Empire mongol a été si puissant, il a aussi été victime de divisions internes, d’intrigues de succession, de tensions religieuses, etc. La place des femmes dans le pouvoir ainsi que la science en tant qu’arme idéologique y sont même fortement abordées.
L’exemple le plus flagrant est très probablement celui du personnage de Töregene Khātūn, épouse du défunt grand Khan. Actrice majeure de l’Histoire réelle, Tomato Soup lui fait une place de choix dans son manga. Pour Fatima, elle devient à la fois la mentor, la menace et le miroir. Une complexité qui nous prouve que la mangaka ne considère pas ses personnages féminins comme des archétypes, mais bien comme des forces en mouvement, ambivalentes et surtout humaines.
Quand l’Histoire se murmure à travers les récits de femmes
Avec Jaadugar – La Légende de Fatima, Tomato Soup ne se contente pas de nous offrir un récit mettant en avant un pan de l’Histoire méconnu dans nos contrées. La mangaka nous tend un miroir : celui de toutes ces femmes dont les faits d’armes ont été oubliés, voire effacés, mais qui, malgré tout, ont contribué à bâtir des empires.
En faisant le choix de raconter l’ascension de Fatima, une femme discrète, érudite et profondément humaine, ce titre se permet de bousculer nos attentes et nos idées reçues sur les grandes steppes asiatiques. L’autrice a ainsi cherché à nous rappeler que le pouvoir n’est pas seulement militaire, il peut également se cacher dans les livres et dans l’observation et la découverte du monde qui nous entoure.
