Rencontre avec ODR : la rage
Parmi les créations originales de ces derniers mois, les éditions Kana se sont démarquées une nouvelle fois avec un nouveau venu dans leur catalogue : ODR, un seinen de création française, par Loïc Cassou alias Locass au scénario et Maxime Truc au dessin. Une plongée dans le 9e siècle entre Germanie et Scandinavie, entre silence et fureur, entre beauté et gerbes de sang.
Le premier tome, prenant et poignant, nous a donné envie d’en savoir plus, et c’est pourquoi nous sommes allés poser quelques questions aux auteurs, pour plonger dans leur univers et comprendre le parcours qui les a amenés jusqu’à ce diptyque pas comme les autres…

Que vaut ODR, aux éditions Kana ?
Résumé officiel : Au 9e siècle après Jésus-Christ, dans les terres froides et reculées du nord de la Germanie, un illustre guerrier scandinave s’est retiré loin des conquêtes et des batailles sanglantes.
Mais un drame impliquant une jeune fille du village voisin va le sortir de sa retraite, et réveiller ses fantômes. La quiétude de la forêt va alors laisser place au bruit et à la fureur.
Dans ce titre, nous sommes donc plongés dans une histoire qui pourrait bien nous rappeler un autre titre, Vinland Saga, signé Makoto Yukimura et édité par Kurokawa. Mais si le titre japonais s’étend sur 29 tomes, celui de notre duo français est une duologie. Pas le temps de respirer donc, mais pour autant, le premier tome de ODR est particulièrement efficace. Un dessin maîtrisé, une ambiance sombre et sanglante et des personnages qui, croyez-le ou non, sont très bien développés. Le volume est épais, ce qui a permis aux deux auteurs de nous proposer quelque chose de solide. Contrairement à ce que l’on aurait pu penser, l’histoire est loin d’être bâclée et ne se perd pas en détails et tergiversations inutiles. Une lecture dense, mais percutante qui laisse derrière elle une question : comment les deux auteurs vont-ils réussir à terminer un récit qui pourrait nous tenir pendant plus de deux tomes ?
Locass et Maxime Truc, entre cinéma et manga
Bonjour à vous deux et merci pour votre temps. Après ce rapide résumé, est-ce que chacun d’entre vous peut nous raconter son parcours et son lien avec le Japon et le manga ?

Loïc : J’étais un élève très timide, souvent plongé dans ses pensées et dans les dessins qui remplissaient les marges des cahiers. Et puis j’ai eu mon premier cours de cinéma. Ça m’a probablement sauvé, parce qu’à l’époque, je ne savais vraiment pas quoi faire. Grâce aux cours de mes professeurs, je suis devenu très curieux, j’avais comme le sentiment de grandir et de voyager de films en films jusqu’à me retrouver en licence cinéma à Bordeaux où j’ai rencontré Maxime. C’était un moment où je pensais arrêter l’audiovisuel, car déçu du milieu suite à mes diverses expériences en festivals et sur les tournages amateurs. Je me suis donc remis à dessiner. Pour raconter des histoires, cela coûtait moins cher que des caméras et une équipe de techniciens. J’ai alors intégré une école de mangas à Angoulême, la Human Academy, durant laquelle j’ai gagné un prix et plusieurs mentions dans le magazine Young Jump de la Shueisha. Suite à ça, j’ai pris le temps de travailler mon trait, de progresser avec les éditeurs japonais, puis de contacter les éditions Kana qui me pistaient depuis un petit moment pour un projet autour d’un western nordique, scénarisé par Maxime.
Maxime : Pour ma part, je suis originaire du sud de la France, où j’ai grandi entre Marseille et Aix-en-Provence. Après un parcours « classique » jusqu’au bac et quelques années à expérimenter des jobs dans différents secteurs, j’ai décidé de quitter le sud pour reprendre des études à 26 ans. J’ai ainsi obtenu ma licence en cinéma à à Bordeaux, puis un master en écriture narrative à Cannes. Et bien que mon objectif ait d’abord été d’un jour réaliser mes propres films, j’ai toujours été ouvert à l’idée de participer à la création d’œuvres dans d’autres médiums, le manga y compris. Comme beaucoup j’ai mis le pieds dans la culture manga et japonaise par le biais de Dragon Ball. Cette attirance pour le manga s’est développée avec le temps, avec de nombreuses autres œuvres passionnantes, notamment dans le genre seinen vers lequel je me suis très vite tourné.
Quelles sont vos références en matière de manga et de mangaka d’ailleurs ?

Loïc : J’ai commencé par la bande dessinée franco-belge. Je dévorais les récits de Tintin, Astérix, Lucky Lucke et puis j’ai découvert le manga, mais surtout le noir et blanc avec Dragon Ball. Un véritable choc. Constater que tout ce qui était condensé en une cinquantaine de planches était cette fois-ci étiré sur plusieurs tomes de 200 pages. À cela, le découpage et ce sentiment de liberté dans le mouvement, les cadrages et les gros plans m’a immédiatement attrapé. Une nouvelle langue se révélait. J’ai donc grandi avec Naruto, One Piece et Bleach puis arrivé un certain âge, le travail de Naoki Urasawa, Takehiko Inoue, Daisuke Igarashi ou encore Inio Asano m’ont marqué au point de m’influencer dans mes travaux. Aujourd’hui, je suis toujours curieux et je me réjouis d’être fasciné par le travail d’auteurs européens comme Scietronc ou Camille Broutin.
Maxime : J’aurais du mal à nommer un mangaka en particulier dont je serais un fan absolu, je suis plus sensible aux œuvres elles-mêmes. À ce jour, je pourrais citer Dragon Ball évidemment, mais aussi Bleach, GTO, Monster, Vagabond, Berserk, Hellsing ou encore Cowboy Bebop.
Comment s’est créé votre duo ? S’agit-il d’une première collaboration ou aviez-vous déjà travaillé ensemble par le passé ?
Loïc : Notre duo est avant tout une histoire d’amitié. Nous nous sommes rencontrés il y a environ huit ans, sur les bancs des amphis de l’université Bordeaux Montaigne, en licence cinéma. C’est durant ces années que nous avons formé un petit noyau d’amis avec d’autres élèves de la licence, autour d’une même passion pour le cinéma et autres médiums, avec des goûts très proches, des références communes et surtout la même ambition et détermination d’un jour réaliser nos propres œuvres, si possible ensemble. Après cette licence, nous sommes partis chacun de notre côté pour continuer notre parcours scolaire avec toujours en tête l’idée qu’un jour nous ferions quelque chose de concret.
Et, bien que nous suivions des parcours différents, nous nous aidions régulièrement sur des petites œuvres « scolaires ». En ce sens on peut dire qu’on a pu construire les bases d’une dynamique de travail, au-delà de notre amitié qui est toujours restée la même, et qui a abouti à cette première œuvre « officielle ».
L’origine de la rage
L’histoire d’ODR se situe au 9e siècle après J-C en Germanie du Nord. Pourquoi avoir choisi un tel contexte ?

Maxime : J’aime bien situer mes histoires dans un contexte historique. Et imaginer ce que serait la vie d’individus dans ce contexte, comme un effet loupe sur eux au milieu de quelque chose de plus grand C’est aussi une manière de développer son récit sur des fondations solides. En s’appuyant sur des recherches documentaires on peut se figurer un environnement concret, et commencer à imaginer des personnages, avec toutes leurs complexités, leurs manières de penser et d’interagir avec cet environnement, tout en ayant l’assurance de ne pas raconter n’importe quoi d’un point de vue historique ou d’être anachronique.
Ici nous avions besoin d’un environnement qui puisse concentrer l’action dans un décor resserré à la manière d’un western, où la nature aurait une importance, et où la rencontre et les rapports de force entre nos personnages sembleraient crédibles aux lecteurs. D’autant plus que nous avions le désir de mettre en avant la dimension humaine de ces personnages extraordinaires, au sens premier du terme. Enfin c’était aussi un moyen pour Locass de s’appuyer sur des éléments visuels concrets pour construire ses dessins et imaginer l’arène de notre histoire.
Le terme ODR signifie « rage ». En lisant le premier tome, on ressent chez vos deux protagonistes une rage de vivre, mais aussi celle de mourir. En tant qu’auteurs, qu’est-ce qui vous a poussé à vous intéresser à ce sentiment un peu tabou dans notre société ?
Loïc : Nous aimons explorer la condition humaine dans ce qu’elle a de plus cru, avec ses paradoxes, ses failles, mais aussi sa grandeur. Ce thème de la rage est apparu en écrivant le scénario, et surtout lors de nos nombreux échanges en amont du processus de création. C’est là qu’il s’est imposé comme central pour nous. C’est le lien entre tous nos personnages, ce qui les habite tous, mais de manières différentes. D’une certaine façon, c’est un sentiment à la fois on ne peut plus humain dont ils sont l’origine, mais en même temps une sorte de main invisible, une force brute qui les guide dans leurs choix et actions. Il nous a donc semblé intéressant de le mettre en avant, d’où le titre du manga, et d’inviter les lecteurs à s’interroger sur ce thème.
Dans le premier tome de votre manga, le lecteur est plongé dans une époque violente, presque barbare, mais également énormément fantasmée dans nos médias actuels. Quels ont été vos principaux repères pour la création de cet univers ?
Maxime : Comme nous voulions nous intéresser à la psychologie de ces personnages, leurs façons de voir le monde, leurs motivations, mais aussi leurs obsessions, nous avons pensé qu’il était nécessaire d’être vigilant quant à la crédibilité de ce que l’on racontait. Aussi, il n’était pas question de nier la violence de cette époque, ou encore les croyances de ces individus. Elles sont tout à fait présentes dans notre histoire, mais il fallait pour cela s’appuyer sur une documentation fournie et des sources sérieuses. C’est donc passé par de nombreuses heures de recherches, de lectures diverses, notamment des textes anciens de Snorri Sturluson, ou encore l’excellent livre de Victor Samson, docteur en histoire, sur les Berserkir.
Syn, la protagoniste, passe pour être l’élément déclencheur de toute l’histoire. Mais on sent également qu’elle a une place centrale dans votre histoire. Pourriez-vous nous en dire davantage à son sujet ?

Maxime : Syn est l’exact opposé de Gudbjörn. À la différence de ce dernier qui est doté d’une force presque surhumaine et d’une faille psychologique et émotionnelle très profonde, elle est « diminuée » physiquement de par son handicap, mais porte en elle une force intérieure impressionnante. Pourtant c’est dans leurs traumatismes et leur rage qu’ils se retrouvent et se lient l’un à l’autre. Ce sont donc clairement deux personnages principaux de l’histoire.
Ce n’était pas une intention de départ, mais au fil de l’écriture j’ai commencé à m’attacher à cette jeune fille, au point d’en faire un personnage central. L’idée d’une jeune fille muette au milieu d’une meute de guerriers vikings et de villageois immoraux, à qui elle donnerait une leçon de dignité et de courage, m’a semblé particulièrement intéressante. À la fois dans ce que ça peut symboliser de nos jours, mais aussi d’un point de vue graphique, avec le défi pour Locass de donner corps, courage, force, dignité à ce personnage muet. Notamment par ses regards.
De même, Gudbjörn, le protagoniste, semble avoir été sorti de sa torpeur après sa rencontre avec Syn. Berserker craint et admiré, il vit désormais aux côtés de ses démons. Quel a été le plus grand défi pour créer ce personnage d’un point de vue psychologique ?
Maxime : L’origine de cette histoire me vient d’un constat : le fait que les différentes œuvres que j’ai pu voir/lire s’intéressant à l’univers des vikings mettaient essentiellement en scène le fait qu’ils étaient des guerriers exceptionnels. Le berserker en étant la figure absolue. Pourtant il est généralement admis aujourd’hui par la société que l’impact psychologique et émotionnel de la guerre sur les soldats qui ont fait le Vietnam, l’Irak ou autres conflits récents a été terrible. Innombrables sont ces hommes et femmes revenus de ces expériences avec des syndromes du stress post traumatique. Or, si l’on en croit ces œuvres dont je parlais, cela n’existait pas chez les vikings. C’est comme si eux, en guerriers ultimes, pouvaient partir massacrer des ennemis, puis rentrer chez eux, auprès de leurs familles et leurs proches, avec la satisfaction du devoir bien fait et reprendre leurs vies comme si de rien n’était… Cela me paraissait peu crédible.
C’est à partir de là qu’est née l’idée de raconter l’histoire d’un guerrier d’exception (avec tout ce que cela représentait à cette époque) atteint d’un syndrome du stress post traumatique et à une époque où cette notion n’existait pas. Le défi a donc été de s’imaginer ce qu’un tel personnage pouvait penser et ressentir en son sein. Puis d’illustrer son traumatisme et ses souffrances psychologiques et émotionnelles, de les faire ressentir à la lecture. On a voulu proposer une lecture très sensorielle.
ODR est annoncé pour être un diptyque (donc une série en deux tomes), ce qui représente un véritable challenge. N’aurait-il pas été plus intéressant de partir sur une série légèrement plus longue ?

Loïc : Pour être honnête, on voulait aborder un format court pour notre premier projet, avec l’assurance de le mener jusqu’à son aboutissement, et ce peu importe son succès ou échec commercial. Cette histoire courte nous a semblé être la bonne pour ce premier projet. À la base, on souhaitait même la sortir sous le format d’un gros one-shot, que sa lecture se rapproche du visionnage d’un film qui tient en haleine du début à la fin. Mais des considérations techniques, économiques et narratives nous ont amenés à séparer l’histoire en deux parties égales. Pour le mieux selon nous.
Saviez-vous déjà, lors du lancement de ce projet, comment l’histoire allait se terminer ? Ou au contraire, l’avez-vous modifiée au fur et à mesure que vous avanciez ?
Maxime : Nous connaissons la fin de l’histoire depuis le début du projet, elle n’a jamais bougé.
Loïc, pouvez-vous nous parler de votre démarche graphique pour cette série : traits, ambiance, choix de décors, jeux d’ombre ?
Loïc : Au vu de la profondeur du récit, de sa noirceur, mais surtout de ses quelques touches de lumière, synonyme d’espoir par instant, j’ai voulu adopter une approche semi-réaliste. Des décors texturés, sombres avec une ambiance pesante contrastant avec le rendu parfois mélancolique de la nature à la lumière glaciale de l’hiver nordique. De plus, je souhaitais trouver un équilibre entre la dureté du récit de Maxime et une certaine beauté figée, permise par des instants de contemplation qui n’étaient au départ pas aussi nombreux. Saisir une part de beau même quand tout semble amener au drame et à la violence.
Les décors sont pour la plupart issus de clichés que je prends lorsque je me promène en ville ou en forêt. À travers la photo, que je passe en monochromatique une fois au numérique, je cherche de la texture qui pourrait m’aider à travailler la terre, la boue, les arbres etc. Une fois les textures posées dans mon cadre, travaillé au préalable à l’étape du storyboard, je viens gratter, hachurer et lier tous les éléments entre eux afin de délivrer une image homogène.
Comment travaillez-vous avec Maxime sur les storyboards, timing, et la dynamique des combats ou des scènes d’émotion ?
Loïc : Notre collaboration repose essentiellement sur la confiance et sur l’idée que nos deux regards sont au service d’une vision, d’un projet, ODR. Nous réalisons donc un ping-pong constant en amont de la production.
Puis, je lis une première fois le scénario de Maxime. Je le digère. Des images apparaissent. Quelques jours passent, puis je le relis et cette fois, avec un regard plus attentif. Cette relecture me permet d’imaginer ou je vais poser la caméra et donc me donne une indication du rythme que je souhaite donner aux scènes. Je storyboarde quasiment tout le tome, puis le fais lire à Maxime et à mon éditeur pour qu’ils puissent avoir une vision d’ensemble et être vierge avec toutes les images que je leur propose dès le début. Si c’est validé, je commence le tunnel de l’encrage et du tramage.

Et puis, dans l’ensemble, je suis relativement libre. Maxime ne m’indique pas les pages ni même une quelconque idée de découpage dans son script. Il l’écrit comme un scénario de film et non de bande-dessinée. Et ça nous suffit pour se comprendre l’un et l’autre.
Enfin on en revient à vous deux. Que retirez-vous de cette expérience pour le moment, quels sont les retours qui vous ont marqué ?
Loïc : Peu importe les retours, bons ou mauvais, ODR est désormais un marqueur dans le temps. Il fait état d’une vision qui a été porté par deux auteurs désireux de sortir quelque chose de leurs tripes. Et ce quelque chose a su résonner en pas mal de lecteurs, ce qui est déjà beaucoup pour nous.
Maxime : C’est vrai, les gens semblent adhérer à notre univers, au style de Locass, à nos intentions. Il est intéressant aussi de voir que tous ne sont pas marqués par les mêmes aspects de l’œuvre, ou encore que les lectures et interprétations varient d’une personne à l’autre.
Qu’est-ce qui nous attend pour le tome 2 ?
Maxime : Sans vouloir spoiler la suite et fin, on peut déjà dire que la violence et la rage passeront à un niveau supérieur d’un point de vue graphique. Et qu’il sera question de ténèbres et de lumière.
On a hâte de voir ça, merci à vous !
Rendez-vous prochainement pour le second et dernier tome aux éditions Kana. D’ici-là, vous pouvez découvrir ODR en feuilletant l’extrait ou retrouver toutes les informations sur le site web des éditions Kana.
