Keep your hands off Eizouken : l’imagination au pouvoir !

On a déjà suffisamment répété dans ces pages à quel point on appréciait Masaaki YUASA et combien chacune de ses nouvelles réalisations était attendue avec impatience. C’est donc peu dire que l’on trépigne à l’idée de découvrir sur Grand Écran son dernier long métrage, Ride Your Wave, présenté avec beaucoup de succès critique lors de la dernière édition du festival d’Annecy et dans quelques autres festivals parisiens fin 2019. On est donc d’autant plus déçu qu’aucune date de sortie n’a encore été annoncée – tant dans les salles qu’en streaming ou en DVD. Et ce n’est évidemment pas le confinement actuel qui va arranger les choses.

Aussi, quand ce premier trimestre 2020 voit l’arrivée sur Crunchyroll de « Keep Your Hands off Eizouken! », la nouvelle série mise en scène par le réalisateur et produite par son studio Science Saru, c’est une surprise que l’on accueille avec un grand sourire !

©Sumito Oowara, Shogakukan / Eizouken Commitee

©Sumito Oowara, Shogakukan / Eizouken Commitee

Mais qu’est-ce qu’Eizouken (pour faire court) en fait ? Un anime qui parle justement d’animation ; soit un sujet parfait pour quelqu’un comme Masaaki YUASA dont le travail a témoigné d’une passion quasi charnelle pour un medium anime dont il n’a cessé de bousculer les limites.

 
 

Pas touche à nos rêves !

Keep your hands off Eizouken! est tout d’abord un manga crée par Sumitô ÔWARA et publié dans le mensuel Big Comics Spirits depuis 2016. On peut traduire le titre original, « Eizouken ni ha te wo dasu na ! », par « Pas touche au club vidéo ! »

L’histoire en est plutôt simple : 3 lycéennes passionnées par l’animation décident de monter un club vidéo afin de créer leurs propres anime. Ce postulat de base est l’occasion d’explorer le processus de création d’un anime et ses vicissitudes, mais aussi ce que signifie être créatif au sens plus large et surtout la balance nécessaire entre les aspirations artistiques des animateurs et les contraintes indépassables imposées par l’exigence de résultat de ce processus créatif. Tout au long de la série, nos héroïnes, aux caractères et aux aspirations souvent très différentes les unes des autres, vont batailler pour monter un club tout d’abord, puis mener à bien des projets de plus en plus ambitieux.

©Sumito Oowara, Shogakukan / Eizouken Commitee

©Sumito Oowara, Shogakukan / Eizouken Commitee

Au cœur de la série se trouvent donc 3 personnages qui incarnent chacune un certain archétype :

Midori Asakusa est clairement le point d’entrée dans le récit. Jeune fille d’une timidité maladive, passionnée par l’observation et l’exploration de son environnement, quelle compile dans des carnets de croquis extrêmement détaillés, elle tombe amoureuse de l’animation encore enfant en découvrant Conan, le fils du futur. Elle y entrevoit la possibilité de concrétiser les mondes intérieurs qui naissent de la rencontre de ses observations et de son imagination. En plus de l’architecture, elle se passionne aussi pour les véhicules de toutes sortes et met un point d’honneur à apporter de la cohérence à ce quelle imagine. Elle est la conceptrice et la réalisatrice/scénariste du groupe.

Sayaka Kanamori est présentée, en début de récit, comme la seule amie (voire fréquentation) de Asakusa. D’un caractère diamétralement opposé, Kanamori ne s’intéresse pas vraiment à l’animation. Elle possède par contre un sacré sens des affaires et de la négociation et aime monter des business qui marchent (et qui rapportent). Extrêmement persuasive, elle a un comportement à la limite de l’intimidation et de la coercition que l’on attendrait plutôt d’un yakuza. Mais son esprit pratique, son pragmatisme, et sa capacité à négocier en font une excellente productrice, parfaite pour gérer les personnalités volatiles de ses camarades créatives, et nécessaire pour mener à terme leurs projets et faire tourner le club.

©Sumito Oowara, Shogakukan / Eizouken Commitee

Tsubame Mizusaki ©Sumito Oowara, Shogakukan / Eizouken Commitee

Tsubame Mizusaki est une fille extrêmement populaire et sociable, à mille lieux des asociales que sont Asakusa et, dans une certaine mesure, Kanamori. Fille d’un couple d’acteurs très célèbres, elle jouit elle même d’une popularité certaine en tant que modèle. Mais si ses parents voudraient qu’elle embrasse aussi la voie de l’actorat – pour laquelle elle possède un vrai talent – elle aspire en réalité à devenir animatrice. En effet, elle est extrêmement observatrice et se passionne pour le mouvement et sa reproduction. C’est sa rencontre avec Asakusa et Kanamori dans le premier épisode qui va précipiter la création du club vidéo. Élevée dans un milieu privilégié, elle n’a pas toujours le sens des réalités. C’est véritablement l’animatrice du trio.

©Sumito Oowara, Shogakukan / Eizouken Commitee

La rencontre se fait en superposant leurs travaux respectifs ©Sumito Oowara, Shogakukan / Eizouken Commitee

Viendra plus tard se greffer à ce groupe Parker Dômeki, une maniaque du son et membre unique du club audio qui va s’allier au club vidéo pour prendre en charge toute la partie sonore.

L’animation dans tous ses états

La série compte 12 épisodes que l’on peut diviser en 3 parties de 4 épisodes chacune, correspondant à 3 projets distincts pour le club vidéo. La première raconte la formation du club vidéo ainsi que la création d’un premier clip court pour obtenir un financement auprès de l’association des élèves et ainsi devenir un club officiel. La seconde s’attache à l’élaboration d’un court-métrage commissionné par le club de robotique pour la fête du lycée. La dernière est, elle, consacrée à la production du premier projet original d’envergure du groupe.

©Sumito Oowara, Shogakukan / Eizouken Commitee

Les personnages se projettent dans le monde imaginaire de Midori Asakusa ©Sumito Oowara, Shogakukan / Eizouken Commitee

Au delà de l’aspect « tranche de vie » de la série qui va faire évoluer nos héroïnes et leurs relations, tout en nous amenant à découvrir leur origine, la caractéristique principale de Eizouken – et ce qui la rend particulièrement enthousiasmante – se trouve dans les nombreuses ruptures de style qui parsèment la série et qui permettent au spectateur de se projeter dans l’imaginaire de ses personnages. En effet, chaque épisode est l’occasion pour le trio d’explorer leur environnement – que ce soit leur lycée à l’architecture pour le moins étrange ou leur ville côtière de Shibahama, traversée de nombreux canaux et sa campagne environnante – et pour Asakusa de faire fonctionner son imagination à plein et d’imaginer comment elle pourrait détourner ce cadre pour en faire le paysage de multiples aventures animées. Nos trois héroïnes se retrouvent alors projetées dans son monde imaginaire au style crayonné et coloré au lavis, rempli de structures et de véhicules hors du commun. Un style qui n’est pas sans rappeler les carnets de croquis de Masaaki YUASA, mais nous y reviendrons plus tard !

©Sumito Oowara, Shogakukan / Eizouken Commitee

Les esquisses des poses clés ©Sumito Oowara, Shogakukan / Eizouken Commitee

Mais ce ne sont pas là les seules ruptures de style : les différentes étapes de la production de chaque projet donnent, elles aussi, lieu à autant de séquences mises en image différemment, et notamment au moyen d’esquisses (aussi appelées rough en anglais ou genga en japonais) qui représentent les poses-clé avant colorisation, quand Asakusa est en pleine phase de conception/scénarisation des projets, ou que Mizusaki réfléchi à la meilleure façon de donner vie à un personnage et d’animer un mouvement. Une étape particulièrement fantastique à voir telle quelle, avec son côté brut, pour tous les fans de sakuga ! Sans oublier enfin la projection des œuvres achevées, dont le style se détache de celui du reste de l’anime par ses aplats de couleurs sans traits noirs.

©Sumito Oowara, Shogakukan / Eizouken Commitee

Les anime dans le monde de Eizouken ©Sumito Oowara, Shogakukan / Eizouken Commitee

Ces différentes séquences sont autant d’occasion pour la série de se transformer en un formidable outil pédagogique sur les techniques d’animation (un peu comme Bakuman pour le manga). Comme par exemple lors de l’épisode 2, quand le trio découvre un banc-titre dans le local de l’ancien club d’animation et que Asakusa et Mizusaki expliquent son fonctionnement à Kanamori, dont l’ignorance technique justifiera souvent ces moments didactiques passionnants adressés aussi au spectateur…

©Sumito Oowara, Shogakukan / Eizouken Commitee

Apprentissage du dur labeur de l’animateur ©Sumito Oowara, Shogakukan / Eizouken Commitee

Chacun son truc ! Production et création : une cohabitation nécessaire

Aussi, nos 3 lycéennes n’hésitent pas à disserter sur leur propre conception de l’animation, sur leur passion, ou à se lancer dans des débats sur le juste équilibre entre les aspirations artistiques et les sacrifices nécessaires pour arriver à un résultat qui tienne la route en temps et en heure. Et tout cela se fait naturellement, au fil des difficultés rencontrées par le trio.

©Sumito Oowara, Shogakukan / Eizouken Commitee

Dissertant sur l’animation, Asakusa se transforme en MIYAZAKI ©Sumito Oowara, Shogakukan / Eizouken Commitee

Ce faisant, on assiste à leur prise de conscience de la réalité du métier d’animatrice, de réalisatrice et de productrice. Ainsi, dans l’épisode 9, on verra Asakusa réaliser que ce qu’elle a fait tout au long de la série était en fait de la mise en scène. L’acquisition d’une maturité qui va lui ouvrir encore plus de possibilités pour transposer en image son monde intérieur.

C’est finalement cela, l’essence de Eizouken : raconter la naissance d’artistes qui prennent pleine possession de leurs moyens d’expression !

Mais l’animation est aussi une industrie. Et c’est là que le personnage de Kanamori est particulièrement intéressant en ce qu’elle constitue le catalyseur nécessaire à l’énergie créatrice de ses comparses Asakusa et Mizusaki qui, sans elle, perdraient de vue leur objectif final ou bien perdraient vite pied. Autrement dit : de la nécessité de faire des compromis pour devenir de véritables professionnelles et non plus de simples dilettantes qui se contentent de rêver !

C’est donc à travers cet équilibre parfait des rôles et des personnalités que va véritablement naître, au terme de ces 12 épisodes, le studio Eizouken.

©Sumito Oowara, Shogakukan / Eizouken Commitee

Travaux préparatoires ©Sumito Oowara, Shogakukan / Eizouken Commitee

Eizouken / Science Saru : même combat

Bien que fidèlement adapté d’un manga, on a le sentiment, au visionnage de Keep your hands off Eizouken, d’être plongé dans l’esprit de Masaaki YUASA. Comme on l’a évoqué plus haut, les nombreuses séquences fantasmées par Midori Asakusa semblent tout droit sorties des carnets de croquis du réalisateur.

©Sumito Oowara, Shogakukan / Eizouken Commitee

Les carnets d’Asakusa ressemblent à ceux de YUASA ©Sumito Oowara, Shogakukan / Eizouken Commitee

Lors de différents entretiens, Eunyoung CHOI, co-créatrice du studio Science Saru au côté de YUASA et productrice de la série, a d’ailleurs expliqué comment le studio avait choisi d’adapter le manga de Sumitô ÔWARA. En listant les futurs projets potentiels (adaptations de mangas, de romans, idées originales) lors d’une réunion au sein du studio, l’évocation de Eizouken fit immédiatement réagir le réalisateur qui déclara connaître ce manga, chose surprenante étant donné son peu de temps libre pour s’intéresser aux nouvelles publications. YUASA expliqua alors avoir pris connaissance de l’œuvre après s’être « auto-recherché » en ligne : il tomba sur des commentaires du style « YUASA devrait adapter Eizouken »…

Et il est vrai en effet, à la lecture des premiers chapitres du manga (disponible sur le site de l’éditeur), que l’on retrouve dans Eizouken le sentiment de liberté et de fluidité plastique qui caractérise l’animation de Masaaki YUASA. Il faut dire que ÔWARA n’a pas suivi le parcours classique d’un mangaka débutant souvent en tant qu’assistant, et n’a donc pas vu son style formaté avant la publication de Eizouken, sa première série.

©Sumito Oowara, Shogakukan / Eizouken Commitee

Eizouken version manga ©Sumito Oowara, Shogakukan / Eizouken Commitee

Le parcours même de YUASA (qui s’exprimait à ce sujet en octobre 2018 dans une interview avec le Japan Times), au delà de son style si débridé, montre qu’il est loin d’être hermétique aux réalités de l’industrie de l’animation. Après avoir réalisé en 2004 un Mind Game en forme de déclaration d’intention, encensé par la critique mais pas toujours bien distribué, il s’est tourné vers la série télé pour des œuvres encore très personnelles (Kemonozume, Kaiba) puis des adaptations (Tatami Galaxy, Ping Pong) avant de revenir en 2017 au long métrage avec une œuvre s’adressant à un public plus large (Lou et l’île aux sirènes), extrêmement bien reçue.

Cette période de recherche télévisuelle après une première expérience de la réalisation lui a permis de mieux comprendre comment le spectateur perçoit l’animation en 2D, ainsi que les attentes du public. Et ainsi, dans un cheminement similaire aux personnages de Eizouken, de gagner en maturité pour devenir l’un des réalisateurs d’anime les plus appréciés à l’heure actuelle.

©Sumito Oowara, Shogakukan / Eizouken Commitee

©Sumito Oowara, Shogakukan / Eizouken Commitee

C’est ainsi que Masaaki YUASA s’est révélé aussi bien en artiste créatif fantasque et en amoureux de l’animation doué d’un rare sens de l’observation qu’en professionnel réaliste et stratège. Mi-Asakusa, mi-Mizusaki, mi-Kanamori en somme !

Il y a quelques jours, le premier avril, dans un tweet qu’on aurait préféré n’être qu’un simple poisson, Masaaki YUASA a annoncé quitter ses fonctions de président de Science Saru, fatigué par 7 années d’un travail acharné depuis la fondation du studio en 2013. Si l’on espère que cette période de repos ne s’éternisera pas trop longuement, et lui permettra de revenir encore plus créatif qu’à l’accoutumée, on se rassure cependant en sachant qu’il nous reste dans l’intervalle encore 3 de ses œuvres à découvrir en 2020 et 2021 : Ride Your Wave que l’on attend toujours chez nous ; puis Japan Sink 2020, nouvelle adaptation d’un classique de la science fiction nippone en série produite pour Netflix ; et enfin en 2021 le long métrage Inu-Oh, adaptant la vie d’un artiste de théâtre No du 14ème siècle et nouvelle collaboration avec Taiyô MATSUMOTO (au chara design), que YUASA continuera de superviser.

 

On souhaite donc au Maître de bonnes vacances, en espérant simplement qu’elles ne s’éternisent pas trop ! En attendant, on va se délecter encore de Keep your hands off Eizouken, cette petite pépite qui enchantera non seulement les amoureux de l’animation, mais plus largement tous ceux qui aiment laisser leur esprit vagabonder au delà des murs de leur lieu de confinement.

©Sumito Oowara, Shogakukan / Eizouken Commitee

©Sumito Oowara, Shogakukan / Eizouken Commitee

Keep Your Hands Off Eizouken! est disponible en streaming sur Crunchyroll.

 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Verified by MonsterInsights