72 saisons à la villa Kujoyama : un beau livre pour découvrir cette résidence d’artistes de Kyôto
Les éditions Gallimard nous proposent dans un très beau livre de plus de cinq cents pages de plonger au cœur de la villa Kujoyama à l’occasion de ses trente ans d’échanges artistiques franco-japonais. Pénétrez dans cette résidence hors du commun située sur les pentes boisées du Mont Higashi, surplombant Kyôto !
30 ans d’échanges artistiques franco-japonais
La première partie du livre permet de découvrir l’histoire de cette résidence atypique qui a vu passer en ces murs en trente ans plus de quatre cents créateurs dans tous les domaines artistiques, comme l’évoque Philippe Setton, ambassadeur de France au Japon : « Elle a permis de nourrir un japonisme contemporain, perpétuellement renouvelé, en confrontant artistes, penseurs et artisans français à l’immensité de la palette de la culture japonaise, depuis les arts et l’artisanat traditionnels jusqu’aux formes les plus contemporaines de la création — spectacle vivant, cinéma, musiques actuelles, arts numériques et jusqu’au jeu vidéo. »
« La Villa Kujoyama trouve son origine dans l’un des moments fondateurs de notre relation bilatérale, puisqu’elle a été érigée sur le terrain du premier Institut franco-japonais du Kansai, fondé en 1926 par Paul Claudel, alors ambassadeur au Japon, avec le soutien de Inabata Katsutarō, alors président de la Chambre de commerce et d’industrie d’Osaka. C’est le petit-fils de celui-ci, Inabata Katsuo, qui soutiendra le projet de la Villa, souhaité par le ministère des Affaires étrangères et porté par la Société de rapprochement intellectuel franco-japonais, qui était de créer, selon l’idée originelle de Paul Claudel, un « centre franco-japonais pour les échanges et la création ». Sous l’impulsion de son premier directeur, Michel Wasserman, et dans une architecture visionnaire conçue par Katō Kunio, la Villa Kujoyama doit permettre à ses artistes résidents de travailler sereinement, lovés contre la colline de Higashiyama, mais aussi de se projeter dans la ville et le pays qui s’offrent à leur regard. »
Directeurs de la Villa, ambassadeur, président de l’Institut français et bien d’autres témoignent et racontent cette villa qui permet aux créateurs des deux pays de se rencontrer et de travailler ensemble.
Il est question de Kyôto, de saisons, d’art, de rencontre, de partage, de liberté, de tradition vivante.
Et qui de mieux que Corinne Atlan, traductrice que tous les lecteurs de littérature japonaise connaissent et qui y a séjourné, pour résumer la vie à la Villa : « Chacun de nous dessinait sa propre carte singulière de Kyôto et du Japon, au gré de ses itinéraires, de ses projets, de ses rencontres. Nous nous retrouvions pour partager nos découvertes, nos joies, nos doutes, nos manques. Nos différentes disciplines se rejoignaient par des chemins inattendus qui enrichissaient la réflexion. Des amitiés, dont plusieurs perdurent aujourd’hui, se nouaient. Des projets communs s’échafaudaient. Écrivains, chercheurs et artistes japonais, intrigués par la présence de créateurs français sur ce mont Kujō réputé plein de mystères, trouvaient, je crois, du plaisir à nous rendre visite dans cette retraite. Moi qui étais toujours passée par le vecteur de ma longue fréquentation de la langue et de la culture japonaises, je découvrais auprès des occupants des studios voisins d’autres approches du Japon, plus intuitives. Attirée par les arts anciens, les rituels millénaires, j’étais venue faire des recherches sur le passé lointain de cette ville ; j’en suis repartie nourrie par l’art contemporain, enrichie par les rencontres, plus attentive à un présent dans lequel le passé se poursuit. »
Des cahiers de résidence en trois décennies
La suite du livre est composée de trois parties correspondant à trois décennies de vie à la Villa. Des témoignages, des récits et surtout des créations qui nous sont livrées à travers de nombreuses photographies : des arts plastiques aux arts numériques en passant par la musique, la danse, la littérature, le design etc. Toutes ces années de création défilent sous nos yeux intrigués, émerveillés, fascinés.
De 1992 à 2001, c’est la modernisation qui se confronte aux arts traditionnels qu’elle tente d’intégrer. Les jardins deviennent virtuels, la danse intègre la cérémonie du thé ou l’ikebana, les feux d’artifice ont lieu en plein jour et les luminaires et textiles contemporains s’inspirent des artisanats traditionnels.
Un rapport au temps et à l’espace superbement exprimé par Christine Buci-Glucksmann :
« Formel, informel ou semi-formel, souvent en spirales ou en vagues comme la pièce peinte de Nishi Hongan, l’œil japonais parcourt les affects du temps. Une ligne-temps qui vous enveloppe dans l’immanence de ses vides et de ses pleins. Aussi, peu à peu, et avec l’aide de mes amis japonais, ces affects multiples ont-ils constitué un réseau de pensée — un flux et un fluide — qui m’a habitée dans cette langue que je découvrais.
Mujō, éphémère du temps, l’impermanence ;
Toki, le temps en ses multiples acceptions, le cas, le moment propice, la chance, le présent ;
Ma, l’intervalle, le vide, le passage ;
Kikaku, la norme, kata, la forme, fuzei, la manière.
Tous ces mots et bien d’autres marquaient la fin de l’ontologie occidentale qui ne cesse d’opposer l’Être et le Néant, le Sujet et l’Objet, la Nature et la Culture. Au Japon, tout vide est passage et intervalle reliant les choses à l’univers. Tout est temps. Dans son immanence, le monde est autour de nous et non devant.
J’ai alors découvert à travers tous ces rayonnements du temps, du plus sacré au plus profane, que « l’ombre est en nous et non en dehors », comme l’écrivait Merleau-Ponty. D’où cet étrange sentiment qui m’a accompagnée des mois, et bien après, que les Japonais appellent aware, cette capacité d’être sensible aux émotions, cette empathie d’une mélancolie légère pour l’être de l’éphémère.
Et ce sont ces « mondes flottants » que je retrouvais dans la peinture bouddhiste, grâce à la technique de l’ombrage inversé où les parties perçues comme sombres étaient peintes en clair. De là cette beauté diffuse, subtile, faite des résonances infinies du « juste capté », dans la grâce du non-dit. Toute une esthétique de l’évanescent, de l’image mentale aux visions différées, que développeront Zeami et les haikus.
C’est sans doute pourquoi cette pensée du temps, de ce temps existence et pensée, se décline et s’organise dans une tripartition — norme, forme, manière — que j’ai longuement analysée dans mon livre. »
De 2002 à 2011, période où la mondialisation se vit aussi bien dans la vie quotidienne que dans les domaines artistiques, la Villa n’est pas en reste et un mélange d’humanoïdes, de ville futuriste, de montagnes numériques, de paysages sonores, de cahiers d’écoliers, de sable qui s’écoule, d’autoportrait pluriel mais aussi de théâtre Nô ou de Rakugo montre toute la richesse du brassage culturel mondialisé.
De 2012 à 2021, les conflits, les protestations, la fragmentation sociale invitent au dialogue. Le programme Duo est lancé à la Villa : un créateur français travaille avec un créateur japonais. Là encore les projets fascinent : une cité lacustre virtuelle sur le lac Biwa, Coastal motifs (photos de la côte du Tohoku bétonnée après le tsunami de 2011), papier washi découpé au laser, nouveaux objets de bain et de cérémonie du thé, arbre aux plumes multicolores, aires de jeux japonaises sous l’œil d’un photographe. Le monde bouge et les arts en saisissent ses mouvements. On y croise les écrivains Eric Faye et Thomas B. Reverdy, la dessinatrice Catherine Meurisse et bien d’autres talents !
Cette succession de créations éblouit et donne envie d’aller en savoir plus sur les artistes présentés. Les photos alternent avec des textes pour comprendre, sentir, partager ces mois qui ont souvent changé la vie de ces créateurs.
En fin d’ouvrage vous trouverez un index des lauréats par discipline, et un autre par ordre alphabétique ainsi qu’une chronologie de la Villa. Idéal pour aller découvrir ailleurs et plus en profondeur les univers et créations des artistes présentés.
Un très beau livre pour les curieux, les amateurs d’art, les amoureux de la France et du Japon et de ce lien puissant qui s’est créé entre ces deux pays depuis la fin du XIXème siècle.
Plus d’informations sur le site de l’éditeur.
En bonus, nous avons eu la chance de pouvoir interroger Corinne Atlan sur son expérience à la Villa Kujoyama.
Journal du Japon : Votre séjour à la Villa semble avoir été court, du nouvel an à la fin mars 2003 ?
Corinne Atlan : J’ai obtenu six mois de résidence à la Villa, mais coupé mon séjour en deux car ma fille était à l’époque lycéenne et était restée à Paris avec mon compagnon. Donc premier séjour de janvier à mars 2003, et les trois mois suivants de septembre à fin novembre (à la rentrée de septembre ma fille était là aussi mais au lycée de Tokyo, où se trouvait le seul Lycée français digne de ce nom à l’époque, nous nous retrouvions tous les week-ends et vacances…). En décembre 2003 j’ai rejoint moi aussi Tokyo où nous sommes restés jusqu’en 2005 (avant retour en France pour l’année du bac !) et ensuite j’ai repris la buée entre Paris et Kyôto (parfois six mois, parfois l’année entière à Kyoto).
L’article que j’ai écrit pour le livre de la Villa Kujoyama était destiné, plutôt qu’à décrire en détail mon propre séjour, à représenter une sorte d' »archétype » de la vie en résidence et des impressions d’un lauréat arrivant à la Villa.
Pourquoi avez-vous eu envie de postuler à la Villa ? Quel était votre projet initial ?
Mon projet était très précis : dégager du temps pour des recherches en vue d’écrire mon premier roman Le monastère de l’aube (paru en 2006 chez Albin Michel, puis Picquier Poche en 2012). Il s’agit d’un roman historique ayant pour héros un moine du mont Koya parti à la fin de l’époque Edo sur les traces du bouddhisme en Inde, au Népal et au Tibet, et qui revient au Japon au début de Meiji, assistant ainsi à la modernisation brutale de son pays.
Qu’est-ce qui vous a le plus surpris, qu’est-ce que vous avez aimé, pas aimé pendant ce séjour ?
Rien de particulier ne m’a surpris puisque j’avais déjà vécu au Japon, dont je connaissais la langue et la culture depuis le milieu des années 70. Et je connaissais Kyôto depuis de nombreuses années, j’y avais même guidé des voyageurs ! J’ai adoré cette opportunité de vivre sur les hauteurs de Kyôto dans un site magnifique chargé d’histoire, et de pouvoir me consacrer six mois sans souci à un projet d’écriture personnelle plutôt qu’à la traduction.
Vous évoquez une incertaine clarté, un ermitage, des promenades… oscillation entre les ombres de Tanizaki et les longs voyages de Bashô… Comment se répartissaient ces temps intérieurs/extérieurs dans vos journées ?
Ce sont des impressions générales propres à Kyôto, exprimant le lien privilégié de ce pays à l’ombre, au discret, au ténu et à la nature, perceptible jusqu’au cœur de la ville.
La VK pour moi (contrairement à la plupart des résidents, qui découvrent le Japon grâce à ce séjour), c’était un moment de vie au Japon parmi tant d’autres, sur plus de quarante ans, avec des séjours parfois de 6 mois, parfois de 2 ou de 3 ans. Donc comme à chaque fois, des découvertes de lieux, de temples, de paysages, des retrouvailles avec des amis de longue date et aussi de nouvelles rencontres, des moments « à la maison » (à la Villa cette fois) dédiés à l’écriture, à la lecture ou aux discussions, d’autres à l’extérieur, dans la ville.
Pendant la résidence je refaisais notamment tous les trajets que je prêtais à mes personnages, en essayant de retrouver, derrière le tracé des rues ou l’architecture moderne, l’aspect de Kyôto et du Japon d’autrefois.
Mon meilleur souvenir ? Le Japon fait tellement partie de ma vie et depuis si longtemps qu’il m’est difficile d’en citer un, comme on cite un souvenir de voyage. Je crois que c’est ce que j’essaie de dire à travers tout mon livre (Le Pont flottant des rêves aux éditions La contre allée) : je n’ai pas le sens du « chez moi » géographique ou autre, pour moi c’est avant tout un lieu intérieur, dont le Japon fait partie intégrante : ce n’est pas un voyage ou un pays « étranger » qui pourrait me surprendre, c’est tout simplement la vie, ma vie : il y a de bons souvenirs, des moins bons, des merveilleux et des mauvais, des expériences extraordinaires et d’autres que j’aurais préféré ne pas avoir à faire…
Pour en revenir à la Villa, pour moi ce séjour a représenté le point de départ d’un lien plus intime et plus privilégié avec Kyôto, lien que j’ai consolidé et resserré encore dans les 20 années qui ont suivi et jusqu’à aujourd’hui.
Je crois que c’est la même chose pour tous les résidents : la Villa K est un lieu où on se nourrit, et la phase de création proprement dite vient après la résidence. Personne ou presque n’y reste enfermé à écrire ou travailler. C’est une base pour aller à la rencontre des lieux, des gens. J’ai pris beaucoup de notes mais j’ai écrit le roman ensuite, principalement à Tokyo, pendant l’année qui a suivi.