Yapou, bétail humain : la rencontre de la SF et du SM

Roman japonais de science-fiction de Shozo NUMA, Yapou, bétail humain paraît dans sa première version en 1956. Monument de la contre-culture dans son pays, c’est aussi une satire politique et philosophique dont la publication est entourée de mystère et de scandale. Ses 1300 pages sont une tentative inépuisable de créer une réalité virtuelle et ont fait l’objet, pour la première fois en octobre 2022, d’une publication en un volume aux éditions Laurence Viallet : l’occasion pour Journal du Japon de vous présenter ce roman-fleuve hors du commun.

Un voyage initiatique

Yapou, bétail humain

Au cours d’un voyage spatiotemporel depuis l’an 3970 à bord de sa soucoupe volante, la jeune et belle Pauline, habitante d’EHS (« empire of hundred suns ») tout absorbée par l’étrange plaisir auquel elle s’adonne, manque sa manœuvre et s’écrase sur Terre. C’est un jeune et chaste couple des années 60, Clara, jeune allemande et Rinichiro, son fiancé japonais qui trouvent l’engin endommagé au cours d’une promenade dans la campagne. Portant secours à Pauline, Clara et Rinichiro embarquent pour un voyage sans retour qui transformera irréversiblement leur relation. Car, sur EHS, les hommes comme Rinichiro ne sont plus des hommes depuis qu’ « Alfred Rosenberg, célèbre biologiste et criminel de guerre nazi », a élaboré sa fameuse « théorie du yapounisme » : les êtres à la peau jaune de l’archipel yapon sont désormais les instruments vivants au service d’une civilisation blanche d’un raffinement technologique extrême, basée sur le bien-être et le divertissement et dans laquelle la femme est toute-puissante. Les yapous, façonnés et déclinés dans une multitude de versions, n’existent que pour répondre au moindre besoin de leurs « dieux blancs ».

Le récit de la conversion de Rinichiro de fiancé en animal domestique de sa maîtresse, à la fois comique, grotesque et horrifiant, est entrecoupé d’explications encyclopédiques foisonnantes qui documentent avec précision les us et coutumes sur EHS. Pour nourrir ainsi son œuvre, Shozo NUMA s’est appuyé sur les nombreuses contributions de spécialistes de toutes disciplines. Cette vision pseudo-scientifique, tentaculaire, rend compte de cet univers fantasmé et soulève par la même occasion des questions éthiques étonnamment modernes.
Parmi les influences littéraires de Yapou, on compte des romans satiriques comme Les voyages de Gulliver de Jonathan SWIFT ou La guerre des salamandres, de Karel CAPEK, roman tchèque de science-fiction de 1936 dans lequel des salamandres géantes s’emparent du pouvoir et réduisent l’homme à l’état de bêtes de somme. Du côté de l’idéologie, c’est chez SADE et SACHER-MASOCH – mais converti à la scatologie – que puise Yapou.

L’identité de son auteur, sujette à interrogations

Yukio Mishima 1956 © S. Aoyama
Shozo Numa
Shozo Numa  © DR

On ignore qui est réellement l’auteur de Yapou. Shozo NUMA est un pseudonyme, traduction japonaise de Ernst SUMPF, un chercheur allemand spécialisé dans le SM. On a, durant un temps, attribué la paternité du texte à Yukio MISHIMA (ci-contre) qui en fut le « parrain » : MISHIMA, qui voyait en Yapou « le plus grand roman idéologique de l’après-guerre écrit par un japonais », œuvra pour sa publication puis le défendit contre les attaques dont il fut l’objet, contribuant fortement à son impact médiatique.

On admet cependant aujourd’hui que l’auteur est Tetsuo AMANO, qui travaillait dans le milieu de l’édition, né en 1926 et mort en 2008.
Quoi qu’il en soit, Shozo NUMA raconte que, soldat pendant la Seconde Guerre mondiale, il fut fait prisonnier et envoyé à l’étranger où il servit d’esclave sexuel à une anglaise. De retour dans son pays natal après la défaite, il était devenu un détraqué sexuel dopé à l’humiliation et au masochisme. Cette femme aurait joué un rôle majeur dans l’écriture du roman.

Un récit grotesque et parodique, né d’une désillusion historique

Ce texte n’aurait n’aurait sans doute pas vu le jour sans la situation géopolitique particulière du Japon au XXe siècle. En 1914, le Japon s’engage dans la Première Guerre mondiale contre l’Allemagne et les traités l’unissant à la Grande-Bretagne le placent, en 1918, du côté des vainqueurs. Cependant, quand le Japon propose lors de la Conférence de la paix de 1919 d’inscrire le principe d’égalité des races dans la charte de la Société des Nations, il se voit opposer un refus par les puissances occidentales, soucieuses de justifier leur expansion coloniale au prétexte de l’infériorité des races non blanches. Le déshonneur qui en résulte pour le Japon va se développer au cours des décennies suivantes.

Ainsi, lorsqu’en 1945 la Seconde Guerre mondiale s’achève par la capitulation sans condition du Japon, le pays est occupé par des blancs et l’empereur Hirohito sera contraint de renoncer, dans sa « déclaration d’humanité » de 1946, à son statut de Dieu vivant.

L’humiliation nourrit la colère autant que le complexe d’infériorité des Japonais vis-à-vis de l’Occident, qui se positionne comme modèle universel. Mais, plutôt que de sombrer, on peut utiliser le récit, et la dérision, comme un renversement salutaire. C’est le propos assumé par l’auteur dont la tendance masochiste est ravivée par la reddition et par l’anéantissement de son monde.

Impossible enfin d’ignorer le parallèle flagrant avec la logique raciale nazie. Yapou demeure ambigu car on peut le lire comme le fantasme d’un avilissement qui serait source d’accomplissement – ce qui lui valut de se heurter à l’extrême-droite patriotique à sa parution – mais aussi comme une dénonciation de l’impérialisme blanc qui condamne le Japon à la destruction.

La lecture de Yapou est une expérience total(itair)e proposée par un auteur qui n’avait à l’origine « pas imaginé que (s)on lectorat pu(isse) se composer de lecteurs sains ». Au-delà de son caractère subversif, le roman parle de cette égalité impossible, contrariée, entre le Japon et l’Occident et de leur relation qui ne peut être basée que sur un système d’esclavage absolu. Il prend au pied de la lettre l’inscription qui orne la bague de fiançailles offerte par Rinichiro à Clara : « à toi pour l’éternité » et l’éclaire d’un sens nouveau.

1 réponse

  1. Nicole Weiser dit :

    Analyse très intéressante qui éclaire d’un regard nouveau les rapports complexes entre l’Occident et le Japon. De nombreuses références historiques nous permettent de mieux cerner l’écriture de ce roman et donnent l’envie de se plonger dans cet univers.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Verified by MonsterInsights