À la découverte de l’histoire des 47 rōnin, en quatre films

Les 47 rōnin d’Akō, personnages célèbres de la culture japonaise, incarnent loyauté, dévouement et honneur, valeurs attribuées au bushidō, « la Voie du guerrier ». Figures historiques transformées en légende, leurs tombes et celle de leur seigneur sont devenues un site touristique attirant les voyageurs du monde entier. Leur histoire est perpétuée par les pièces kabuki et bunraku (théâtre de marionnettes) dont la plus connue Kanadehon Chūshingura date de 1748. La vendetta des 47 rōnin a également inspiré des peintres et auteurs de romans, nouvelles, manga, dessins animés, films et séries télévisées.

Parmi toutes les œuvres consacrées à leur histoire, cet article s’intéresse à quatre films : Les 47 Rōnin (Shijūshichinin no shikaku, 1994) de Kon ICHIKAWA, Histoire de fantômes à Yotsuya (Chūshingura gaiden : Yotsuya kaidan, 1994) de Kinji FUKUSAKU, Hana (Hana yori mo naho, 2006) de Hirokazu KORE-EDA et The Last Ronin (Saigō no Chūshingura, 2010) de Shigemichi SUGITA.

Hana de Hirokazu Kore-eda ©Kore-eda / Shochiku

Quelques remarques générales

Pour rappeler l’histoire en grandes lignes : en 1701, Naganori Asano, seigneur d’Akō, lève son sabre contre Yoshinaka Kira, maître des cérémonies du shogun, dans l’enceinte du palais shogunal, bravant l’interdit de se servir d’une arme en cet endroit. Asano est obligé de commettre seppuku le jour même, son fief est confisqué et ses vassaux deviennent des rōnin : des samouraïs sans maître. Le 14 décembre 1702 (selon le calendrier lunaire japonais), 47 des trois cents samouraïs d’Akō vengent la mort de leur seigneur en tuant Kira. La détermination et le courage des quarante-sept impressionnent le peuple, mais leur vendetta n’est pas conforme à la loi, qui dit que seuls les membres de la famille ont le droit à la vengeance. Le gouvernement se trouve alors face à un dilemme qui n’est résolu qu’après de longs débats : les rōnin ne sont pas exécutés comme des criminels ordinaires et on leur accorde le droit de commettre seppuku, leur permettant ainsi de préserver l’honneur tant vénéré par la classe guerrière.

Une centaine de films et plus de vingt séries de télévision sur les 47 rōnin ont été produites depuis les débuts du cinéma nippon. Masahiro MAKINO, Kajirō YAMAMOTO, Kenji MIZOGUCHI, Kunio WATANABE, Hiroshi INAGAKI, Kon ICHIKAWA, Kinji FUKASAKU et Hirokazu KORE-EDA sont parmi les cinéastes les plus célèbres qui ont porté le sujet à l’écran. La production américaine 47 Ronin (2013) de Carl RINSCH témoigne de son succès auprès d’un public international. Plusieurs grands acteurs japonais ont interprété le personnage de Kuranosuke Ōishi, le chef des 47 vengeurs. Matsunosuke ONOE, la première grande vedette du cinéma nippon, l’a joué pour la première fois en 1908 avant de reprendre le rôle dans d’autres films muets. Denjirō ŌKŌCHI et Tsumasaburō BANDŌ ont incarné Ōishi dans les années 1930 et Toshirō MIFUNE dans une série de 52 épisodes – Dai Chūshingura – en 1971.

Les 47 Rōnin de Kon Ichikawa

Tout comme la série avec Mifune, trois des œuvres cinématographiques les plus connues – La Vengeance des 47 rōnin (Genroku Chūshingura, 1941) de Mizoguchi, La Vengeance des 47 loyaux serviteurs (Chūshingura, 1958) de Watanabe et Les 47 Rōnin (Chūshingura : hana no maki, yuki no maki, 1962) d’Inagaki – traitent des différentes étapes de l’histoire, depuis l’attaque d’Asano jusqu’à l’assaut de la résidence de Kira et la mise à mort des vengeurs. Bien entendu, chaque œuvre se distingue de l’autre par de multiples détails thématiques et esthétiques.

Kon Ichikawa suit l’exemple de Mizoguchi, d’Inagaki et d’autres réalisateurs avant lui, en accordant une dimension politique à la vendetta interprétée comme un défi lancé au gouvernement corrompu. Bien que le film d’Ichikawa soit, parmi les quatre traités, le plus proche des conventions narratives, il les développe d’une manière originale en se concentrant sur quelques épisodes-clés du récit populaire. Le film commence avec l’arrivée d’Ōishi (Ken TAKAKURA) dans les environs d’Edo quelques semaines avant l’assassinat de Kira. Les événements qui précèdent son arrivée sont par la suite montrés dans un long flash-back.

Ichikawa reprend plusieurs situations et motifs connus d’autres films et d’œuvres littéraires, mais il n’en utilise que des fragments. Le cri « le calme est revenu » et le plan d’une flaque de sang sur le sol suffisent par exemple à évoquer l’attaque d’Asano dans le palais du shogun. Grâce à la célébrité de l’histoire, Ichikawa peut compter sur les connaissances des spectateurs et se contenter d’allusions. Contrairement à d’autres adaptations cinématographiques, les motifs de l’attaque d’Asano sur Kira restent dans l’ombre. Ce secret crée des doutes sur l’action revancharde des rōnin sans que leur image idéale soit soumise à une critique approfondie.

La justesse de leur vengeance réside dans sa dimension de révolte. Les samouraïs soutenant Kira et Kira lui-même sont dépeints comme intrigants et vils. En revanche, les rōnin ont le soutien du peuple, à l’image du marchand qui leur procure des armes au risque de sa vie. Comme dans les films et séries antérieurs mentionnés auparavant, Ōishi apparaît comme un personnage droit, courageux et altruiste. Un idéal chevaleresque que Ken Takakura incarne avec une grande dignité.

Le célèbre épisode dans lequel Ōishi s’adonne à la débauche dans les bordels de Kyoto, soi-disant pour détourner l’attention des espions du gouvernement sur son intention de se venger de Kira, manque dans le film d’Ichikawa. En revanche, l’affaire d’Ōishi avec une jeune femme – ici, la fille d’un fabricant de pinceaux qui soutient les rōnin – est un élément supplémentaire plus original. La liaison d’Ōishi avec la jeune Karu (Rie MIYAZAWA) crée des moments de repos et de grande tendresse, rendant le personnage d’Ōishi, ce guerrier-modèle, plus humain et plus attachant.

Juste avant l’attaque sur Kira, Ōishi demande à un des rōnin – en fait, le 48e – de quitter le groupe afin de s’occuper de Karu et de l’enfant qu’elle porte de lui. Pour ne pas mettre en danger l’enfant qui serait considéré comme celui d’un criminel, la mission doit rester secrète. Ōishi est conscient que Magozaemon Seō serait par la suite traité comme un déserteur. Le film se termine avec l’arrivée de Magozaemon chez Karu qui ne se soucie encore de rien. Au lieu de terminer son film avec la marche triomphale des quarante-sept dans les rues d’Edo afin de déposer la tête de Kira sur le tombeau de leur seigneur au temple Sengaku-ji (comme dans le film de Watanabe) ou avec le seppuku des rōnin (comme chez Inagaki), Ichikawa a choisi une scène intime, liée à la vie privée d’Ōishi. La fin de ses 47 Rōnin est ouverte. Karu court vers l’entrée dans l’espoir d’être réunie avec son amant. Contrairement à la jeune femme, le spectateur est conscient du sort d’Ōishi. Cependant, la fin ouverte contient une lueur d’espoir, incarnée par l’enfant que porte Karu. C’est cet enfant né de l’union entre Ōishi et Karu et Magozeamon qui sont les véritables personnages principaux du film de Shigemichi Sugita.

The Last Ronin de Shigemichi Sugita

L’action de The Last Ronin se passe seize ans après le seppuku des rōnin et a comme personnages principaux Magozaemon (Kōji YAKUSHO) et Kane (Nanami SAKURABA), la fille d’Ōishi et de Karu. Magozaemon, qui vit sous un faux nom et gagne sa vie comme marchand d’antiquités, s’occupe de la jeune femme dont la mère est morte en couches. Un jour, il est reconnu par Kichiemon Terasaka (Kōichi SATŌ), un autre survivant du groupe de conspirateurs à qui Ōishi avait demandé de témoigner des exploits héroïques des quarante-sept auprès de leurs familles et de leur offrir quelques pièces d’or pour éviter qu’elles tombent dans la misère.

Le rythme lent du film permet de s’arrêter sur les activités quotidiennes de Magozaemon et de Kane telles la couture et la préparation de repas. Cette vie paisible contraste avec les tourments intérieurs de la jeune femme, éprise de son protecteur et refusant d’abord de le quitter pour épouser le fils d’un riche marchand. Non seulement Kane souffre de cette séparation, mais le jeu intense de Yakusho révèle la tristesse profonde de Magozaemon pour qui, après le départ de la jeune femme, la vie n’a plus de sens. Les scènes de la pièce bunraku Double Suicide à Sonezaki (Sonezaki shinjū, 1703) de Monzaemon CHIKAMATSU, l’auteur d’une courte pièce sur les 47 rōnin, datée de 1706 sur laquelle repose Chūshingura de 1748, alternent avec celles des protagonistes du film et renforcent la dimension tragique de la relation entre Magozeamon et Kane et, par extension, celle entre le fidèle serviteur Magozaemon et Ōishi. Après la cérémonie de mariage, Magoazemon s’accrochant à l’idéal de loyauté ne voit pas d’autre solution que la mort et commet seppuku devant les tablettes mortuaires d’Ōishi et de Karu.  

Magozaemon et Terasaka ont tous deux obéi à la demande égoïste de leur supérieur Ōishi, ce que Terasaka commente non sans regret en se comparant au Févier du Japon : « Il ne porte pas de fruits. C’est juste comme moi. » Malgré cette critique et un sentiment d’amertume latent, The Last Ronin n’offre pas de véritable critique de la loyauté et de l’obéissance absolue. En revanche, il illustre un courant du jidai geki (films historiques dont l’action est située pendant l’ère Edo de 1603 à 1868) de ces vingt dernières années qui évoque ces « vertus » dans le contexte d’une existence ordinaire, les rendant plus accessibles au spectateur contemporain.  

Histoire de fantômes à Yotsuya de Kinji Fukasaku

Les films de Fukasaku et de Kore-Eda se distinguent des deux autres par une approche plus critique. Ce n’est pas la première fois que Fukasaku traite du sujet. Il l’a déjà abordé en 1978 dans The Fall of Ako Castle (Akō-jō danzetsu), relatant l’histoire des 47 rōnin selon une trame de récit plus conventionnelle. Dans Histoire de fantômes à Yotsuya, Ōishi (Masahiko TSUGAWA) et les autres rōnin sont des personnages secondaires. Le personnage principal est le 48e rōnin, ici, Iyemon Tamiya (Koichi SATŌ), un simple meurtrier. Un flashback révèle qu’Iyemon-adolescent a tué une femme dans la rue pour procurer de la nourriture à son père souffrant de tuberculose. Le père, comprenant que son fils a commis un crime, se donne la mort. Plus tard, Iyemon n’hésite pas à tuer pour sauver les autres rōnin d’une situation précaire. Bien qu’il avoue que l’acte de tuer l’affecte, c’est un personnage ambigu, prêt à sacrifier la prostituée dont il partage la vie et qui est enceinte de lui pour épouser la petite-fille de l’intendant de Kira et obtenir un emploi.

L’ambiguïté d’Iyemon, une âme tourmentée, est symbolisée par deux objets : le sabre avec lequel il tue et le biwa dont il joue pour gagner sa vie, comme son père avant lui. L’histoire des 47 rōnin n‘est traitée qu’en arrière-plan dans ce film flamboyant, déployant une débauche de couleurs, multipliant des images quasi-expérimentales, transformées par l’usage de filtres ou par du slow motion. La richesse esthétique trouve son équivalent sonore, exprimé par la rencontre entre musique japonaise et musique occidentale : les sons du biwa sur le plan diégétique ; un extrait de « Carmina Burana » et une mélodie rappelant « Frère Jacques » utilisés comme musique de fond. L’histoire qui commence par la critique d’un système social qui condamne les rōnin à une vie dans la misère aboutit à une histoire de fantômes. Non seulement les rōnin d’Ako se vengent, mais aussi la prostituée qui, faussement accusée d’adultère par Iyemon, se venge des hommes de Kira qui avaient cloué son cadavre sur une planche pour l’abandonner dans la rivière. La mort est le moyen de rédemption pour Iyemon, tué par ses camarades avant l’assaut de la résidence de Kira, mais ce n’est que la vengeance accomplie par les quarante-sept qui le libère, permettant à son âme de trouver un autre cercle d’existence.

Hana de Hirokazu Kore-Eda

Dans Hana, l’examen critique de l’histoire des 47 rōnin et du bushidō est poussée dans ses derniers retranchements. Au lieu de raconter l’histoire de la célèbre vendetta, Kore-Eda brosse le portrait d’un quartier pauvre d’Edo et de quelques-uns de ses habitants, dont le jeune samouraï Sōzaemon dit « Sōza » (Jun’ichi OKADA) venu à Edo pour venger la mort de son père. Les rōnin d’Akō, se cachant dans le quartier pour préparer leur vengeance, ne sont que des fanfarons. La plupart des samouraïs du film sont vils ou faibles. Les membres de la famille de Sōza sont mesquins et avides. Jirōzaemon, son voisin, n’est qu’un faiseur de belles phrases, qui, s’accrochant aux valeurs du bushidō, reste figé dans le passé. Seul l’oncle de Sōza, un bon vivant excentrique, fait l’éloge de la vie.

Sōza est un personnage très humain, mais non un grand sabreur. Il hésite à accomplir la vengeance qui lui est imposée par sa famille. Apprenant que l’homme qu’il est censé tuer est père de famille, il finit par trouver une ruse pour éviter la confrontation mortelle. Le théâtre joue ici un rôle important. Dans Histoire de fantômes à Yotsuya, deux jeunes samouraïs interprètent une pièce Nō sur les frères Soga, protagonistes d’une autre vendetta célèbre. Dans Hana, Sōza et ses voisins, créant leur propre pièce sur une vengeance afin de gagner un peu d’argent, se servent des dialogues et des costumes en prétendant que Sōza aurait accompli la sienne.

Les rumeurs du « succès » de Sōza inspirent les rōnin d’Akō à passer à l’acte. C’est ainsi que les journaux le rapportent. Tout comme la vengeance simulée de Sōza, l’histoire de 47 rōnin est une légende fabriquée par les contemporains. Quant à Terasaka, le rōnin survivant, il n’a été chez Kore-Eda chargé d’aucune mission par Ōishi mais est un simple lâche ayant fui avant l’assaut. C’est en se cachant dans le bidonville qu’une des habitantes lui donne l’idée de dire avoir reçu l’ordre d’Ōishi d’informer les familles. Terasaka a hâte de se mettre en route pour informer les familles des quarante-sept rōnin du succès de leur vengeance.  

En présentant le bushidō comme une farce, Kore-Eda réussit à livrer une critique acerbe de l’idéal des 47 rōnin, et au lieu de vénérer la loyauté dont la seule voie est la mort, il célèbre la vie.

Les quatre films, bien qu’ils ne permettent qu’une vision fragmentaire du sujet, révèlent différentes approches narratives et esthétiques de l’histoire des 47 rōnin, allant de l’acceptation des valeurs de la loyauté et du sacrifice (The Last Ronin) à leur déboulonnage (Hana). Ces attitudes très différentes et la grande variété des trames narratives témoignent du potentiel de cette histoire d’inspirer des cinéastes à créer des œuvres originales, et de l’attrait que les 47 rōnin exercent encore sur les spectateurs contemporains.

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